Funérailles de M. de Jouy

Le 7 septembre 1846

Henri PATIN

FUNÉRAILLES DE M. DE JOUY

DISCOURS DE M. PATIN,
CHANCELIER DE L’ACADÉMIE,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. DE JOUY,

Le 7 septembre 1846.

 

MESSIEURS,

Avec l’écrivain illustre, auquel je viens adresser les adieux de l’Académie, disparaît de cette Compagnie, attristée par tant et de si grandes pertes, le plus ancien, le plus fidèle représentant qu’elle eût conservé des opinions philosophiques, des principes de goût d’un autre âge ; de cet esprit qui, après avoir animé, au temps de Voltaire, les lettres françaises, éclaira d’un dernier et brillant reflet, la littérature reconstituée comme la société elle-même, par un pouvoir réparateur, au commencement de ce siècle.

Voilà ce qui caractérise surtout, ce qui peut ramener à l’unité les œuvres fort nombreuses, fort diverses, où s’est produit, pendant une longue suite d’années, le talent flexible de M. de Jouy. Car un des caractères qui le distinguaient encore, c’était cette inquiétude des esprits curieux et hardis que ne peuvent arrêter longtemps, même par la certitude du succès, un seul sujet, un seul genre. M. de Jouy a écrit, dans une prose facile et spirituelle, sur tout ce qui peut intéresser la pensée humaine, non-seulement sur la littérature, mais sur les arts ; non-seulement sur la morale et la politique, mais sur l’industrie ; de toutes les formes que revêtent la poésie le drame, la fiction romanesque, aucune, depuis les plus familières et les plus humbles jusqu’aux plus graves et aux plus nobles, ne lui est demeurée étrangère.

Il avait trente ans lorsque, renonçant déjà, comme un vétéran, par suite de ses blessures, à la carrière des honneurs militaires, tournant du côté des lettres une activité qu’appelait la vie publique, et que n’eussent point découragée, il l’a montré, ses dangers et ses disgrâces, il commenta tant de voyages sans repos dans toutes les soies ouvertes au talent d’écrire. Auparavant, les destinées aventureuses de sa vie de soldat l’avaient conduit sur des bords lointains, où il avait, sans le vouloir, sans le savoir, fait ample provision de souvenirs et de couleurs, préparé la matière des, tableaux dont on le vit plus tard varier incessamment la scène, Là, pendant le travail secret d’une imagination qui s’ignorait encore, il rencontra, présage heureux de son avenir poétique, ce rival de Tibulle et de Properce, qui devait un jour lui léguer, à l’Académie française, une place aujourd’hui restée vide.

À d’autres il conviendra, loin de ce deuil et des pensées auxquelles il rappelle de retracer avec détail l’éducation d’un esprit si brillant, de le suivre dans ses transformations, de classer, d’apprécier ses œuvres. Nous sommes devant une tombe, et sur la pierre qui va la recouvrir nous ne pouvons que graver à la hâte, avec un sentiment bien douloureux, quelques noms où se résument les titres de notre confrère à l’estime de ses contemporains et à l’attention de la postérité.

Nommons donc la Vestale, placée en 1810 par l’Institut au nombre des ouvrages d’élite que pouvait aller chercher le rare honneur des prix décennaux ; la Vestale, qui, dès 1807, avait ouvert avec un éclat singulier une longue série de drames lyriques à l’intérêt puissant, à la coupe toute musicale.

Nommons Sylla tant applaudi en 1821, et, après cette grande émotion, resté pour le lecteur plus calme une remarquable étude de caractère un habile mélange de l’histoire avec le paradoxe historique de Montesquieu. Cette tragédie se détache aussi, plus par le succès qui fut immense, que par le mérite, de compositions de même sorte, où l’auteur, à qui sa préférence pour les maîtres de notre scène ne fermait pas les yeux sur les beautés de Shakspeare, a su enfermer dans le cadre reçu quelques conceptions fortes et nouvelles.

N’oublions pas surtout les charmants écrits rassemblés en si grand nombre sous le titre collectif d’Essai sur les moeurs. Car ce poëte, qui pouvait, sans s’effacer lui-même, fournir des thèmes si favorables au génie dramatique d’un compositeur inspiré, d’un acteur sublime, était en même temps, et avant tout, un moraliste au regard pénétrant, fécond, varié plein de délicatesse, d’enjouement, autant que de bon sens. À l’exemple d’Addison, il fit, dans des feuilles légères devenues un livre durable, la chronique quotidienne de nos humeurs, de nos travers, de nos mobiles usages. Pendant les années de l’Empire et de la Restauration, il tint tout le public attentif à ces peintures exquises qui lui venaient sans fin, ou bien d’un ermitage imaginaire, placé, par une supposition piquante, dans Je centre même du tumulte social : ou bien des relais de poste également fictifs, d’un débarqué des colonies, d’un voyageur courant la province ; ou bien enfin d’une prison, mais d’une prison réelle. Où, dans la compagnie d’un autre ingénieux moraliste, l’observateur sous les verrous n’en observait pas moins.

À tous ces dons de l’esprit, M. de Jouy unissait la droiture du caractère, des affections vives, des opinions sincères, une expression franche et libre que tempérait la bienveillance, beaucoup d’agrément dans le commerce. Tel l’ont connu pendant plus de trente ans, ceux qui ont siégé près de lui à l’Académie ; tel, moi-même, des derniers venus parmi eux, j’ai été à même de le connaître ; mais trop peu de temps. Car ce n’est pas hier que nous avons perdu M. de Jouy. Il y a déjà deux ans qu’une atteinte terrible, plus forte que sa robuste nature, l’avait comme détruit. Apis une lutte impuissante, il avait quitté l’Académie, qui le vit toujours si assidu ; il avait quitté Paris, le théâtre de ses succès, l’objet préféré de ses remarques curieuses et de ses piquants tableaux. Il s’était retiré dans un asile domestique, où veillait, avec sollicitude, sur sa fin douloureuse, sur sa lente agonie, la piété filiale. Il vivait cependant, et les témoignages d’affection qu’il nous adressait par d’intimes amis, plus particulièrement admis à le visiter, nous le rendaient présent. Le dernier lien vient de se rompre, et, dans l’amertume de nos regrets, nous avons grand besoin de penser que cette vie, dont nous eussions voulu reculer le terme, était pleine de jours comme d’œuvres, et qu’elle se prolongera pour nous par les plus honorables, les plus glorieux souvenirs.