À Soissons

Le 25 octobre 1915

Pierre LOTI

INSTITUT DE FRANCE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

DU LUNDI 25 OCTOBRE 1915

 

À SOISSONS

PAR

M. PIERRE LOTI
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Il est une de nos grandes villes martyres du Nord où l’on ne peut entrer que par des sentiers détournés et couverts, avec des précautions de Peau-Rouge en forêt, car des Barbares sont cachés partout dans la terre, sur la colline toute proche, et, de leurs méchants yeux à lunettes, ils surveillent les routes pour arroser de mitraille ceux qui oseraient arriver par là.

Tout récemment, un adorable soir de septembre, j’ai été guidé vers cette ville par des officiers habitués à ses dangereux entours ; en zigzaguant dans des bas-fonds, à travers des jardins abandonnés, parmi les dernières roses et les arbres chargés de fruits, nous avons atteint sans encombres les faubourgs, et bientôt les rues de la ville même, où l’herbe des ruines a commencé de pousser, depuis un an que la vie s’en est retirée. De loin en loin, quelques groupes de soldats ; autrement personne, le silence de la mort, sous le merveilleux ciel d’un été finissant.

Avant l’invasion, c’était une de ces villes un peu désuètes, au fond de nos provinces françaises, avec de modestes hôtels armoriés sur des petites places plantées d’ormeaux ; et on devait y vivre si tranquille, au milieu de coutumes un peu surannées ! Vieilles demeures héréditaires, qui étaient sans doute aimées avec respect, mais que la barbarie imbécile s’acharne chaque jour à détruire ! Beaucoup se sont effondrées en déversant sur les pavés leur mobilier vénérable, et, dans leur actuelle immobilité, elles gardent comme des attitudes de souffrance. Ce soir, qui est par hasard un soir d’accalmie, des coups de canon, un peu au loin, viennent encore ponctuer, si l’on peut dire ainsi, la monotonie funèbre des heures ; mais cette musique intermittente est tellement habituelle, par ici, qu’on l’entend sans y prendre garde ; au lieu de troubler le silence, il semble même qu’elle le rend plus profond en même temps que plus tragique.

Çà et là, contre des murs restés intacts, des petits écriteaux, imprimés sur papier blanc, portent cette notice : « Maison encore habitée ». Suivent les noms, inscrits à la main, de ces habitants si tenaces. Et cela prend, on ne sait pourquoi, quelque chose d’un peu puéril. Est-ce pour éloigner les maraudeurs, on bien pour avertir les obus ? Et où donc ai-je déjà vu ailleurs, au milieu d’une désolation pareille à celle-ci, des petits écriteaux de ce genre ? — Ah ! c’était à Pékin, pendant l’occupation des troupes européennes, et dans ce malheureux secteur dévolu à l’Allemagne, où les soldats du Kaiser lâchaient, toute bride à leurs pires instincts. — Car on pouvait les juger là, ces brutes, par comparaison avec les soldats des autres pays alliés, qui occupaient les quartiers voisins sans faire de mal à personne. Non, eux seuls, ces Allemands, étaient des tortionnaires, et les pauvres êtres livrés à leur cruauté balourde essayaient de se préserver en collant sur leur porte des inscriptions naïves, comme par exemple « Ici, nous sommes des Chinois protégés français » ou bien encore : « Ici, c’est tout Chinois chrétiens ». Mais rien n’y faisait. Du reste leur empereur, — lui, toujours lui dont on est sûr de trouver les tentacules gonflés de sang au fond de toute plaie qui s’ouvre en un pays quelconque de la terre, lui, le grand organisateur des tueries mondiales, seigneur de la fourberie, prince des abattoirs et charniers, — lui donc, avait dit à ses troupes : « Allez et faites comme les Huns ! que la Chine, dans un siècle, soit encore sous la terreur de votre passage ! » Et tous lui avaient copieusement obéi.

Mais ces maisons de Pékin, saccagées par son ordre, avaient déversé, sur les vieilles dalles des rues là-bas, quantité de reliques bien étranges pour nous et bien lointaines : images de piété chinoise, débris d’autels d’ancêtres, et petites stèles de laque, où s’inscrivaient, en colonnes, de longues généalogies mandchoues aux origines perdues dans la nuit.

Tandis qu’ici les pauvres choses qui, dans la ville de ce soir, gisent parmi les décombres, nous sont plus familières et leur vue nous serre davantage le cœur : un berceau d’enfant ; un humble piano de forme démodée, tombé les pieds en l’air d’un étage d’en haut, et qui éveille encore des idées de sonates anciennes, à des veillées de famille. Et je me rappelle, dans un ruisseau, sur des immondices, la photographie pieusement « agrandie et encadrée d’une honnête et douce figure d’aïeule en papillotes ! Elle doit depuis longtemps dormir dans quelque caveau, cette grand’mère, et l’image tant profanée en était sans doute le dernier reflet terrestre...

Le bruit du canon se rapproche, à mesure que l’on avance dans ces rues agonisantes, où tout un été d’abandon a eu le temps de faire germer tant de graminées et de fleurettes sauvages.

Au milieu de la ville est une cathédrale, un peu l’aînée de celle de Reims et très célèbre dans notre histoire de France. Les Allemands, bien entendu, se sont beaucoup réjouis de la prendre pour cible, sous toujours leur même prétexte d’une stupide finasserie, qu’il y aurait eu un poste d’observation au sommet des tours. Un prêtre à la soutane lisérée de rouge, qui n’a jamais fui devant les obus, nous en ouvre la porte et nous y accompagne.

Et c’est une très saisissante surprise, en y entrant, de la trouver entièrement blanche, mais d’une blancheur vive de bâtisse toute neuve. Avec ces brèches, que les Barbares y ont faites du haut en bas, elle ne donne pas, au premier abord, l’impression d’une ruine, mais plutôt d’une construction en cours, à laquelle on continuerait de travailler. Elle est du reste merveilleuse de hardiesse et de race, elle est un chef-d’œuvre de notre art gothique dans sa plus pure éclosion première.

Le prélat nous explique cette déconcertante blancheur. Avant l’arrivée des Barbares, on finissait à peine le long travail de dépouiller chaque pierre l’une après l’autre pour mieux reprendre tous les joints au ciment ; ainsi s’en est allée en poussière cette teinte grise que des encens, brûlés depuis tant de siècles, lui avaient donnée. Un peu sacrilège peut-être, ce grattage, mais cela permet, je crois, de mieux admirer ; en effet, sous cette uniforme nuance de cendre, à laquelle nous sommes habitués dans nos vieilles églises, les piliers sveltes, les fines nervures des voûtes, semblent pour ainsi dire d’une seule pièce et on croirait qu’ils ont jailli sans coûter d’efforts ; ici, par contre, ces myriades et myriades de petites pierres, si distinctes les unes des autres, dans leur sertissage renouvelé, sont incompréhensibles et presque inquiétantes de se tenir comme cela en suspens, pour former plafond à de telles hauteurs au-dessus de nos têtes ; bien mieux que dans les églises estompées de couleur de cendre, nous avons ainsi la révélation de tout le patient et miraculeux travail de ces artistes d’autrefois qui, sans le secours de notre ferraille ni de nos truquages modernes, parvenaient à faire tenir indéfiniment des choses si frêles et aériennes.

Dans la basilique comme dehors, règne un silence d’angoisse, lentement ponctué par les coups de canon. Et sur le trône épiscopal, est restée lisible cette devise, qui prend au milieu de tant de désarroi la valeur d’un anathème ironique lancé aux Barbares : Pax et Justitia.

En marchant sur des semis de décombres, autant que possible on se détourne par respect des précieux fragments de vitraux ; on préfère ne pas entendre, sous les pas, leur petite musique de verre qui se brise... Toutes les lueurs du soir d’été, insolites dans de tels sanctuaires, entrent à flots par les déchirures béantes, ou par les belles fenêtres ogivales que rien ne ferme plus. Et les doubles rangs de colonnes fuient en perspective dans de la blancheur lumineuse, comme des futaies alignées de gigantesques roseaux blancs.

Au sortir de la cathédrale, dans une des rues désertes. un mur se présente à nous, couvert de placards d’imprimerie que les obus semblent avoir pris spécialement à tâche de déchiqueter, — des placards qui s’étaient juxtaposés le plus près possible, enchevêtrant leurs marges, comme jaloux de la place, avec un air de vouloir se recouvrir les uns les autres et se dévorer. Malgré la mitraille qui les a si bien criblés, on en lit encore des passages, qui étaient sans doute les essentiels, puisqu’ils ont été imprimés en lettres beaucoup plus grosses, pour mieux sauter aux veux. — « Trahison ! Bluff éhonté ! » crie l’une des affiches. — « Infâme calomnie, ignoble mensonge ! » répond l’autre, en énormes lettres raccrocheuses... Qu’est-ce que cela peut bien être, mon Dieu ?

— Ah ! oui, toute la misère de nos petites luttes électorales de la dernière fois, qui est restée là placardée, comme au pilori, et lisible encore malgré les pluies de deux étés et les neiges d’un hiver ! C’est étonnant la persistance des inepties, collées sur de simples morceaux de papier contre des maisons ! D’habitude on passe sans regarder devant ces choses, qui de nos jours sont tombées au-dessous du sourire et du haussement d’épaules. Mais sur ce mur, où l’ironie des obus en a fait justice en les perçant de mille trous, elles prennent soudain je ne sais quel comique irrésistible ; nous leur sommes redevables d’un moment de détente et de franc rire, — et c’est la seule fois sans doute, au cours de leur piteuse petite durée, qu’elles auront au moins servi à quelque chose.

Aujourd’hui, qui donc s’en souvient, de ces mesquineries d’antan ? Ils en riraient les premiers, ceux qui les ont écrites et qui peut-être à l’heure qu’il est se battent fraternellement côte à côte. Plus tard, je ne dis pas, quand les Barbares seront enfin partis, nos sectarismes hélas ! essaieront encore çà et là de dresser la tête ; mais, quand même, ils auront reçu, dans la grande guerre, le coup dont on ne se relève jamais plus. N’importe ce que l’avenir nous réserve, rien ne pourra faire qu’il n’y ait pas eu en France, d’un bout à l’autre de notre front de bataille et pendant de long mois, ces réseaux entrelacés de petits souterrains qu’on appelle des tranchées. Et ces tranchées qui, à première vue, ne sembleraient que d’affreux trous pour la misère sordide et la souffrance, auront été au contraire le plus grandiose des temples, où nous serons venus tous nous purifier et, pour ainsi dire, communier ensemble à la même table sainte !...

Nos tranchées, mais elles commencent la tout près, trop près hélas ! de la ville martyre, elles sont au milieu du mail, — et nous nous y rendons, à travers le désastre de ces rues où ne passe plus personne.

On sait que nos villes de province, presque toutes, ont leur mail, qui est une promenade ombreuse, sous des arbres souvent centenaires ; celui d’ici était réputé l’un des plus beaux de France ; mais il ne faudrait plus s’y risquer par exemple, car la mort y rôde à toute heure, et nous ne pourrons le traverser que clandestinement, par ces souterrains tortueux, creusés en hâte, que l’on appelle des boyaux.

D’abord, on nous le montre, dans son ensemble, par une meurtrière qui traverse une épaisse muraille. La tristesse en est peut-être plus poignante encore que celle des rues, parce qu’il représente le lieu d’élection où s’assemblaient jadis les bonnes gens d’ici, pour le repos et la gaieté tranquille. Il se déploie à perte de vue entre ses rangées d’ormeaux ; il est vide bien entendu, vide et silencieux ; une herbe funèbre est même venue verdir ses longues allées, comme s’il était plongé dans la paix d’un définitif abandon, et, à cette heure exquise du soir, le soleil couchant y trace, jusqu’au lointain, une série de raies d’or, entre les ombres allongées des arbres. — On le dirait vide, oui, le mail de la ville martyre, car pour le moment rien n’y bouge, on n’y entend rien bruire ; mais il est sillonné çà et là par des traînées de terre, semblables en plus grand à celles que les rats ou les taupes font dans les prairies ; or, nous devinons ce que cela veut dire, car nous les connaissons bien, les couloirs sournois de la guerre moderne… Sinistres petites fouilles, elles nous révèlent tout de suite que ce lieu de morne silence est terriblement habité au contraire, sous son herbe elle, et que, des yeux ardents le surveillent de partout, que des canons dissimulés le tiennent en joue ; qu’il suffirait d’un imperceptible signal pour y faire exploser du sol une vie furieuse, le feu, le sang, les cris, tout le arme de la mort...

Maintenant, par une descente étroite et cachée, nous pénétrons dans ces sentiers appelés boyaux, qui vont nous conduire tout près, tout près des Barbares, presque jusqu’à les entendre souffler. C’est quelque chose de pénible et d’interminable, que la marche là-dedans : il fait chaud et lourd ; on a constamment l’impression qu’ils vous serrent trop et que la terre des parois va vous frotter les épaules ; et puis, tous les dix ou douze pas, ce sont des petits coudes, d’une brusquerie voulue, vous obligeant à tourner, tourner sur vous-même ; on a conscience de faire dix fois trop de chemin et de n’avancer qu’à peine. Quelle tentation vous prend, d’escalader les obsédants talus pour retrouver l’air plus libre, ou seulement de passer la tête au-dessus, pour regarder au moins où l’on va !... Mais ce serait la mort… Et on est un peu angoissé vraiment de se sentir en prison dans ce labyrinthe, de savoir que, pour être sûr de s’en évader vivant, il faudra sans merci repasser par la succession indéfinie de ces petits tournants, qui vous étreignent et vous retardent...

La chaude oppression de ces couloirs s’augmente du fait d’y rencontrer beaucoup de monde, des hommes en houppelande bleu pâle, qui se plaquent aux parois et que l’on frôle en passant ; à certains endroits, c’est peuplé comme les galeries d’une fourmilière ; si donc il fallait tout à coup fuir en hâte, quelle mêlée, quels écrasements !... Il est vrai, ils ont des figures à la fois si souriantes et si résolues, nos soldats, que l’idée d’une fuite de leur part, devant n’importe quoi, ne vient même pas vous effleurer.

Comme l’heure approche de leur repas du soir, ils commencent de monter leurs petites tables, çà et là, dans des recoins plus sûrs, dans des abris voûtés. Car on pense bien qu’il faut souper de bonne heure, pour y voir clair ; on n’allumera pas de lampes bien entendu ; dès la nuit close il fera noir ici comme chez le diable, et, sauf une alerte, une attaque aux lueurs soudaines et fulgurantes, on ne vivra plus qu’à tâtons jusqu’à demain matin.

Voici les porteurs de soupe qui arrivent en joyeux cortège ; elle a cheminé un peu longtemps dans les tortueux sentiers, cette soupe-là, mais elle est chaude encore, elle sent bon et les convives s’asseyent, — ou à peu près. Oh ! les étonnantes compositions de ces tablées, où l’on a pourtant l’air de si bien s’entendre ! Je n’ai pas le temps de m’attarder cette fois, mais je me rappelle m’être longuement assis à causer naguère dans une tranchée de l’Argonne, à la fin d’un repas. Il y avait là, côte à côte, un ex-antimilitariste à tous crins, devenu un sergent héroïque, capable d’avoir les yeux embrumés de larmes quand passait un de nos drapeaux percé de balles ; près de lui, un ex-apache, dont les joues, pâlies dans les bouges nocturnes, s’étaient redorées au grand air, et qui semblait pour le moment un bon petit diable ; et enfin, le plus gai de tous, un soldat d’une trentaine d’années, de belle allure, qui n’avait plus le temps de raser sa longue barbe, mais qui entretenait avec soin une tonsure au milieu de ses cheveux. Et cette petite toilette si révélatrice, le camarade qui gentiment, tous les deux jours, s’appliquait de son mieux à la lui faire, était un ex-anticlérical tout à fait farouche, de son métier ouvrier zingueur à Belleville.

Nous continuons notre route toujours sans rien voir, conduits à l’aveuglette. Mais le terme de notre course doit être proche, car on nous dit : « Maintenant marchez sans bruit, et parlez bas. » Un peu plus loin : « Maintenant ne parlez plus du tout. » Et l’un de nous ayant trop relevé la tête, une détonation, au bruit sec, part de tout près, une balle passe en sifflant, manque son but et s’en va se perdre dans des broussailles qu’elle effeuille. Après quoi le silence retombe, plus profond et aussi plus étrange.

Le point terminus est un réduit voûté, aux parois moitié d’argile, moitié de plaques en fer. Dans ce blindage, deux ou trois petits trous ont été percés, qu’un mécanisme rapide permet d’ouvrir et de refermer très vite, et c’est par là seulement qu’il nous sera possible de regarder pendant quelques secondes, dans une demi-sécurité, sans qu’une balle soudaine nous entre dans la tête en passant par les yeux.

Comment, nous ne sommes que là ! Depuis si longtemps que nous marchons, nous n’avons même pas atteint le bout de ce mail ! Il continue de prolonger en avant de nous ses allées d’ormeaux, droites et tranquilles, verdies par leur herbe triste : le soleil vient d’y éteindre les rayures dorées qu’il y traçait tout à l’heure, le crépuscule va l’envahir ; et toujours aucun bruit, pas même les rappels pour le coucher des oiseaux : c’est comme l’immobilité et le silence de la mort.

Dans une direction différente, une autre percée des plaques de fer nous montre, sur l’autre rive (la rive droite) et, tout au bord de la petite rivière dont nous tenons la rive gauche, à vingt mètres de nous à peine, des terrassements tout neufs, recouverts d’aimables branchages, et qui sont muets, eux aussi, comme le mail, mais de ce même mutisme trop voulu, suspect et effarant. Alors, on nous glisse à l’oreille : « C’est eux qui sont là ! »

Eux qui sont là ! oh ! nous les avions devinés, ayant déjà connu en tant d’autres lieux ces atroces voisinages au silence trompeur, qui sont une des caractéristiques de la guerre ultra moderne. Oui, eux qui sont là, encore là, enfouis bien à l’abri dans notre terre française, laquelle ne s’éboule même pas pour les étouffer ! Fils de la race abominable qui a le mensonge dans le sang, ils ont enseigné à toutes les armées du monde à faire mentir même les choses, même les aspects des choses ; leurs tranchées prennent des airs d’innocents sillons sous de la verdure, les maisons où s’abritent leurs États-Majors prennent des airs de ruines abandonnées. Eux, on ne les voit jamais, ils avancent et envahissent à la façon des termites ou des vers rongeurs. Et puis, à la minute la plus imprévue, de jour ou de nuit, précédés de toutes les variétés de choses infernales imaginées par eux, liquides qui brûlent, gaz qui aveuglent ou gaz qui asphyxient, ils jaillissent du sol, comme des bêtes de ménagerie à qui l’on aurait ouvert les cages. Et quelle dérision ! après de prodigieux efforts de mécanique et de chimie, en être ramené à des mœurs de l’époque des Cavernes ; après s’être battu plus d’un an avec des appareils si diaboliquement perfectionnés pour tuerie à grande distance, se retrouver ainsi, presque les uns sur les autres, pendant des jours, pendant des mois, les nerfs tendus, l’organisme aux aguets, mais, tous, bien cachés et ne bougeant pas !...

Horreur !... Je crois vraiment qu’on a chuchoté dans ces trous d’en face !... Comme nous, ils parlent bas, mais on reconnaît tout de même leurs intonations allemandes. Ils causent, ces invisibles ; dans l’infini silence des entours, leurs chuchotements assourdis nous viennent comme d’en- dessous, des entrailles de la terre. Ensuite une interjection brève, de quelque chef sans doute, les rappelle à l’ordre, et brusquement ils se taisent. Mais on les a entendus, entendus de tout près, et cette espèce de murmure d’animaux fouisseurs a été plus lugubre à nos oreilles que n’importe quel fracas de bataille.

Non pas que leurs voix fussent cruelles, non, au contraire, presque harmonieuses, tellement que, si on n’avait pas su qui parlait, on n’aurait pas senti ce frisson de révolte vous passer dans la chair ; plutôt aurait-on incliné presque à leur dire : « Voyons, trêve à ce jeu de mort. Ne sommes-nous pas des hommes frères ? Sortez donc de vos trous et donnons-nous la main. »

Mais, on ne le sait que trop, si leurs voix sont humaines et peut-être aussi leurs visages, leurs âmes ne le sont pas ; il y manque les sentiments essentiels, celui de la loyauté, de l’honneur, celui du remords, et surtout celui qui est le plus noble peut-être en même temps que le plus élémentaire, et que même les animaux possèdent parfois, le sentiment de la pitié.

Je me souviens d’une phrase de Victor Hugo, qui jadis m’avait paru outrée et obscure ; il avait dit : « la nuit qu’une bête fauve a pour âme. » Cette image, les âmes allemandes aujourd’hui me la font comprendre. Qu’est-ce que cela pourrait bien être, sinon de la nuit lourde et sans rayons, l’âme de leur sinistre empereur, l’âme de leur prince héritier, dont la figure chafouine s’enfonce dans un trop grand bonnet en poil de bête noire, agrémenté d’une tête de mort ?

Durant toute une vie, n’avoir eu d’autres soins que de faire construire des machines pour tuer, d’inventer des explosifs et des poisons pour tuer, d’exercer des soldats à tuer ; avoir organisé, au profit d’un monstrueux orgueil personnel, tout ce qui sommeillait de barbarie au fond de la race allemande ; avoir organisé — je répète le mot, par ce que, s’il n’est pas assez français, hélas ! il est essentiellement allemand — organisé donc sa férocité native, organisé sa grotesque mégalomanie, organisé sa soumission moutonnière et sa crédule bêtise. Et après, ne pas mourir d’épouvante devant son propre ouvrage !... Vraiment, cela ose encore vivre, ces êtres de ténèbres ; en présence de tant de larmes, de tant de tortures, de tant d’immenses ossuaires, paisiblement cela mange, cela dort, cela reçoit des hommages, cela posera même sans cloute devant des sculpteurs, pour des bronzes durables, ou des marbres... quand il faudrait, pour eux, raffiner sur les vieux supplices de la Chine !... Oh ! ce que .j’en dis n’est pas pour attiser inutilement la haine mondiale ; non, mais je crois de mon devoir d’employer tout ce que j’ai de force à retarder le dangereux oubli qui retombera sur leurs crimes. J’ai tellement peur de notre chère légèreté française, de notre bonhomie et de notre confiance ! Nous sommes si capables de laisser peu à peu les tentacules de pieuvre s’insinuer à nouveau dans nos chairs. Qui sait si bientôt ne reviendra pas grouiller chez nous l’innombrable vermine des espions, des cauteleux parasites, et des terrassiers clandestins qui, jusque sous les planchers de nos demeures, bétonnent des socles pour les canons allemands ! Oh ! n’oublions jamais que cette race de proie est incurablement trompeuse, voleuse et tueuse, qu’il n’y a pas avec elle de traité de paix qui puisse tenir, et que, tant qu’on ne l’aura pas écrasée, tant qu’on ne lui aura pas coupé la tête, — effroyable tête de Gorgone qui est l’impérialisme prussien, — elle recommencera !

Quand nous rencontrons dans nos rues tous ces jeunes mutilés, qui marchent lentement par groupes, en s’appuyant les uns aux autres, ou ces jeunes aveugles, promenés par la main, et toutes ces femmes qui sont comme anéanties sous des voiles de crêpe, disons-nous : c’est leur œuvre à eux, et celui qui, dans l’ombre, nous a longuement préparé cela, c’est leur Kaiser, — lequel, si on ne l’écrase, ne rêvera qu’à recommencer demain !

Aux abords des gares où l’on s’embarque pour le front, quand nous voyons quelque jeune femme, retenant les larmes dans ses yeux d’angoisse et de courage, un petit enfant au cou, venu pour reconduire un soldat en costume de tranchées, disons-nous : celui-ci, dont le retour sera tant désiré, la mitraille du Kaiser l’attend sans doute demain, pour le jeter, anonyme parmi des milliers d’autres, dans ces charniers où l’Allemagne se complaît, et qu’elle ne demandera qu’à recommencer de remplir !

Surtout quand nous voyons passer, sous leurs uniformes bleus tout neufs, nos « jeunes classes », nos fils bien-aimés, qui partent si magnifiquement, avec de la joie fière dans leurs yeux enfantins, et des bouquets de roses au bout de leurs fusils, oh ! méditons nos saintes vengeances, contre ceux qui les guettent là-bas, — et contre le grand maudit, qui a la nuit pour âme !...

 

De ce réduit voûté où nous sommes en ce moment, et où il nous faut, pour regarder au dehors, soulever des œillères d’acier, on voit toujours le mail avec son herbe verte, le mail si tranquille, dans la lumière atténuée du soir ; on n’entend plus les barbares, ils ne parlent plus, ni ne remuent, ni ne soufflent, et on garde seulement la tristesse inquiète, je dirais presque la tristesse découragée de les sentir si près.

Mais, pour reprendre espoir et joyeuse confiance, il suffit de rebrousser chemin dans ces boyaux, où le souper s’achève, au beau crépuscule. Là, dès qu’on est assez loin d’eux pour que nos soldats puissent librement causer et librement rire, on est tout de suite comme baigné de saine gaîté et de consolante, d’absolue certitude. Là est le vrai réservoir de notre irrésistible force ; là se trempent et se retrempent tous les merveilleux ressorts pour nos élans et pour notre finale victoire. Ce qui frappe dès l’abord autour de ces tables, c’est cette entente de si bon aloi et cette sorte de familiarité affectueuse entre les chefs et les hommes. Depuis longtemps nous pratiquions cela dans la Marine, où les longs exils et les dangers partagés dans des nefs étroites nous rapprochent forcément les uns des autres ; mais je ne pense pas que mes camarades de terre m’en veuillent de dire que cette familiarité-là, si conciliable avec la discipline, est un peu plus nouvelle chez eux que chez nous. C’est l’un des bienfaits que leur réservait la guerre de tranchées, de les obliger ainsi à vivre plus près de leurs soldats, et de s’en faire aimer davantage encore. Ils connaissent à présent presque tous leurs camarades aux galons de laine, les appellent par leur nom, causent en amis avec eux. Aussi, quand viennent les heures solennelles de l’assaut, quand, au lieu de les pousser par derrière à coups de fouet comme cela se ferait chez les sauvages d’en face, ils passent les premiers à la manière française, à peine ont-ils besoin de se retourner pour voir si tout le monde les suit. Ils sont bien assurés d’ailleurs que, s’ils tombent, ces humbles compagnons ne manqueront pas d’accourir, au risque de tout, pour les défendre et tendrement les emporter. Or, c’est à cette guerre surhumaine et c’est surtout à la vie en commun dans la tranchée, que nous sommes redevables de cette union qui nous grandit, redevables de ces réciproques dévouements sublimes devant lesquels on serait tenté de plier le genou. N’est-ce pas aussi à la vie dans la tranchée et à ces longues causeries plus intimes entre les officiers et leurs hommes que nous devons un peu ces lueurs de beauté qui sont venues pénétrer toutes les intelligences, même les moins ouvertes et les plus frustes ? Ils savent maintenant, nos soldats, jusqu’aux derniers d’entre eux, que notre France n’a jamais été si admirable et que sa gloire les illumine tous ; ils savent qu’une race où se réveillent ainsi les cœurs, est impérissable, et que les pays neutres, même ceux qui semblent avoir sur les yeux les plus lourdes écailles, finiront un jour par voir clair et par nous donner le beau nom de libérateurs.

Oh ! bénissons-les, nos tranchées, où se mêlent toutes nos classes sociales, où des amitiés se sont nouées qui hier n’eussent pas semblé possibles, où les « gens du monde » auront connu que l’âme d’un paysan, d’un ouvrier, d’un manœuvre, peut se rencontrer aussi belle et noble que celle d’un très élégant seigneur, et plus intéressante même, parce que plus primesautière et translucide, avec moins de placage autour.

Tranchées, boyaux, petits labyrinthes obscurs, petits souterrains pour la souffrance et l’abnégation, c’est là que se sera tenue notre meilleure et notre plus pure école de socialisme. Mais, par ce mot de socialisme, trop souvent profané, j’entends comme bien on pense, le véritable, celui qui est synonyme de tolérance et de fraternité, celui enfin dont le Christ était venu nous donner cette claire formule qui, dans sa simplicité adorable, résume toutes les formules : « Aimez-vous les uns les autres ».