Discours sur les prix de vertu 1906

Le 29 novembre 1906

Paul BOURGET

DISCOURS

DE

M. PAUL BOURGET

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Prononcé dans la séance du 29 novembre 1906.

 

MESSIEURS,

Quoi qu’en ait dit un célèbre philosophe allemand contemporain, il reste encore des énigmes dans ce monde, beaucoup d’énigmes. J’entends de ces faits premiers, irréductibles à d’autres, et devant lesquels la logique des systèmes les plus sévèrement conduits demeure déconcertée. La Vertu est une de ces énigmes, la plus étonnante sans doute. Quand notre observation de la nature aboutit à nous montrer, comme loi souveraine des êtres, la lutte pour la vie, le conflit des individus entre eux et des espèces, leur effort acharné vers la durée à travers l’écrasement des faibles par les énergiques, voici apparaître le renoncement total de la personne, le sacrifice volontaire des égoïsmes les plus légitimes, l’immolation poussée jusqu’à la mort quelquefois, et pour des motifs que ne justifie aucun intérêt. C’est la fille ou le fils qui s’épuise de travail et de privations pour prolonger l’inutile existence de parents infirmes, privés de raison. Pauvres loques humaines, mais ce sont leurs parents ! C’est le soldat qui se fait tuer, plutôt que de se rendre, dans un poste isolé où il sait que sa mort sera aussi inconnue qu’inefficace, — mais c’est la consigne. C’est le médecin qui court soigner une maladie contagieuse et incurable, le capitaine qui dans le naufrage reste à son bord le dernier à donner des ordres, alors que tout est perdu et qu’il s’en rend compte. Devant des phénomènes de cet ordre, il n’est pas de théorie qui tienne. Le biologiste le plus sincèrement persuadé qu’un simple jeu de cellules nerveuses explique toutes nos volontés, n’oserait pas, vis-à-vis de lui-même, réduire aune formule physico-chimique des actions d’une beauté si haute, et le psychologue le plus incliné au déterminisme universel hésite à penser qu’un homme qui va se dévouer ainsi n’est qu’un théorème qui marche. Ne fut-ce pas un peu, de nos jours, l’aventure intellectuelle de M. Taine ? Nul n’avait plus nettement, plus constamment professé la doctrine que tout dans l’âme est nécessité. « Que les faits soient physiques ou moraux, avait-il écrit dans son Introduction à la Littérature anglaise, il n’importe. Ils ont toujours des causes. Il y en a pour l’ambition, pour le courage, pour la crainte, comme pour la digestion, pour le mouvement musculaire… » Et ailleurs, après avoir comparé notre imperfection innée à l’irrégularité foncière des facettes dans un cristal : « Qui est-ce qui s’indignera, concluait-il, contre une géométrie vivante ? » Est-ce bien le même homme qui a trouvé des accents si émus pour statuer le stoïcisme du savant pauvre dans un Frantz Woepke, l’héroïsme politique du bon citoyen dans un Mallet du Pan, l’inlassable dévouement aux pauvres et aux malades chez les congréganistes catholiques, « ces corvéables volontaires », comme il les appelle ? C’est qu’il a rencontré, lui aussi, cette énigme de la vertu et son grand cœur s’en est ému, malgré son esprit, de même qu’en dépit de son déterminisme, ce cœur a frémi, devant les crimes de la Terreur, d’une indignation dont l’écho a si profondément retenti en nous tous. Le bien et le mal ont imposé leur évidence à ce philosophe sincère, comme jadis à cet Emmanuel Kant dont le nihilisme radical s’est transformé en un dogmatisme absolu, rien qu’à constater le mystère de cette réalité indiscutable : la conscience se soumettant à la loi, c’est-à-dire la Vertu.

Ce sont là des émotions très voisines du culte, comme un réveil de la vie religieuse qui s’ébauche dans des intelligences parfaitement étrangères à toute foi confessionnelle. Il n’est pas besoin d’avoir le génie d’un Taine ou d’un Kant pour les éprouver en présence de ce miracle moral qu’a toujours été, que sera toujours la vertu, même et surtout aux regards des incroyants. Le caractère si solennel à la fois et si intime de ce sentiment explique la gêne dont les orateurs qui m’ont précédé à cette place ont tous été saisis et qu’ils ont avouée, comme je l’avoue, Messieurs, quand ils ont été appelés au difficile honneur de louer en votre nom les belles actions que vous avez discernées et couronnées. Le mot de Vertu est revêtu d’un tel prestige, il est marqué d’un caractère si vénérable et si sacré que cette seule formule : « un prix de vertu », est tout près de nous paraître blasphématoire. Où sont les juges pour de semblables récompenses et quelles sont ces récompenses ? Et cependant, Messieurs, depuis tantôt quatre-vingt-deux ans que M. de Montyon institua le premier, par l’article 14 de son testament, un prix « en faveur d’un Français pauvre qui aurait fait une action vertueuse », l’Académie a vu près de quarante bienfaiteurs imiter l’exemple de l’ancien conseiller d’État de Louis XVI, et l’abondance des mémoires qui vous sont adressés pour vous signaler ces actions vertueuses dépasse de beaucoup vos ressources. C’est la preuve que ces fondations, si contestables à un certain point de vue, n’en correspondent pas moins à des instincts profonds et permanents de la nature humaine. Je n’imagine pas qu’aucun des donateurs dont vous êtes les exécuteurs testamentaires ait jamais prétendu vous revêtir d’une magistrature qui ne serait pas humaine. Mais s’il y a dans la Vertu un élément mystique, voisin du surnaturel et supérieur à nos hommages, il en est un autre que nous avons mieux que le droit, le devoir de reconnaître parce qu’il relève de l’ordre civique. Une belle action a toujours les autres pour objet, et quand elle n’aurait d’efficacité que celle de la suggestion par l’exemple, elle représenterait encore un service social. Réduite à ce modeste domaine, l’Institution des Prix qui récompense ces belles actions prend sa véritable et légitime valeur. Impuissants à juger du mérite, nous pouvons juger de l’utilité. Je voudrais essayer de vous montrer que cette idée du service social, que nous croyons si moderne, semble bien avoir été celle de M. de Montyon, le premier en date de nos bienfaiteurs. Je tenterai ensuite de marquer, par quelques documents empruntés à vos dossiers de cette année, en quoi consiste ce service, sûr de m’être conformé à la plus antique tradition de notre Compagnie en répétant à mon tour l’éloge d’un des hommes qui, après le grand Cardinal, ont le plus étroitement associé leur nom à celui de l’Académie Française.

J’ai dit « semble avoir été », car ce testament de M. de Montyon, dont je vous citais un codicille, ne contient pas de commentaire qui précise sa pensée. Ses dernières volontés sont celles de quelqu’un qui n’a pas le goût des effusions publiques. Il demande pardon à Dieu de n’avoir pas rempli exactement ses devoirs religieux, et à ses semblables de ne pas leur avoir fait tout le bien qu’il pouvait leur faire. Ce sont les deux seules phrases où se traduise un sentiment personnel. Le reste n’est plus qu’indication de chiffres et désignation d’emploi des sommes ainsi déterminées, sans autres détails. Ce philanthrope nous apparaît, clans ce monument de sa charité, comme le moins déclamatoire et le moins émotif des hommes. Tel aussi nous l’entrevoyons à travers les événements de sa biographie. C’est la physionomie sage et ferme, plutôt sèche et professionnelle, d’un de ces intendants de l’ancien régime d’après lesquels Napoléon a calqué ses préfets et qui, avec le contrôleur général en haut, au-dessous d’eux le subdélégué, menaient toutes les affaires du pays. L’impôt, la milice, les routes, la maréchaussée, la culture, les paroisses ressortissaient également à leur tutelle. M. de Montyon avait exercé ces fonctions dans les généralités d’Auvergne, de Provence et de la Rochelle avec assez d’éclat pour qu’on lui eût offert en 1787 la place de garde des Sceaux, il la refusa. Pourquoi ? Parce qu’il y voyait trop clair, tout simplement. Mme de Créqui, dans une de ses lettres, nous le décrit, non sans malice, « comme étant toujours à l’affût des petites nouvelles sur lesquelles il discute ». Le résultat de cette constante curiosité de M. de Montyon fut qu’en 1788 il avait mis hors de France toute la partie de sa fortune qui n’était pas en biens fonds, et, dès 1789, sa personne. Étant donné l’usage que l’émigré fit de ses richesses, le patriote le plus sévère ne saurait lui reprocher de les avoir ainsi dérobées à la confiscation. Mais qu’il ait prévu cette confiscation une année avant l’ouverture des États généraux, à une époque où une espérance universelle soulevait la nation, c’est l’indice que la maîtresse pièce de son esprit n’était pas l’enthousiasme. C’était la sagacité. Cette vue judicieuse et forte de l’avenir immédiat a été rare de tout temps. Elle l’était plus encore à la veille de la Révolution. Voltaire avait bien fait de dire à son Candide : « Quittons au plus vite ce pays où des singes agacent des tigres... » Mais qui se serait avisé de prendre au sérieux cette prophétie sous forme bouffonne qui nous fait frissonner à distance ? Les plus réfléchis dans ce beau monde frivole et heureux pensaient comme Montesquieu, rappelant .les proscriptions romaines et affirmant qu’elles ne se reproduiraient plus : « Nous tirons cet avantage de la médiocrité de nos fortuites qu’elles sont plus sûres. Nous ne valons pas la peine qu’on nous ravisse nos biens. » M. de Montyon ne fut pas de cet avis, ce dont ses compagnons d’exil n’eurent pas à se plaindre, il devait donner une preuve non moins saisissante de sa prescience. Je la trouve dans un ouvrage auquel il occupa ses premiers loisirs d’émigré. C’est un rapport adressé au roi Louis XVIII sur le livre de Calonne : le Tableau de l’Europe, Montyon y soutient cette thèse que la France a possédé de tout temps une constitution non écrite, consubstantielle à son histoire et que le malheur de la monarchie vint de l’avoir méconnue. Si cette analyse ne m’éloignait pas trop de l’objet propre de ce discours, j’aimerais, Messieurs, à vous montrer dans l’auteur de ce rapport un clinicien politique très voisin de Bonald, qui, à la même époque et dans la même imprimerie, à Constance, faisait composer sa Théorie du Pouvoir. Je ne veux que préciser le caractère réaliste de la pensée du fondateur des Prix de Vertu en vous citant ces quelques lignes qui renferment une prédiction vraiment extraordinaire. Songez qu’elles datent de mars 1796. C’est exactement l’époque, Ventôse an IV, où le Directoire nomme général en chef de l’armée d’Italie « un Petit Corse sulfureux et terroriste », comme Mallet du Pan appelle Bonaparte en annonçant non sans dédain cette nomination à l’empereur d’Autriche. Montyon, lui, envisage l’hypothèse où les Français ne se décideraient pas à rappeler le Roi, et il écrit : « Ils ne tarderaient pas à perdre, malgré eux, ce titre de Républicains parce que la France étant obligée d’avoir de grandes armées, ces armées étant souvent hors du territoire français et les mêmes hommes devant, suivant les principes actuels de la guerre, être longtemps sous les drapeaux, ces hommes prendraient l’esprit militaire qui se concilie mal avec l’esprit civique, s’attacheraient aux généraux auxquels ils devraient des victoires et ne tarderaient pas à reconnaître leurs ordres de préférence à la République, et avant un long temps, un général républicain serait transformé en Roi. »

De tels coups d’œil, et de cette pénétration, classent un observateur. Visiblement celui-ci appartient au groupe des docteurs en physique politique. Cette expression d’Auguste Comte a le mérite de bien définir cette sorte d’esprits, qui considèrent la société avec un minimum de partis pris abstraits et comme un système de forces à équilibrer. C’est bien aussi comme une force que M. de Montyon, d’abord dans ses fondations d’avant 1789, puis dans celles de son testament, a considéré la vertu. Il suffit pour s’en convaincre de lire à la suite les uns des autres les divers articles où sont consignées ses volontés. Par l’article 12, il lègue une somme pour décerner un prix annuel à celui qui rendra un art mécanique moins malsain, par l’article 13 une somme en faveur de celui qui aura trouvé un perfectionnement de la science médicale ou de l’art chirurgical. L’article 15 vise l’ouvrage le plus utile aux mœurs. L’article 16 s’occupe des pauvres qui sortiront des hospices. L’article 14, entouré ainsi, prend sa véritable signification. Il y a toujours, enveloppée dans ce terme de vertu, une idée d’énergie et d’une énergie efficace. Le langage l’indique. Nous disons la vertu d’une plante, la vertu d’un syllogisme. Socialement, qu’est la vertu ? Une production d’énergie bienfaisante. Par delà les préceptes de la morale, l’observateur qui se met au point de vue de l’intérêt public, peut reconnaître dans tout effort vers le bien une acquisition pour la communauté, dans toute défaillance de la volonté une déperdition. La place que M. de Montyon a donnée aux actions vertueuses faites par les Français pauvres, entre d’ingénieuses inventions de machines et la découverte d’un remède nouveau, démontre que cette conception purement empirique était la sienne. L’étude de la France du XVIIIe siècle, regardée de près, l’y avait conduit. S’il a redouté, même avant les premiers excès, le déchaînement des fureurs d’en bas, c’est qu’il avait constaté que celle civilisation si brillante de l’ancien régime n’était qu’un vernis, et combien fragile ! Cette vision des barbaries latentes n’avait pas altéré en lui le sens de la pitié pour les déshérités. Ses legs aux hôpitaux l’attestent. Il a fait mieux que de plaindre ceux de ces déshérités qui trouvent le moyen dans leur détresse de pratiquer la vertu, c’est-à-dire de collaborer à l’ordre social dont ils profitent si peu, il a voulu les glorifier. La modicité des sommes attribuées par lui à des actes de vertu accomplis par des Français pauvres serait dérisoire, s’il avait pensé à multiplier ces actes par l’appât du lucre. Cette modicité, jointe au choix qu’il a fait de votre Compagnie, Messieurs, la grande dispensatrice de renommée, prouve une intention plus haute. Confier à un corps de Lettrés la mission de reconnaître et de proclamer les vertus des humbles, n’était-ce pas leur dire : « Cette civilisation dont vous êtes les plus heureux bénéficiaires, elle est sans cesse menacée par la sauvagerie des appétits, la cruauté des égoïsmes, la corruption des vices. C’est un édifice toujours ruiné, et toujours réparé. Par qui ? Par les bonnes volontés des hommes de devoir, de Ceux qui, subordonnant en eux l’individu à la Cité, maintiennent intact le capital de la richesse humaine, le fonds moral dont toute société a besoin peur durer. C’est à vous, qui représentez l’Intelligence dans cette société, de constater ce pouvoir de conservation et de reconstruction propres à la Vertu ; à vous d’affirmer la connexité intime qui relie la plus haute culture au plus humble dévouement, puisque sans ce dévouement il n’y aurait pas de société, et que sans société il n’y a pas de culture. Comprenez-le. Dites-le. Sentez-le et faites rejaillir un peu de l’éclat que les lettres vous ont donné, sur ces obscurs héros du sacrifice dont l’effort silencieux est comme celui des manœuvres attachés à la machine dans l’intérieur d’un paquebot. On ne les voit pas travailler et eux-mêmes ils ne voient pas le vaisseau fendre les lames, et cependant cette marche hardie sur la grande mer, sous le vaste ciel, vers un lumineux horizon, c’est leur œuvre ! »

Je me rends bien compte que je viens de prêter à M. de Montyon et à ses disciples en bienfaisance un langage qui dépasse un peu ce qu’ils ont su de leur propre pensée, pas de beaucoup pour ce qui regarde l’ancien conseiller d’État de Louis XVI. L’homme qui a écrit dans son rapport le chapitre III de la section IV : sur les axiomes généraux de toute constitution joignait à ses rares facultés d’observation une égale puissance philosophique. À coup sûr, qu’il l’ait voulu ou non en pleine connaissance de cause, c’est une véritable leçon de sociologie expérimentale que le fondateur des prix de vertu nous invite à recevoir et à communiquer chaque année, en nous forçant à considérer de près tant de courageuses existences et à en dégager la signification. Pour ma part, Messieurs, tandis que je feuilletais les dossiers de vos lauréats de 1906, je ne pouvais me lasser d’admirer combien une destinée dénuée mais bienfaisante peut devenir une ouvrière de vie. Je voyais tous ces gens de grand cœur travailler du fond de leur misère à cette sublime besogne de la paix sociale que le savant Le Play considérait comme le chef-d’œuvre de l’homme. Il me semblait être penché sur le laboratoire sacré où se reconstitue infatigablement la conscience du pays. Pas un de ces Français pauvres qui n’ait contribué, dans son étroit domaine, à maintenir quelques-unes de ces lois de santé morale dont la méconnaissance précipite les nations à leur perte, dont la pratique les mène au relèvement. Je me disais que c’était là un très petit nombre des cas qui vous ont été soumis ; — vos ressources sont bornées et vous devez choisir, — et j’éprouvais à ce spectacle de tant de belles actions accomplies modestement et si fécondes, à leur propre insu en richesses spirituelles, cette impression que notre confrère M. Sully Prudhomme a éloquemment traduite dans son sonnet des Épreuves intitulé : Un songe. Il se décrit dans un rêve abandonné de tous les humbles artisans et en proie à la terreur de cette solitude que menace partout la nature hostile. Il s’éveille. Il voit autour de lui la protection de l’universel travail et il s’écrie :

Je connus mon bonheur et qu’au monde où nous sommes
N
ul ne peut, se vanter de se passer des hommes,
Et, depuis ce temps-là, je les ai tous aimés !...

Reprenons ensemble, Messieurs, si vous le permettez, quelques-uns de ces dossiers. Ils nous traduiront en faits précis et en images concrètes cette collaboration des humbles vertus avec ces grandes lois de santé. Parmi ces lois, une des plus généralement reconnues aujourd’hui est que « la société se compose de familles et non d’individus ». C’est la formule d’Auguste Comte. J’aurais pu emprunter cette autre à Bonald : « Le gouvernement ne doit considérer l’homme que dans la famille », ou à Balzac : « L’unité sociale n’est pas l’individu, c’est la famille », ou à Haeckel : « La famille passe à bon droit chez nous pour la base de la société, et la vie de la famille honnête pour la base d’une vie sociale florissante. » L’observation du mathématicien positiviste et celle du philosophe catholique, du romancier traditionnel et du naturaliste athée, se rencontrent dans une constatation qui risquerait d’être désespérante pour nous, tant la famille est menacée de toutes parts aujourd’hui en France, dans les idées comme dans les faits, dans le code comme dans les mœurs, et jusqu’à quelles profondeurs, — le chiffre des naissances illégitimes dans les milieux populaires en fait foi. Qui luttera contre cette effrayante et constante propagande de dissolution ? Des livres ? des ligues ? des décrets ? Comme si jamais une page écrite, un discours ou un arrêté législatif avaient prévalu contre des mœurs ! Qui donc ? Tout simplement des humbles, comme ceux que vous couronnez, qui, par la seule puissance du sacrifice individuel, empêchent un foyer allumé de s’éteindre, une maison fondée, ne fit-ce qu’une chaumière, de crouler. La maladie et l’imprévoyance, l’égoïsme et l’inconduite sont là sans cesse qui conspirent à écraser la cellule familiale, là où elle vient de se former, et sans cesse le dévouement surgit pour la défendre, celui d’une pauvre femme ou d’un pauvre homme, d’un adolescent quelquefois, quelquefois d’un vieillard. C’est le duel, dans des conditions bien vulgaires mais pourtant si tragiques, de l’éternel Ahriman et de l’éternel Ormuzd, de l’infatigable principe de destruction, et de l’infatigable principe de renouvellement. Les épisodes de ce duel ont pour théâtre une masure qui se lézarde au fond d’un village perdu, une mansarde dans un faubourg parisien. Quelle misère dans le décor ! Quelle médiocrité dans les circonstances ! L’âme humaine y apparaît plus magnifique par ce contraste même, comme un diamant d’une eau merveilleuse qui rayonnerait au milieu des haillons.

J’aurais parmi vos lauréats de cette année trente exemples à vous apporter de cette préservation, de cette réfection de la famille par la vertu d’un de ses membres. Ils se ressemblent tous par la sévère simplicité des données. J’ai choisi, comme les plus typiques, les cinq histoires que je vais vous conter, vous esquisser plutôt, dans leurs incidents essentiels. L’héroïne de la première, Mlle Félicité Boishardy, est des Côtes-du-Nord, celle de la seconde, Mlle Françoise Couteau, habite le Maine-et-Loire. Mlle Jeanne Chaix, la troisième de ces cinq personnes, séjourne à Paris ; la quatrième, Mlle Philomène Pradine, en Lozère. Le cinquième des lauréats dont je veux vous entretenir est M. Gourio, jardinier à Bougival. Cinq noms, cinq endroits différents et c’est cinq fois, avec des variantes dans le malheur, la même monotone et poignante aventure : un ouvrier et une ouvrière qui s’unissent pour créer une famille, avec cette confiance dans la vie, que notre désabusement peut qualifier d’insensée, mais qui n’en demeure pas moins une des choses vénérables et pathétiques de ce monde. Les pauvres gens sont donc mariés. Le foyer est fondé. Les enfants naissent, et voici qu’une catastrophe arrive qui détruit toute celte joie. Elle n’avait pas la marge d’un accident !... L’infortune des Boishardy a cette banalité sinistre. Nous sommes en 1895, à La Rabais, un hameau de quelques feux, dans le canton de Pléneuf, en Bretagne. Joseph Boishardy est établi là comme aide-maçon. Il est marié depuis 1877 et a sept enfants. Neuf bouches à nourrir avec un salaire de un franc soixante-quinze centimes par jour, c’est une tâche dure. Ils y suffisent pourtant, lui et sa femme. Un jour, celle-ci commence à se plaindre. La besogne lui devient de plus en plus difficile. Le médecin diagnostique une tumeur. Des mois pénibles commencent, de longs mois. En 1898, cette mère de sept enfants meurt. L’aînée de ces enfants est placée, elle a vingt ans. Mais que vont devenir les autres ? Que va devenir le père lui-même, entre son travail si mal payé où il doit pourtant se rendre, — c’est l’unique ressource, — et le logis où sont les orphelins sans personne pour s’en occuper ? C’est la famille à vau-l’eau, le foyer détruit... Non. Une des filles va tout sauver. Félicité a compris qu’il fallait une ménagère à cette maison, une mère à ces enfants, un appui moral à ce veuf. Elle sera tout cela. Quand sa mère est tombée malade, ses treize ans se sont mis à l’école de la mourante. Elle ne l’a plus quittée, épiant ses gestes, quêtant ses conseils, pour apprendre à la remplacer. Morte, elle la remplace. Il y a dix années que ce dévouement dure. Le mémoire envoyé par les habitants de La Rabais nous la décrit depuis des années levée dès l’aube, préparant le déjeuner de ceux qui vont soit à leur journée, soit à la classe du bourg, plus tard rangeant tout dans la pauvre demeure, alternant entre les apprêts des repas, la répétition des leçons de ses frères et de ses sœurs ; et quand elle a quelques instants libres, elle court au lavoir ou aux champs gagner quelques sous, de quoi augmenter le chétif budget, encore diminué par une maladie du père. Un des frères, qui travaillait dans une métairie voisine, est tombé malade aussi. Ces épreuves incessantes n’ont pas découragé Félicité. Elle a repris ce frère. Elle veut que la maison paternelle demeure l’asile où chacun se sente à la fois protecteur et protégé. Qui dira combien une famille sauvée ainsi, représente d’autres familles sauvées de même rien que par l’exemple ? Vous avez décerné à Mlle Boishardy une part importante du prix Varat-Larousse, et jamais hommage ne fut mieux mérité. Même infortune et pire, même courage chez Mlle Françoise Couteau, de Champtocé (Maine-et-Loire), à laquelle vous attribuez un de vos prix Montyon. Oui, pire, car Françoise Couteau n’a jamais marché. Une atrophie des jambes, survenue dès la deuxième année, la condamne à se traîner sur une chaise basse, quand elle veut aller d’un endroit à un autre. En 1877, elle avait quinze ans, sa mère était morte, puis son père, la laissant orpheline avec deux petites sœurs dont l’une avait huit ans et l’autre trois et demi. Elles étaient là toutes trois, dans la maison vide, au retour de l’enterrement de ce père. Les parents qui avaient suivi le corps étaient assis, à délibérer. Qu’allait-on faire de cette impotente et de ces deux enfants ? Tous avaient leurs charges et très lourdes. « Pauvres enfants », dit tout à coup une voix, « il faudra les exposer. » C’était la fin de cette famille si éprouvée qu’annonçaient ces terribles paroles. Alors une vieille femme se leva. C’était une tante, Mme Fouché, simple laveuse à la journée : « Puisque personne n’en veut, fit-elle, moi je les prends. » Cri sublime dans sa spontanéité généreuse et qui éveilla sans doute chez Françoise Couteau une de ces nobles émulations de sacrifice, la plus haute récompense de certains actes. Les orphelines sont donc recueillies chez la tante, mais Françoise ne veut pas que la pauvre laveuse soit la victime de son magnanime élan. C’est elle qui élèvera les deux enfants, elle qui leur gagnera leur vie. Et elle le fait !... Les années passent. Les deux enfants sont devenues des femmes. C’est Françoise qui les marie. Une d’elles meurt laissant une petite fille. Françoise recueille cette nouvelle orpheline. Mme Fouché est frappée d’une attaque. Après avoir été une mère pour ses deux sœurs et pour sa nièce, Françoise redevient pour sa tante paralytique d’abord, puis démente, la plus tendre des filles. Son tabouret de souffrance ne cesse d’aller et de venir dans la maison et dans le village. Quelle leçon de piété domestique plus éloquente que tous les traités, et quelle leçon encore que l’exemple de Mlle Jeanne Chaix, à qui vous avez attribué le prix Reine-Poux, destiné, dit le libellé de la fondation, à une jeune fille de Paris ! Avec Mlle Chaix nous passons brusquement de la province en plein quartier de Popincourt et tout de suite cette saute de milieu est rendue perceptible par ce petit fait : à treize ans cette jeune fille n’avait reçu aucune espèce d’éducation chrétienne. Un hasard la conduit dans un patronage religieux. Elle apprend le catéchisme et fait sa première communion. Toutes ses idées changent. Elle était l’aînée de six enfants. Sa mère commençait à donner des signes de dérangement cérébral. Jeanne prend en main toute la direction de cet intérieur. Elle a soigné la pauvre folle jusqu’au moment où celle-ci, devenue dangereuse pour elle et les autres, a dû être enfermée. Elle a élevé ses cinq frères et sœurs. Son père, malade, ne peut plus travailler. La famille n’a plus pour subsister que l’argent gagné par la jeune fille, qui est ouvrière dans une fabrique de cartonnages, et elle subsiste, matériellement et moralement, de par cette unique bonne volonté. Il en va de même de la famille Pradine, de Saint-Alban (Lozère), qu’une saisissante analogie de malheur et de dévouement rend si pareille à la famille Chaix. Là aussi une mère a perdu la raison, un père malade ne peut plus suffire à la tâche, et pour remplacer ce père et cette mère, une toute jeune fille, Philomène, qui, à vingt-quatre ans, doit faire vivre six frères et sœurs dont elle est l’aînée. Nous avons attribué à Mlle Pradine une part du prix Letellier, plus spécialement consacré aux dévouements filiaux. Un autre de nos prix Montyon est allé à M. Guillaume Gourio, qui représente, dans ce tableau de vertus familiales, le rôle du père. Resté veuf tout jeune, avec six enfants, ce tâcheron — il est ouvrier jardinier — a recueilli chez lui le père et la mère de sa femme morte. Il y a dix-huit ans de cela, et son dévouement ne s’est pas démenti une heure. En lui accordant une de vos médailles, vous avez décoré dans son chef toute une tribu de travailleurs modèles qu’il a formés. Il s’en ira laissant derrière lui dans ses trois fils et ses trois filles le commencement de six familles nouvelles. La comparaison biologique dont je me servais tout à l’heure n’est-elle pas vérifiée ici d’une façon presque concrète ? N’y a-t-il pas une identité entre le procédé par lequel la cellule se multiplie dans le monde physiologique et cette multiple action de la famille dans le monde social ? Et ces poussées de vie, dont la pairie tout entière s’enrichit, puisqu’elle n’est qu’une addition de ces familles ainsi multipliées, d’où viennent-elles ? De la vertu. Chaque fois que l’on rencontre un de ces centres de rayonnement et de fécondité comme des cinq que je viens de vous décrire, si pauvre soit-il, et si chétif selon le monde, on peut répéter le mot que prononçait un grand excitateur d’âmes, M. Bersot, présentant à un ministre les élèves de son école : « Il y a là un coin de France qui va bien. »

Je viens de vous montrer, Messieurs, la vertu collaborant à maintenir dans la société une de ses lois fondamentales : la Famille. Je voudrais vous la montrer collaborant à une autre loi plus vaste, plus complexe dans ses applications, mais non moins nécessaire et à laquelle je vous demande la permission de garder son antique nom : la loi de charité. Les sociologues contemporains essaient de la débaptiser. Ils l’appellent loi de solidarité. Mais qui dit solidarité dit seulement dépendance réciproque, et, qui dit charité, dit amour. Or, c’est d’amour que la société a besoin pour que cette dépendance des individus les uns à l’égard des autres devienne une harmonie. Au nom de la solidarité l’homme n’a droit auprès de ses semblables qu’à une part correspondante aux services qu’il leur a rendus. Que devient alors cet immense déchet que les civilisations les mieux ordonnées traînent derrière elles, de faibles, de malheureux, de coupables ? C’est ce déchet qui fait l’objet propre de la charité. Encore ici nous reconnaissons la vertu à sa valeur réparatrice, à ce pouvoir reconstructeur qui, tout à l’heure, maintenait, recréait la famille. La vertu ne s’arrête pas là : des parents, elle étend sa bienfaisance au prochain, et admirons de nouveau combien les Bonald et les Comte, les Balzac et les Haeckel ont raison de donner à la famille cette place souveraine dans la dynamique sociale. Plus l’amour envers les parents aura été profond, plus facile sera le passage à l’amour du prochain. Celte formule semble contradictoire, elle est strictement conforme à l’observation. L’altruisme est en raison directe de l’esprit de famille. C’est cette force d’expansion que je voudrais illustrer par d’autres exemples empruntés à nos dossiers de cette année, en m’excusant derechef d’être obligé de choisir. Le temps me manquerait pour examiner tous les cas parmi ceux que vous avez couronnés, où la piété domestique s’épanouit en une large et universelle charité. En voici deux pris encore au hasard, — deux romans dignes de tenter la plume d’un Balzac ou d’un Flaubert, d’un de ces vrais réalistes qui ont su voir l’un et l’autre rôle de l’âme humaine et écrire le Médecin de campagne après le Père Goriot et Un cœur simple après Madame Bovary.

C’est d’abord l’histoire des époux Welsing, auxquels nous avons accordé mille francs sur la fondation Montyon. Mais pourquoi évoquai-je les noms des deux maîtres romanciers du XIXe siècle, au moment de vous raconter un épisode si pareil à celui dont Hugo a fait ses Pauvres gens ! Le ménage Welsing avait en 1902 cinq enfants, tout comme Jeannine et son homme dans le célèbre poème. Le mari était simple journalier. Mme Welsing, longtemps employée dans une raffinerie, avait dû quitter sa place pour élever ces cinq petits êtres. M. Welsing avait un ami qui, abandonné par sa femme, meurt à l’hôpital en laissant deux fillettes, dont l’une avait dix ans et l’autre fuit. « Ouvrons », dit le pêcheur,

Ouvrons aux deux enfants, nous les mêlerons tous,
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.

Ils vivront. Ils seront frère et sœur des cinq autres.

Il est bien probable que les époux Welsing n’avaient jamais lu ces beaux vers. Ils firent mieux que de les lire. Ils les vécurent. Ils prirent avec eux les deux orphelins. Dix bouches nourrir, bientôt douze, car deux autres enfants leur naquirent. L’homme suffisait à la tâche par des prodiges d’énergie quand un horrible accident, son pied broyé par un camion, l’immobilisa plusieurs mois et le rendit presque infirme. Par bonheur, le fils aîné était entré dans l’administration des Postes. Son faible gain était une aide. Quelle tentation pourtant de se décharger du fardeau librement accepté ! Jamais la pensée n’en vint à ces cœurs héroïques. Jamais les orphelines ne s’aperçurent qu’elles étaient des étrangères au foyer de leurs bienfaiteurs, et ceux-ci viennent de recommencer. La sœur de Mme Welsing, devenue veuve et atteinte d’une maladie grave, se trouvait seule avec deux enfants. Les époux Welsing ont pris chez eux et à leur charge ces trois personnes. Vous vous rappelez la fin abrupte des Pauvres gens :

Tiens, dit-elle, en ouvrant les rideaux, ils sont là.

Et devant la pauvresse montrant à son homme les orphelins déjà recueillis, le poète n’ajoute pas un mot. C’est qu’il n’en est pas qui n’affaiblît la saisissante beauté de certains gestes. Celui que les époux Welsing ont fait deux fois est de cette sorte.

Avec Mathurine Galerne, veuve Lamour, à qui vous avez donné le prix Laussat, nous retournons dans cette Bretagne où le dévouement croît naturellement comme les genêts d’or et les chênes chantés par Brizeux :

O Terre de granit recouverte de chênes !

Sur le territoire de la commune de Moréac en Morbihan, dans une pauvre cabane vit une vieille femme de soixante-quatre ans que l’on appelle l’éleveuse. C’est Mathurine. On la surnomme aussi la maman aux soixante-douze enfants. C’est le chiffre de ceux qu’elle a élevés. D’abord bergère, puis fille de ferme mariée à un ouvrier des champs comme elle, c’est en 1868, près du petit ruisseau de Pont-ez-Hoah que son mari et elle bâtirent de leurs mains la chaumière dont elle devait faire un asile pour tant de petits abandonnés. Durant les premières années, elle exerce le métier de nourrice pour augmenter un peu, les ressources du ménage. Son mari gagnait, dix sous par jour en hiver, vingt sous en été. Les premiers enfants qu’elle recueillit furent ceux de deux filles-mères qui lui tenaient de bien près par le sang. Toujours de ces tragédies de la vie réelle où les faits ont une terrible éloquence ! Une de ces filles-mères devient une prostituée. L’autre a un second enfant, se fait mendiante, vole, est condamnée à vingt ans de prison. L’enfant, que le mari de Mathurine avait absolument refusé d’adopter, est mis à l’Assistance publique, avec une autre petite fille que la voleuse avait ramassée sur les routes pour s’en faire aider dans sa mendicité. Le mari de Mathurine excédé de travail s’était mis à boire. Il meurt. La veuve réclame aussitôt les deux enfants à l’Assistance publique. Le cœur touché par les récits que lui font ces petits des souffrances qu’ils ont endurées, elle commence à recueillir tous les enfants qu’elle voit mal soignés. Sait-elle une famille trop nombreuse où la mère ne suffit pas ? Elle s’offre. Un veuf du pays est-il embarrassé de concilier ses devoirs de père et les exigences de son travail ? Mathurine adopte les orphelins. Apprend-elle qu’un enfant est malade et a besoin d’être veillé ? Elle accourt. Elle n’a jamais cessé d’avoir cinq ou six de ces enfants chez elle, quelquefois huit ou dix, depuis cette année 1887 où son mari est mort. On lui donne pour ce service ce que l’on veut, cinq francs par mois, un minot de blé, rien le plus souvent. Pour couvrir les dépenses que ses pensionnaires lui occasionnent, elle compte sur elle seule, travaillant sans relâche, où elle peut et comme elle peut. À un moment, son indigence fut si grande qu’elle dut laisser vendre sa cabane. Un propriétaire charitable lui a cédé un morceau de lande. Elle s’y est construit une autre maison. Les murs sont de terre, le toit est de chaume. Les fenêtres n’ont pas de rideaux, mais c’est de quoi abriter du froid et de la pluie ces fragiles créatures auxquelles elle continue à vouer des soins qu’ennoblit encore une piété aussi fervente que naïve : Ces petits êtres ne sont pas seulement pour l’éleveuse des existences à protéger, ce sont des âmes à sauver. Sa vigilance maternelle se double d’un naïf apostolat qu’elle exerce en faisant bégayer à ses pupilles leurs premières prières. Il y a, Messieurs, dans la religion catholique à laquelle croit cette simple femme, un rite singulièrement profond. Quand un évêque doit consacrer un sanctuaire, on trace sur le parvis de la nef avec de la cendre une grande croix. Le pontife y écrit avec son bâton pastoral les lettrés des alphabets grec et latin, les deux langues de la tradition. Il écrit avec son bâton pour affirmer la puissance de l’autorité doctrinale, et il écrit sur la cendre pour signifier que la vérité sacrée n’est comprise que des humbles. Ne trouvez-vous pas que ce symbole prend toute son amplitude devant des destinées telles que celle de cette pauvre Bretonne ?

Je viens, Messieurs, de vous montrer le travail de la vertu dans la défense et la reconstitution de la famille, son travail encore dans le passage du culte étroit du foyer à l’altruisme, à cette charité répandue sur toute souffrance, sur toute faiblesse. Là ne s’arrête pas son service social. Elle nous apparaît comme la solution du plus difficile des problèmes qui s’imposent au moraliste aussi bien qu’au législateur : celui des classes ; car en dépit de tous les sophismes égalitaires, il y a des classes et nous sommes en droit d’affirmer qu’il en existera toujours. Pour qu’elles fussent supprimées, il faudrait que la famille disparût, qu’elle cessât de se prolonger dans l’espace par la propriété, dans le temps par l’héritage et par l’éducation, autant dire que la créature humaine cessât d’être la créature humaine. Quel est donc le disciple de Darwin qui écrivait qu’aucun scrutin d’aucun parlement ne saurait abolir un décret voté, il y a des milliers d’années, chez les protozoaires ? C’était proclamer, sous la forme d’un paradoxe d’allure matérialiste, l’indestructible permanence en nous de certains instincts, par suite des institutions qui mettent en œuvre ces instincts pour le plus grand bien ou le moindre mal de la communauté. Toujours les familles existeront. Toujours elles se rapprocheront par groupes similaires. Toujours donc une hiérarchie naturelle distribuera la société en compartiments séparés. Les compartiments permettront un passage plus ou moins rapide de l’un dans l’autre. Ils seront à étanche ou à écluse. Peu importe ; la division en classes durera, parce qu’elle est l’œuvre de la toute-puissante nature qui veut que toute organisation suppose des éléments directeurs et des éléments subordonnés. La vertu les accepte, ces inégalités forcées, au lieu de se révolter contre, et en les acceptant elle en assure la bienfaisance. Elle les humanise. D’une nécessité qui, discutée, devient une occasion de heurts inexpiables, elle fait une occasion d’accord, un principe non plus d’irréductibles conflits mais d’ordre facile, simple et fécond. Je rouvre les dossiers de vos récompenses, Messieurs. Ils abondent en exemples non moins significatifs que ceux de tout à l’heure, qui pourraient servir à illustrer cet apaisement des antagonismes de classes par la vertu. Tantôt ces exemples viennent d’en bas, d’autres fois ils descendent d’en haut. Les plus touchants sont fournis par des dévouements d’un ordre bien modeste, ceux des serviteurs à leurs maîtres malheureux. Plusieurs de vos prix ont été fondés pour les reconnaître. Le plus important, de la valeur de 5 500 francs, est le prix Savourat-Thénard. La femme à qui vous en avez attribué la plus grosse part est une demoiselle Isabelle Bourgeois, de Lons-le-Saulnier, qui sert chez les mêmes patrons depuis trente-sept ans. Ensuite viennent un M. Besse, de Malzieu-Forain, en Lozère, attaché à la même ferme depuis trente-huit ans ; une demoiselle Pélagie Brassard, à Douai, domestique dans une même famille depuis quarante-neuf ans ; une demoiselle Berthe Cauboue, qui a vingt-deux ans de service dans la même maison ; une dame Chollois, à Paris, que ses maîtres gardent depuis trente-six ans ; une demoiselle Lafitte, à Bayonne, qui n’a pas quitté les siens depuis vingt-sept ans. Je n’ai voulu vous citer que des chiffres. Songez au nombre de journées que ceux-là représentent, et durant toutes les heures de toutes ces journées, les braves gens — que j’ai choisis entre vingt autres — n’ont pas cessé de prodiguer une inlassable sollicitude à des supérieurs le plus souvent déchus, attestant ainsi que l’âme populaire continue à recéler dans ses profondeurs, en dépit de tant de criminelles excitations, un sentiment inné de la hiérarchie, et à l’ennoblir de la plus admirable générosité. Ainsi pratiquée, la distinction des classes perd ce caractère de loi d’airain qui en rend quelquefois la constatation si douloureuse même aux esprits les plus rebelles aux utopies révolutionnaires. Elle le perd aussi par ce constant effort des classes plus fortunées, pour amender le sort des classes moins comblées, que manifeste de toutes parts aujourd’hui la multiplication des œuvres. Vous tenez vous-mêmes, de plus en plus, Messieurs, à marquer l’estime où vous tenez cette forme d’aide sociale, en apportant à quelques-unes de ces œuvres l’appui de votre autorité, et en leur attribuant les fonds, trop peu nombreux, dont certains legs, moins précis que d’autres, vous permettent un plus libre usage. Celles que vous avez couronnées cette année trahissent toutes cette noble intention d’un rapprochement entre les déshérités et les heureux de ce monde, par le dévouement volontaire de ceux-ci. C’est dans cet esprit que vous avez attribué le prix Honoré de Sussy, qui est de 9 000 francs, à l’Asile des jeunes garçons infirmes et pauvres, de la rue Lecourbe. Les noms des membres du Conseil de cette œuvre et ceux du bureau du Comité des deux patronages attestent que nous sommes bien là devant un de ces efforts de réconciliation. Grâce à ces appuis, dont je respecterai l’anonymat, cette œuvre fondée par les frères de Saint-Jean de Dieu, il n’y a pas cinquante ans et qui en 1859 hospitalisait 10 enfants, en hospitalise aujourd’hui 420. Son titre résume son programme. Elle est sortie de cette idée, qu’un enfant d’ouvriers, atteint d’une infirmité incurable, est forcément un abandonné. Le père travaille au dehors, la mère, absorbée par la besogne du ménage, ne peut pas vaquer aux soins minutieux qu’exigerait l’état de l’enfant. Il y a beaucoup de chances pour que les autres enfants, même ses frères, le bafouent ou le martyrisent. Il est malheureux et sa misère risque de rendre moins bons ceux qui l’entourent. Le tirer de ce milieu où il s’étiole, c’est le secourir et c’est aussi assainir ce milieu, c’est détruire un germe de révolte, par conséquent d’anarchie et dans son cœur et dans le cœur de ses proches. Vous avez, dans le même ordre de préoccupations, donné le prix Agémoglu qui est de 2 000 francs à l’œuvre des enfants abandonnés ou délaissés de la Gironde, et 6 000 francs sur le prix Buisson à l’œuvre de l’adoption des orphelins de la mer. La première de ces fondations se propose de recueillir les enfants des parents indignes, les petits voleurs, les petits vagabonds, les pupilles difficiles de l’Assistance publique. Depuis 1889, elle a essayé de sauver de la sorte 2 500 enfants, et il semble bien que quatre-vingt-douze pour cent aient été en effet sauvés. L’œuvre de l’adoption des orphelins de la mer recueille aussi des enfants délaissés, mais dans de tout autres conditions. L’officier supérieur qui l’a créé, en 1897, l’amiral Gicquel des Touches, s’est souvenu, dans sa retraite, de tant d’inscrits maritimes dont il avait su la mort en mer ou à la suite des fatigues de la mer. Secourir les enfants de ces marins et les maintenir dans un milieu qui fasse d’eux plus tard des marins, comme les pères, tel a été son projet. Il l’a si bien réalisé qu’en 1904 — dans sa huitième année d’existence, — l’œuvre distribuait 27 225 fr. à 254 orphelins, et l’année dernière 29 899 fr. à 271. Le reste du prix Buisson est allé à une œuvre de prophylaxie morale et physique, bien digne d’être assimilée aux précédentes, quoique toute modeste encore. Il s’agit de l’Asile Anne-Marie, fondé par une des filles d’un illustre confrère dont nous portons toujours le deuil, M. Alexandre Dumas. Cet asile est une colonie de vacances ouverte à Trégastel, dans les Côtes-du-Nord, qui reçoit en deux séries, pour un séjour d’un mois, les fillettes de dix à seize ans, débilitées. Il s’agit de les mettre en état d’affronter la fatigue de l’apprentissage. Remarquez ici une fois de plus combien dans toutes ces entreprises la Vertu est instinctivement sage, comme elle respecte la nature sociale, en se contentant de rendre les futures travailleuses plus aptes à travailler, uniquement, et dans de meilleures conditions. Un principe pareil a guidé les initiateurs d’une autre œuvre par où je finirai cette revue forcément écourtée, la Ligue nationale contre l’alcoolisme. Ce n’est pas 6 500 membres que cette ligue-là devrait compter, c’est toute la France. Ce n’est pas dans des livres spéciaux, c’est sur tous les murs que devraient être écrites les statistiques comme celle que feu M. le docteur Paul Garnier donnait au congrès pénitentiaire de Bruxelles. Lui, le médecin de la préfecture de police et qui avait été commis à tant d’expertises, il affirmait que l’alcool est l’agent direct ou indirect des crimes dans une proportion de 65 p. 100. Son successeur, l’un des maîtres de la Psychiatrie contemporaine, M. le professeur Ernest Dupré, porte à 70 p. 100 le chiffre des alcooliques parmi les voleurs, à 79 parmi les vagabonds, à 88 parmi les assassins. L’alcool abrutit les individus. Il tue la race. Laissez-moi vous dire, Messieurs, qu’en vous associant, si faiblement que vous ayez pu le faire, à une campagne de salubrité publique contre ce fléau, vous avez bien mérité du pays.

MESSIEURS,

En commençant ce discours, je vous rappelais le déconcertement de ces deux hardis constructeurs de systèmes que furent Hippolyte Taine et Emmanuel Kant devant l’énigme de la Vertu dressée soudain sur le chantier de leur pensée. Ce désarroi leur a été souvent reproché comme un manque d’esprit scientifique. Après celle analyse du service social de la Vertu, nous sommes en droit de dire que, tout au contraire, ces philosophes n’ont jamais donné une preuve plus certaine que ce jour-là qu’ils possédaient vraiment cet esprit scientifique. Il consiste par essence dans la soumission absolue au fait. C’est la méthode qui a renouvelé du tout au tout, qui a créé plutôt, les sciences physiques et chimiques. C’est elle aussi qui renouvellera toutes les sciences morales et en particulier la sociologie, encore prisonnière de l’erreur du XVIIIe siècle, dont la formule a été donnée par Condorcet : « Le dernier pas de la philosophie, disait-il, est de déduire les constitutions et les lois sociales de la raison pure. » Nous disons, nous, que le premier pas de la science doit être de déduire les lois sociales de l’observation. Dans cette donnée tout expérimentale, la Vertu devient une des épreuves de la vérité des doctrines, puisqu’elle est une si importante condition du maintien de la santé de la société. Toutes les théories qui rendent l’homme moins capable de pratiquer la vertu ont donc des chances d’être fausses socialement, comme seraient fausses médicalement toutes les théories, même les plus ingénieuses, dont l’application rendrait un organisme malade plus malade et moins bien portant un organisme sain. Elles sont contraires à la nature. En insistant sur ce point comme j’ai fait, je ne crois pas, Messieurs, avoir trahi les intentions de M. de Montyon, de ce grand administrateur qui attacha tant d’importance à l’Utilité, au sens profond de ce mot, et je crois avoir rendu le plus complet hommage à tous les gens de bien dont je vous ai signalé les actes en essayant de faire d’eux la preuve vivante de la vérité sociale qu’ils ont, si bravement et si simplement pratiquée.