Funérailles de M. le comte de Cessac

Le 18 juin 1841

Victor COUSIN

FUNÉRAILLES DE M. LE COMTE DE CESSAC

DISCOURS DE M. COUSIN
AU NOM DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. LE COMTE DE CESSAC,

Le 18 juin 1841.

 

 

L’Académie des sciences morales et politiques vient mêler sa douleur à celle de l’Académie française dans le deuil commun de l’Institut. Nous aussi, nous voulons dire un dernier adieu à celui qui était parmi nous un monument vénéré de l’ancienne Académie, le doyen et l’exemple de la nouvelle.

Un attachement éclairé mais austère à tout ce qu’il regardait comme un devoir, une sorte de stoïcisme envers lui-même, qui n’excluait ni la bonté ni l’indulgence pour les autres, tel fut le trait dominant du caractère de M. de Cessac. C’est là ce qui le distingua de bonne heure et ne l’abandonna jamais dans le cours de sa longue carrière.

Avant 1789, M. de Cessac, né en 1752, était déjà retiré du service et se faisait connaître honorablement par de savants articles, insérés dans l’Encyclopédie, sur les diverses parties de l’art militaire. Il embrassa avec une sérieuse conviction les principes de l’assemblée constituante, mais il en posa d’abord le terme, et rien ne put l’entraîner au delà. Il pensait alors, il a toujours pensé que la monarchie constitutionnelle est le seul gouvernement qui convienne à la France. Député à l’assemblée législative, on le remarqua parmi les intrépides défenseurs d’une constitution qui renfermait au moins une ombre de monarchie. Plus tard, quand un enchaînement fatal de fautes réciproques eut perdu la royauté et compromis la révolution, M. de Cessac n’aperçut plus qu’une seule bonne cause à défendre, la grande cause de l’intégrité du territoire, et il s’y voua obscurément dans les bureaux du ministère de la guerre, sous la direction de Carnot. Plus d’une fois, m’entretenant de ces jours difficiles : « Nous étions placés, me disait-il, entre l’échafaud des clubs et l’épée de l’étranger. » Il ne vit que celle-ci, et ne songea qu’à la France ; car la France devait survivre à l’anarchie, et il fallait la sauver pour des temps meilleurs. Ces temps arrivèrent, grâce à ceux qui n’avaient pas désespéré de la patrie. Le premier consul discerna bientôt la capacité et la haute probité de M. de Cessac, et il l’appela successivement au conseil d’État et à la tête de l’École polytechnique. Quelques années après, l’empereur lui confia toute l’administration de la guerre. La fortune et les honneurs vinrent chercher M. de Cessac ; il les mérita par ses services ; il les porta avec modestie.

Il était du nombre de ces hommes que la nature semblait avoir faits tout exprès pour l’empereur. À défaut de facultés extraordinaires, M. de Cessac possédait toutes les qualités que Napoléon recherchait. Il fallait à Napoléon des esprits droits, habiles à discerner les meilleurs moyens sans trop examiner le but dernier de ses entreprises, ce but qui était comme un secret entre la destinée et lui ; il lui fallait cette capacité limitée dans ses objets, mais accomplie en son genre, qui s’exerce impunément sur les détails les plus compliqués de la guerre, des finances ou de l’administration ; cette loyauté rigide qui sert et ne flatte pas, qui contredit même quelquefois par fidélité et par dévouement ; des mœurs sévères, une vie retirée, consacrée tout entière au service de l’État, enfin une puissance de travail que rien n’effraye, que rien ne lasse. Voilà les vertus rares par elles-mêmes, plus rares encore dans leur réunion, que Napoléon demandait, et qu’il suscitait autour de lui en les couvrant de ses bienfaits, surtout en les honorant de son estime : car l’estime d’un grand homme est la plus flatteuse de ses récompenses. Ainsi se forma une école de hautes capacités spéciales, au sommet desquelles était l’empereur, qui les dominait toutes et les dirigeait. M. de Cessac était de cette famille des grands administrateurs et des grands conseillers d’État, les Bassano, les Merlin, les Daru, les Roederer. Il se faisait même remarquer parmi eux par la fermeté judicieuse de ses avis, par la franchise de sa parole, surtout par sa simplicité dans une si haute fortune.

Mais que peut l’expérience, que peuvent les plus savantes combinaisons, que peut le génie lui-même quand le but qu’il poursuit est au delà des forces humaines ? Après les victoires, les revers ; après l’empire du monde, une prison et un tombeau solitaire au milieu de l’Océan. C’est ici que parut dans sa pureté et dans sa force le caractère de M. de Cessac : il s’était attaché à la fortune de l’empereur, il lui demeura fidèle ; il avait tout reçu de lui, il n’accepta rien que de lui. Pendant quinze ans entiers, il vécut dans la retraite. Il fallut la mort de Napoléon et la révolution de 1830 pour lui faire accepter la pairie de la main de M. Casimir Périer. Et quand, l’année passée, la France enfin redemanda les cendres du prisonnier de Sainte-Hélène, M. de Cessac, déjà glacé par l’âge, se ranima un moment à cette nouvelle inattendue ; il voulut assister à cette grande cérémonie ; il imposa silence à sa famille : « Je le dois, je le veux ; j’irai, dussé-je y rester ; » et, malgré le froid le plus rigoureux, on le vit, à quatre-vingt-neuf ans, prosterné sur le pavé des Invalides, verser des larmes et prier Dieu sur la bière de celui qu’il avait servi et aimé presque à l’égal de la patrie !

Oui, Messieurs, il pria Dieu ; il y avait déjà bien des années que l’âme de M. de Cessac se reposait dans les pensées qui conviennent si bien à une vieillesse vertueuse. Sans éclat, sans faiblesse, une conviction sincère l’avait ramené à toutes les pratiques d’une piété éclairée, et le dernier des encyclopédistes est mort en chrétien. Jusqu’au dernier moment, il remplit toutes les obligations que sa foi lui imposait avec la même régularité, avec le même scrupule qu’il avait apporté jadis à l’accomplissement de tous ses devoirs.

Le devoir, dans toute son étendue et dans toute sa rigidité, était la règle inflexible de M. de Cessac, dans la vie et dans la mort, au ministère, à la chambre, à l’Académie. Jamais, Messieurs, vous ne retrouverez un membre plus assidu, plus heureux de vous appartenir, plus dévoué à l’honneur de notre compagnie. Il était parmi nous, comme partout, simple et digne, grave et affable, vénéré et aimé. Il s’est éteint doucement, emportant avec lui de saintes espérances, et laissant une renommée sans tache. Honorons-le ; efforçons-nous de l’imiter : ne le pleurons pas.