Le voyage en Italie de M. de Vandières et de sa compagnie ( 1749-1751)

Le 25 octobre 1899

Henry ROUJON

LE VOYAGE EN ITALIE DE M. DE VANDIÈRES
ET DE SA COMPAGNIE
(1719-1751)

lu dans la séance publique annuelle des Cinq Académies

le mercredi 25 octobre 1899

PAR

M. HENRY ROUJON
MEMBRE DE L’INSTITUT
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS

 

MESSIEURS,

Vous n’avez pas manqué d’approuver les heureux changements accomplis en ces derniers mois dans les installations du musée de Versailles. Un conservateur, qui apporte à sa fonction le scrupule d’un historien et l’ardeur d’un poète, veut replacer ceux qui vécurent les drames du passé parmi les débris encore délicieux de l’ancien décor. Dans une salle des appartements du rez-de-chaussée on admire un portrait de Tocqué ; d’allure magnifique. C’est celui d’un homme très jeune, à la figure avenante en habit d’apparat, le cordon bleu en sautoir ; une de ces effigies somptueuses qui résument un caractère et une destinée. Le modèle qui posa devant Tocqué est Abel-François Poisson, successivement Sieur de Vandières, marquis de Marigny et de Ménars. C’est le frère cadet de la marquise de Pompadour, son « frérot » ou, comme elle disait encore, « le cher bonhomme », dont elle fit un directeur et ordonnateur général des bâtiments, jardins, arts, académies et manufactures royales.

Hâtons-nous de déclarer qu’elle ne fit jamais rien de mieux, ni même d’aussi bien, dans sa vie.

 

L’origine d’Abel-François Poisson était moins que médiocre. Il sortait d’une bourgeoisie suspecte et véreuse. Le père, ancien commis des Pâris, compromis dans de louches affaires de subsistances, avait risqué la potence et pris la fuite ; la mère était galante jusqu’au scandale. Remettre sa famille en état ne fut pas un des moindres triomphes de Mme de Pompadour. Elle obtint à son père des lettres de noblesse, sans insister, reconnaissons-le, pour qu’il vînt les montrer à Versailles. Pour son frère elle rêva toutes les fortunes. Abel-François fut admis à la Cour au sortir du collège. Il plut au roi par sa jolie prestance et sa bonne humeur. « Votre frère est de la maison, disait Louis XV ; qu’on mette un couvert, nous dînerons tous trois ensemble. » L’enfant gâté eut la capitainerie de Grenelle et le nom de Vandières, en attendant mieux. Le mieux, c’était la Direction des bâtiments. Cette charge, une des premières du royaume, appartenait, depuis 1745, à M. Le Normant de Tournehem, oncle par alliance de Mme de Pompadour, plus proche parent peut-être encore, au dire des calomniateurs ou des médisants. En dépit d’une avidité restée légendaire, la favorite savait l’art de ne rien brusquer. « J’étais née réfléchissante », dit-elle quelque part. Confier du premier coup à ce ros garçon de dix-neuf ans, souriant et réjoui, le gouvernement des choses de l’art lui parut une gageure hasardeuse. Elle avait trop de tact et connaissait trop bien les artistes pour leur imposer à la légère un maître de sa façon. Elle ne montra d’abord Vandières que comme un simple survivancier de Tournehem, avec promesse de succession. Puis, par un sage calcul dont il sied de lui tenir compte, elle mit le surintendant futur en apprentissage. Elle voulut, et la pensée n’est point vulgaire chez cette femme omnipotente, que le favori justifiât sa faveur.

Ce petit marquis « d’avant-hier », comme l’appelaient les mécontents, était le contraire d’un sot. Il avait grandi dans un monde mêlé où l’on bavardait volontiers sur les questions d’art. Il possédait quelques-unes des étonnantes facultés d’assimilation de cette sœur, si richement douée, qui avait appris le chant avec Jéliotte, la danse avec Guibaudet, la déclamation avec Crébillon et qui maniait le burin sans maladresse. Il avait du bon sens et de la modestie. Mais, à vrai dire, il ne savait rien. La marquise résolut de lui faire tout apprendre.

Un voyage en Italie apparaissait déjà comme le stage obligatoire de tout amateur et de tout artiste. L’idée d’envoyer son frère au delà des monts dut venir naturellement à l’esprit de la favorite. Probablement aussi lui fut-elle suggérée par son conseiller le plus compétent et le plus avisé, le graveur Charles-Nicolas Cochin[1].

C’était l’un des hommes les plus habiles et les plus intelligents de ce temps où l’on dépensait tant d’esprit dans l’art de parvenir. Dessinateur, graveur, écrivain à heures et de la meilleure veine, Cochin menait sa fortune en homme de cour. Il avait gagné la confiance de Mme de Pompadour et obtenu chez elle « ses entrances ». Il lui enseignait l’eau-forte, en même temps que Boucher le dessin et Gay le travail du touret. Cochin avait ses idées à lui, mille vues personnelles et originales et des projets de derrière la tête, non seulement sur son métier de graveur, mais sur les arts et les industries ; toute une philosophie du luxe occupait sa pensée.

Si la marquise lui proposa d’elle-même d’accompagner son frère en Italie, nul doute qu’il n’ait accepté d’enthousiasme. Mais nous le croyons fort capable d’avoir inspiré l’idée du voyage, un peu pour son propre plaisir, beaucoup pour présider à l’éducation d’un personnage dont il entendait bien diriger un jour la gestion.

Cochin fit le plan de la mission et composa la compagnie qui devait suivre M. de Vandières. Il fit choix de l’architecte Soufflot, déjà illustre, ancien pensionnaire du Roi à Rome, familier avec cette Italie qu’il appelait « le paradis des artistes ». Il s’adjoignit encore Leblanc, auteur de tragédies tombées, un abbé quelque peu brocanteur, conseiller des achats de la marquise. Leblanc venait de publier une « Lettre sur les Tableaux exposés au Louvre ». On lui accordait, dit Cochin non sans malice, « plus de connaissance dans les arts que n’en ont communément les gens de lettres ».

M. de Vandières et sa compagnie quittèrent Paris le 20 décembre 1749. Ils revinrent au cours de l’année 1751, après une absence de vingt et un mois. Nous pouvons les suivre au passage dans la correspondance de Mme de Pompadour, publiée par Poulet-Malassis. Dès sa première halte, à Lyon, le « petit frère » recevait de la marquise une lettre pleine de sages conseils : « Ce que je vous recommande par-dessus tout, c’est la plus grande politesse, une discrétion égale, et de vous mettre bien dans la tête, qu’étant fait pour le monde et pour la société, il faut être aimable avec tout le monde ; car si l’on se bornait aux gens que l’on estime, on serait détesté de presque tout le genre humain. » Mme de Pompadour, on le voit, si elle confiait à Cochin l’éducation artistique de son frère, se réservait la morale pratique.

M. de Vandières visita d’abord Turin et Milan, Plaisance et Ravenne, puis descendit sur Rome et sur Naples, sans rien omettre d’essentiel et s’attardant aux meilleurs endroits. Il voyageait magnifiquement, avec le train d’un grand seigneur, nous allions dire d’un prince du sang. Il eut audience des têtes couronnées et sut, en ces délicates occurrences, se conformer aux avis de sa sœur : « Je suis convaincue qu’il n’y a que du bien à dire de tous les souverains que vous verrez, mais comme la retenue ne peut être trop grande sur les rois et leurs familles, s’il vous passait quelque idée ridicule dont votre âge est susceptible, gardez-vous bien de jamais rien en écrire à quiconque ce soit, pas même à moi. » Vandières parut chez le roi de Sardaigne, en fort bel équipage. Il fut reçu par le sage pontife Benoît XIV : « Je ne doute pas, lui écrit la marquise, que vous n’ayez eu grande satisfaction à baiser la mule du Saint-Père et que vous aurez gagné nombre d’indulgences. »

L’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège était alors le duc de Nivernais ; il guida le jeune voyageur dans ce pas difficile et fut content de lui : « M. de Vandières est parti ce matin, écrit le duc au marquis de Puysieulx ; avant-hier il baisa les pieds du Pape, qui lui marqua beaucoup de bonté. Il serait à souhaiter que tous les Français qui viennent ici se conduisissent comme il a fait. Il s’y est comporté avec sagesse et modestie et circonspection, qualités fort estimables par elles-mêmes et que ce pays-ci est très enclin et assez fondé à ne pas supposer aux jeunes gens de son âge et de notre nation. »

À l’Académie de France, Vandières fut reçu par de Troy. Les feuillets encore inédits de la correspondance des directeurs, que m’a communiqués obligeamment notre savant confrère, M. Jules Guiffrey, nous renseignent à cet égard. De Troy jouissait alors à Rome des restes d’une grande situation. Il n’était plus le personnage considérable et incontesté qu’avait connu de Brosses, dix ans auparavant. « De Troy, écrivait le président dijonnais en 1739, se pique surtout de faire les honneurs de la ville aux gens de la nation ; c’est presque un seigneur. » Il tenait alors table ouverte, bureau d’esprit et de goût, « ne connaissant point de peintre au-dessus de Véronèse, si ce n’est lui-même », ajoute cette mauvaise langue de président.

En 1750, peu en faveur auprès de Tournehem, échangeant avec lui des lettres aigres-douces, de Troy, d’ailleurs mortellement atteint, se préparait à résigner ses fonctions entre les mains de Natoire. Vandières ne fut pas étranger aux négociations délicates qui s’engagèrent à ce sujet.

Le gouvernement supérieur de l’Académie de Rome était une des prérogatives de la surintendance. Vandières, prenant au sérieux ses devoirs et ses droits de survivancier, s’intéressa aux choses et aux hommes de cette grande institution. Il prit position auprès de tous : « M. de Vandières, écrivait de Troy à Tourneherm, qui se rend de jours en jours le plus aimable du monde, est parfaitement bien venu dans toutes les meilleures maisons de cette ville. » Et le directeur général de répondre : « Je sais ce que vous mandez de M. de Vandières et n’en suis pas surpris. »

Toutes les occupations de notre voyageur ne furent pas aussi austères. Il était jeune et bien tourné, richement doté, frère d’une demi-reine. Tout porte à supposer qu’il ne négligea pas le côté sentimental du voyage d’Italie. Certains passages des lettres de la marquise nous donnent à songer : « On dit qu’une certaine dame Victorina a été fort bien avec vous, que cependant vous aviez envie d’une autre et que de celle-ci vous avez dit : « prenons toujours ceci puisque Dieu nous l’envoie. » On ne peut refuser à M. de Vandières un aimable esprit de résignation.

Ces lettres de Mme de Pompadour sont le seul témoignage direct que nous possédions sur les péripéties de la mission. M. de Vandières lui-même n’a rien écrit à ce sujet. Les deux volumes que publia Cochin, en 1758, sous le titre de Voyage d’Italie, ne sauraient passer pour un récit. C’est comme l’indique le sous-titre, un Recueil de notes sur les ouvrages de peinture et de sculpture, qu’on voit dans les principales villes, le calepin d’un artiste en tournée, le memorandum d’un professionnel. Rien ne rappelle au cours de ces pages, d’une simplicité un peu sèche, les lettres si brillantes et si savoureuses que le pimpant président de Brosses adressait, entre deux relais, à tous les beaux esprits de Dijon. Cette correspondance de de Brosses demeure le meilleur document sur les institutions, les mœurs et les caractères de l’Italie du XVIIIe siècle. Nul ne nous renseigne mieux que le magistrat bourguignon sur l’état des villes, les usages des sociétés, les agréments des compagnies, les manières de danser ou de chanter l’opéra, les modalités de la conversation, les dessous de la politique et de la galanterie, les intrigues d’un conclave.

D’après le programme élaboré dans les salons dijonnais, de Brosses entreprenait le voyage d’Italie pour l’amour des Muses. L’art était en réalité la seule chose que cet esprit si pénétrant n’ait jamais bien comprise. Il crut de son devoir de contempler un par un les chefs-d’œuvre ou soi-disant tels ; il visita les collections, comme on s’acquitte d’une tâche. Nous ne nous étonnons point qu’il ne juge pas l’art italien selon le credo d’aujourd’hui et d’après les théories qui passent provisoirement pour définitives. Nous disons seulement qu’il parle des couleurs, sinon en aveugle du moins en myope. Il a le goût bourgeois, la vision mesquine ; il met Bologne au-dessus de Florence, préfère aux portes du Baptistère « celles du château de Maisons », traite le Palazzo Vecchio de « grand vilain donjon », déclare que la seigneurie de Sienne « n’a rien de recommandable ou du moins de curieux », s’ennuie au sein de la campagne romaine et la proclame « très laide », découvre dans la Dispute du Saint-Sacrement « de la sècheresse et de la monotonie ». À cela près, tout est charmant dans son livre.

Bien au contraire, Cochin demeure muet sur les mœurs du pays qu’il parcourt. C’est un artiste qui note au jour le jour les impressions qu’il a eues devant le beau. Certaines de ses émotions ne sont plus les nôtres. Mais ainsi qu’il le dit excellemment : « J’observerai que les goûts différents des plus sûrs connaisseurs apporter quelque variété dans leurs jugements. Les artistes sont sans doute les vrais juges ; si les jugements qu’ils portent ne sont pas toujours exactement les mêmes, ils ne diffèrent pas néanmoins, au point de méconnaître aucune sorte de vrai mérite. Toujours émus lorsqu’ils rencontrent le vrai beau, il n’y a de contestation entre eux que parce que chacun, suivant son goût, accorde plus d’estime à un genre de beauté qu’à un autre ; mais ceux dont la connaissance n’est pas encore assez formée ont des goûts exclusifs et décident témérairement. »

Nous n’avons pas le temps d’analyser ces notes si curieuses de Cochin. L’important est d’indiquer les conséquences de la mission qu’il dirigea. En apparence, Nicolas Cochin n’accompagnait le jeune Vandières qu’au titre d’un aimable mentor. Mais il avait résolu de lui former le goût, de lui inculquer ses idées, d’en faire le tout-puissant serviteur de l’esthétique qu’il préférait. Il y réussit à merveille. Le long directorat qu’exerça le frère de Mme de Pompadour, de 1751, date où la mort de Tournehem le fit titulaire du poste, jusqu’en 1773, ce ministère de plus de vingt années, c’est le règne de Cochin, le triomphe de ses plus chères doctrines, doctrines d’heureuse et sage réaction.

Une évolution nouvelle des styles français date de ce voyage.

La formule décorative qu’on appelle communément « le style rocaille » avait donné dans les premières années du siècle de charmantes créations où la fantaisie la plus libre s’épanouissait sans perdre la mesure. Depuis l’époque de la Renaissance, le principe de la symétrie régnait despotiquement ; il s’était fait contre ce despotisme une révolution qui fut bienfaisante jusqu’au jour où elle méconnut sa raison d’être et sembla s’affranchir de toute loi. L’idée de s’inspirer, en architecture et en décoration, des accidents de la nature avait été une idée féconde. Mais un jour vint où orfèvres, architectes et décorateurs, emportés par un caprice sans frein, méconnurent le principe même qui les avait dirigés d’abord, oubliant que la nature n’inquiète jamais ni l’œil ni la raison et qu’une logique mystérieuse préside à l’infinie variété de ses spectacles. De lourds esprits prirent plaisir à renchérir sur les excès de la mode. L’idéal ronflant et vide du Turinois Meissonnier égara le goût ; Oppenord, Borromini perdirent le sens de l’équilibre jusqu’au mépris des lois de la pesanteur. Ce ne fut partout que contourné, chantourné, folles compositions sans axes, le devant mis derrière, le bas en haut, la pyramide reposant sur sa pointe. « Les ornements sont tout de travers, suivant le goût nouveau », constatait avec résignation le duc de Luynes. Passe encore pour les maîtres du genre, mais la cohue des imitateurs était alors aussi funeste qu’aujourd’hui. Après la mort de Meissonnier, ses disciples tombèrent dans le pire : « Nous avons vu ses copistes, dit le Mercure, décorer et placer de côté des consoles et des clefs de voûte quoique ces corps exigent nécessairement par leur essence l’aplomb le plus exact. »

Ceux qui accompagnaient M. de Vandières, un Cochin, de sagesse si française, un Soufflot, artiste sévère, dont la pensée, au dire de Marmontel, « était inscrite dans le cercle de son compas », maudissaient cette rage de boursouflures. On imagine aisément quelle influence durent avoir sur ces intelligences d’élite le commerce immédiat de la beauté antique, la vision du luxe gréco-latin retrouvée sur le chantier récemment ouvert des fouilles d’Herculanum, la campagne de Rome et son charme austère. En présence de ces modèles éternels, Nicolas Cochin jura la perte des corrupteurs du goût.

Par tempérament, il était ironique et batailleur, toujours prêt à noircir du papier, à pétitionner, à troquer le burin pour la plume. Il avait le style persuasif et non sans verdeur. Nous lisons dans un Mémoire de lui, justement fameux : « Tout était livré à un esprit de vertige... La véritable époque décisive, ç’a été le retour de M. de Marigny d’Italie et de sa compagnie. Nous avions vu et vu avec réflexion. Le ridicule nous parut à tous bien sensible et nous ne nous en tûmes point. Nos cris gagnèrent dans la suite que Soufflot prêcha d’exemple. Il fut suivi de Potain et de plusieurs autres bons élèves architectes qui reviennent de Rome. J’y aidai aussi comme la mouche du coche. J’écrivis dans le Mercure contre les folies anciennes et les couvris d’une assez bonne dose de ridicule. » Dès le début de 1752, Cochin lisait à l’Académie des Beaux-Arts une notice sur l’utilité du voyage d’Italie. En 1754, il publiait sa Supplication aux Orfèvres, sorte de manifeste railleur où le bon sens revendique ses droits et qu’il siérait encore d’afficher aux murs de nos écoles... « se souvenir qu’un chandelier doit être droit et perpendiculaire pour porter la lumière, qu’une bobêche doit être convexe pour recevoir la cire qui coule et non pas concave pour la faire tomber en nappe sur le chandelier ». À chaque ligne ce sont des traits semblables : il faudrait citer tout le mémoire.

Telles furent les leçons que reçut M. de Vandières en ses années d’apprentissage. Devenu directeur général, il s’en souvint toujours. Sa correspondance avec Natoire le montre constamment soucieux de prémunir les pensionnaires contre les tours maniérés ; il les invite à viser au grand et au simple. On l’avait mis dans la voie droite ; il y demeura aisément.

 

La vie de M. de Vandières et de Marigny mérite d’être écrite. Les annales de son directorat constituent un chapitre, et non des moins intéressants, de l’histoire de l’ancien régime. Ce fut un homme de bonne volonté, qui, parti de très bas, se maintint, avec modestie et fermeté, au rang très haut où l’avait porté un caprice du sort. Il sut grandir avec sa fonction. Son entrée en charge semble d’un roué ; son gouvernement fut d’un homme de bien. Les témoignages contemporains lui sont favorables. « C’est un homme bien peu connu, dit de lui Quesnay : personne ne parle de son esprit et des connaissances, ni de ce qu’il fait pour l’avancement des arts : aucun, depuis Colbert, n’a fait autant dans sa place. » Et Mme du Hausset, dans ses Mémoires : « M. de Marigny avait voyagé avec d’habiles artistes en Italie et avait acquis du goût et beaucoup plus d’instruction que n’en avaient eu ses prédécesseurs... Il ne faisait la cour à personne, n’avait aucune vanité et se bornait à des sociétés où il était à son aise. »

Celui qui nous renseigne le mieux et sur l’homme et sur l’œuvre, c’est Marmontel, dans ses Mémoires. L’auteur des Contes moraux eut beaucoup de protecteurs ; il fit de Marigny son bienfaiteur de prédilection. Entré sur la demande de Mme de Pompadour dans les bureaux de la Surintendance, Marmontel, lorsqu’il put renoncer aux emplois subalternes, demeura l’ami et le confident du personnage dont il avait le commis. Son témoignage mérite toute confiance ; il aime et respecte son chef. Il en parle avec assez de liberté pour qu’on le croie sur parole et qu’on accepte à la fois dans son récit et la critique et la louange. Marmontel reconnaît au marquis de Marigny « une droiture, une franchise, une probité rares ». — « Il remplissait, dit-il, si dignement sa place qu’à son égard la faveur me semblait n’être que simple équité. » Notons quelques ombres dans le portrait. Le Directeur général des Bâtiments était ombrageux, jaloux de son autorité, avide d’égards et volontiers porté à croire que l’origine un peu trouble de sa fortune lui valait par derrière autant de brocards qu’elle lui attirait d’hommages directs. Un homme ainsi placé dans une situation équivoque n’aurait pu avoir Alceste pour commensal ; Marmontel, par bonheur, était un Philinte. Il sut caresser Marigny dans sa manie secrète et ne se familiariser qu’à son escient. En lui faisant donner son premier emploi, Mme de Pompadour lui avait soufflé à l’oreille ce conseil qui prend dans sa bouche une autorité singulière : « Les gens de lettres ont dans la tête un système d’égalité qui les fait quelquefois manquer aux convenances. » Marmontel comprit à demi-mot. Il supporta les travers de son bienfaiteur, ses accès de grosse ironie, les quelques boutades de bourgeois parvenu où se trahissait chez cet excellent homme la vulgarité de l’origine. Ce fut le secret de sa longue faveur. Après tout, si le marquis de Marigny souffrit par instants de ne pas devoir sa carrière à son seul mérite, il est équitable de lui en savoir gré. Louons- le surtout d’avoir su modérer ses désirs et contenir sa fortune. Sa sœur voulait le marier dans une grande famille : il s’obstina à refuser d’illustres alliances pour prendre une femme de son choix. Il paraît que le choix ne fut pas heureux : du moins fut-il libre et pur de calcul. Il ne voulut ni d’un duché à brevet, ni de la survivance de M. de Saint-Florentin, ni d’aucun ministère. « Directeur général des Bâtiments, seigneur de Montreuil aux Lyons, Vantelet, Vandières, Mouthiers, vicomte de Clignon, Lucy le Bocage et autres lieux, conseiller du Roy en ses conseils, commandeur de ses ordres », Marigny estimait que c’était assez pour le fils d’un homme qui avait failli être pendu. En sa qualité de parfait fonctionnaire, il ne détestait pas l’avancement. Mais il lui déplaisait que les chansonniers eussent raison contre lui. « Le public, disait-il devant Mme du Hausset, serait injuste envers moi, quelque bien que je fisse dans une place. »

Le public ne fut pas injuste envers lui. La postérité le traite mieux encore. Elle sait gré à l’avant-dernier surintendant de la monarchie d’avoir bien servi son pays et son prince ; elle l’admire d’être demeuré docilement, pour le bien de l’art et des artistes, à l’école d’un homme tel que Cochin. Son nom reste attaché à d’heureuses mesures : l’achèvement du Louvre, la construction de l’École militaire par Gabriel, celle de l’église Sainte-Geneviève par Soufflot, l’ouverture de la galerie des Rubens au Luxembourg, la création de la Manufacture de Sèvres. Il était laborieux, exact, bon comptable et ménager des deniers publics. Les documents, dans leur froide exactitude, sont de sûrs témoins en sa faveur. Sa correspondance avec le contrôleur Lécuyer le montre équitable et prévoyant. Il n’obtenait pas toujours les crédits dont il avait besoin. Il lui fallait plaider la cause de ses entrepreneurs, généralement mal payés et toujours par acomptes, résister aux caprices des puissants, dire non au besoin. Savoir refuser était déjà une rare vertu chez un homme en place. Dans les dernières années de sa gestion, il fut aux prises avec des difficultés assez piquantes : nous le voyons s’occuper à la fois de l’établissement d’un appartement pour Mme du Barry et des logements de la Dauphine Marie-Antoinette. Il préside à ces deux opérations avec une parfaite impartialité ; à force d’insistance il arrache à Terray les fonds nécessaires. Fatigué, malade, abreuvé de chagrins domestiques, il se retira en 1773 pour faire place à M. d’Angivilliers.

Les artistes qu’il avait aimés d’un cœur sincère et défendus avec courage lui demeurèrent fidèles dans sa retraite. Quand il mourut, en 1781, les regrets furent unanimes. Cochin consacra dans le Journal de Paris quelques pages flatteuses à celui qui avait été son chef, son ami et toujours son élève. Il énumère les mesures utiles prises par M. de Marigny et en fait ressortir l’excellence, sans oublier de mentionner, entre autres résultats méritoires, qu’il obtint du Roi, « en faveur de plusieurs artistes, le cordon de l’Ordre de Saint-Michel ». Cochin prend soin de rappeler le voyage d’Italie : « Il acquit ainsi, dit-il ; une véritable connaissance des arts ; cependant loin de se livrer à cette confiance dont tant d’autres moins éclairés abusent pour prendre un ton tranchant, il ne porta jamais de décision sans avoir consulté plusieurs artistes à qui il avait accordé sa confiance et particulièrement ses compagnons de voyage, qu’il appelait ses yeux. » L’éloge se termine ainsi : « Sa mémoire sera conservée précieusement dans l’histoire des arts et est honorée des regrets des artistes qu’il a toujours traités plus en ami qu’en supérieur. »

Lorsque Cochin écrivait ces lignes, les effets du voyage de 1749 aboutissaient à cet art délicieux où l’eurythmie gréco-latine se mariait à la grâce française. Dans le charme discret du décor dessiné par Mique allait chanter la Muse de Chénier.

La graine de cette exquise floraison du goût, M. de Vandières l’avait rapportée d’Italie dans ses bagages.

 

[1] Les Cochin, par S. Rocheblave. – Paris, Librairie de l’Art.