Funérailles de M. Esmein

Le 25 juillet 1913

Ernest LAVISSE

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. ERNEST LAVISSE
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU NOM DU CONSEIL SUPÉRIEUR DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE

AUX FUNÉRAILLES DE M. ESMEIN

MEMBRE DE L’INSTITUT

Le Vendredi 25 juillet 1913.

 

MESSIEURS,

Le Conseil supérieur de l’Instruction publique sent vivement la perte qu’il vient de faire en la personne de M. Esmein.

Président de la plus importante et la plus laborieuse de nos commissions, celle des affaires contentieuses et disciplinaires, il en était l’âme. Personne ne connaissait aussi bien que lui les lois, décrets, arrêtés et règlements, et la jurisprudence, qu’il contribuait à créer, du Conseil supérieur.

Il avait l’autorité qui vient de la science, et aussi celle qu’assure une honnêteté ferme et vigoureuse. Sa manifeste bonté ne l’induisait pas aux veuleries de l’indulgence dans les affaires de discipline. Il voulait que notre justice fût sérieuse.

Nous l’écoutions avec une particulière attention, soit qu’il lût un rapport, soit qu’il prît la parole dans une discussion.

Pour lire, il s’approchait de la fenêtre afin de procurer plus de lumière à ses yeux tant fatigués par son grand travail. Sa voix hésitait souvent devant sa fine écriture chargée de corrections ; mais les arguments se suivaient, forts et ordonnés. Les moins experts d’entre nous en matière juridique le comprenaient.

C’était un plaisir de l’entendre parler de sa place, très simplement toujours, courtois envers les contradicteurs, mais avec, de temps en temps, de vives boutades, et aussi, des sourires malicieux qui éclairaient d’une douce lumière sa figure grave. Beaucoup de finesse s’alliait à la solidité de M. Esmein.

Nous avions tous la plus grande confiance en lui.

Il n’assista point à la dernière session du Conseil ; au cours d’une discussion difficile, nous regardions vers son banc ; nous attendions sa parole. Il m’a semblé qu’un moment il y eut un silence.

Nous savions la cause de son absence, et nous étions très inquiets. Il nous avait souvent paru fatigué, bien qu’il s’efforçât de n’en rien laisser voir. Quelle force eût pu longtemps porter de tels fardeaux : le double enseignement de la Faculté de droit et de l’École des hautes études, le travail des commissions où sa compétence le faisait appeler, le travail de ses livres ?

L’œuvre de M. Esmein sera louée par des confrères et des collègues mieux autorisés que moi à les juger. Mais, puisque l’honneur de représenter le Conseil dans cette journée de deuil est échu à un professeur d’histoire, je ne puis m’empêcher de me souvenir que, lorsque parut le Cours élémentaire d’histoire du droit français à l’usage des étudiants de première année, je redevins un étudiant de première année, écoutant un maître et l’écoutant bien.

J’admirai dans ce livre une plénitude, une amplitude, où rien n’est inutile, la langue probe, si exacte, le choix des preuves décisives, la prudence dans les affirmations et les hypothèses, l’honnêteté du doute, le scrupule d’une conscience de savant.

M. Esmein ne croyait pas avoir dit le dernier mot sur rien. Il écrivait dans la préface de la seconde édition de son cours d’histoire du droit français : « Je n’ai certes pas l’outrecuidance de penser que j’aie atteint, du premier jet, la perfection ; nul ne connaît mieux que moi ce qui manque à mon livre. Mais cette exposition, longtemps mûrie, a pris, je crois, la forme la moins imparfaite que je pouvais lui donner, celle qui répond le mieux à la nature de mon esprit et au cours de mes études. » Il regrettait que le temps lui eût manqué pour « faire la révision, impitoyable et minutieuse » qu’il aurait désirée, et demandait seulement au lecteur de constater son « effort vers le mieux ».

 

Le temps lui avait manqué ! Je lui ai plusieurs fois entendu dire : « On n’a jamais assez de temps », et c’est si vrai, surtout pour les hommes capables de l’effort vers le mieux, si pénible ! Du moins, M. Esmein donnait au travail toutes ses heures. S’est-il jamais reposé ? Je ne le rencontrais jamais que les bras soutenant un portefeuille lourd, et je voyais que sa tête était en travail de penser. Certainement ce régime inquiétait sa famille, qui l’aimait comme il méritait d’être aimé, infiniment. On dut le prier, le supplier de se laisser un peu vivre ; mais vivre, pour lui, c’était s’instruire encore, chercher, enseigner, écrire. Et c’est pourquoi cet homme, fait pour le plein air d’une existence active, enfermé dans son cabinet de travail, courbé sur sa table, l’esprit toujours occupé et tendu, fâché de la rapidité des heures, inquiet de l’imperfection des œuvres, fut un jour frappé à la tête, et mourut à un âge qui nous permettait d’espérer que, longtemps encore, il ferait honneur à l’Université de Paris, à l’Académie des Sciences morales, à l’École des hautes études, et à la science française.