Funérailles de M. le comte de Ségur

Le 30 août 1830

Antoine-Vincent ARNAULT

Après M. le Directeur[1], M. Arnault a parlé en ces termes :

 

MESSIEURS,

CEST par les qualités de l’esprit qu’un littérateur se fait rechercher. C’est par les qualités du cœur qu’il se fait regretter.

Comme celui dont nous accompagnons ici les restes, quand un académicien meurt après avoir glorieusement fourni une longue carrière, le charme de son talent n’est pas mort pour la société ; elle le retrouve dans des écrits qui survivent à leur auteur.

Il n’en est pas ainsi du charme de son caractère, il s’est évanoui tout entier avec lui ; et ce n’est que par le désespoir de n’en plus jouir qu’il est rappelé à la mémoire.

Tel est le sentiment que nous éprouvons surtout au bord de cette tombe, prête à se refermer sur l’un des hommes les plus sociables qui aient siégé parmi nous.

Quelle aménité d’humeur ! quelle égalité d’âme ! quelle élégance de mœurs !

M. de Ségur réunissait à ce que la culture des lettres peut apporter de plus piquant dans les habitudes de l’homme du grand monde, ce que les habitudes du grand monde peuvent prêter de plus aimable au commerce de l’homme de lettres.

Ni les inquiétudes de l’esprit, ni les chagrins du cœur, ni les souffrances du corps, ne purent altérer en lui ces précieuses qualités : quand il souffrait, il semblait que ce fût pour lui un motif de se rendre plus agréable à ses anis, et qu’elles lui imposassent l’obligation de les consoler de ses propres peines.

Ce caractère résista aussi à toutes les vicissitudes d’une fortune des plus diverses ; à l’abattement du malheur, et ce qui est plus rare, à l’enivrement de la prospérité.

M. de Ségur, dans toutes les positions de la vie, se montra le plus indulgent, le plus serviable comme le plus conciliant des hommes. Son inaltérable bonté s’alliait toutefois à beaucoup d’énergie ; mais cette vertu, il ne la manifesta jamais que par sa chaleur à embrasser le parti le plus juste et sa constance à défendre ses sentiments les plus honnêtes. Ouverte à toutes les affections tendres, à toutes les impressions généreuses, son âme ne fut inaccessible qu’aux passions haineuses.

C’est par ces qualités, non moins que par celles d’un esprit judicieux sans pédanterie, gracieux sans afféterie, qu’il s’est acquis des amis partout où l’a porté une destinée quelque temps errante ; c’est par ces qualités qu’il s’est fait aimer à la cour des rois comme dans le berceau des républiques ; c’est par ces qualités qu’il entraîne jusqu’ici l’élite de la France civile et militaire, qu’il s’y fait accompagner par des hommes de tous les âges et de toutes les conditions, dont les pleurs se mêlent aux pleurs que lui donne le vieil ami de ce Washington[2] sous qui ils ont combattu pour la liberté de l’Amérique, aux pleurs que lui donne plus d’un élève de ces écoles héroïques à qui la France doit son affranchissement définitif, et parmi lesquels ont marché des soldats de son sang ; c’est par ces qualités qu’il se fait regretter à jamais des corps illustres dont il était l’honneur, de la bonne société dont il était l’exemple, et de sa noble famille dont il est plus facile de concevoir que d’exprimer la douleur.

 

[1] M. Parseval-Grandmaison.

[2] Le général Lafayette.