Rapport sur les concours de l'année 1898

Le 17 novembre 1898

Gaston BOISSIER

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 17 NOVEMBRE 1898

RAPPORT

DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1898

 

 

MESSIEURS,

Je vous avoue que je n’ai pu me défendre, en commençant ce Rapport, d’une sorte de terreur. Ma tâche devient de plus en plus difficile. Le nombre des ouvrages couronnés augmente tous les ans ; il y en a quatre-vingts cette année, une quinzaine de plus que les années précédentes. Tous ne sont pas des chefs-d’œuvre assurément : des chefs-d’œuvre, il n’en paraît guère que quatre ou cinq par siècle ; mais ce sont des ouvrages importants, utiles, qui méritent de surnager au milieu de l’effroyable fécondité de notre production littéraire. À ce titre, tous sont dignes d’une mention que je ne puis accorder qu’à quelques-uns. Il faut donc que je me résigne à être injuste ; parcourons ensemble, si vous le voulez bien, la longue liste qu’on vient de vous remettre, et arrêtons-nous, un peu au hasard, sur quelques uns des noms qu’elle contient. — C’est tout ce que le temps me permet de faire.

Dans cette liste, ce qui tient le plus de place, c’est le groupe des prix Montyon, Sobrier-Arnould, Furtado, qui s’est encore accru cette année de deux prix nouveaux, les prix Juteau-Duvigneaux et Fabien. Les récompenses étant plus abondantes, naturellement les concurrents sont plus nombreux : il y en a eu 227 cette année, et nous en couronnons 40. Nous aurions pu, sans trop de complaisance, être plus généreux encore ; parmi les ouvrages que nous avons été forcés d’écarter, il y en avait de fort distingués, mais qui s’étaient trompés de route, par exemple des œuvres historiques qui auraient dû se diriger vers quelque concours d’histoire, et des livres de philologie et d’érudition pure, qui ne peuvent pas avoir la prétention de réformer les mœurs publiques. Aussi la commission m’a-t-elle chargé de rappeler quelles sont les conditions particulières du concours Montyon à ceux qui les ignorent ou les oublient.

Lorsque, au mois de novembre 1781, un inconnu, que tout le monde connaissait, écrivit à l’Académie qu’il désirait fonder un prix « en faveur de l’ouvrage dont il pourrait résulter un plus grand bien pour la société », ce sont ses expressions, il ajouta : « Aucun genre n’est exclu. » Ces mots furent pris à la lettre, et parmi les livres qui sollicitèrent les suffrages de l’Académie, la première fois que le prix fut décerné, il y en avait un de Daubenton sur les moutons et un autre de Parmentier sur les pommes de terre. L’Académie jugea que les moutons et les pommes de terre n’étaient pas de sa compétence ; elle s’en tint aux ouvrages qui lui semblaient utiles au bien moral de l’humanité », et comme elle se souvenait qu’elle était l’Académie française, elle décida qu’elle choisirait, dans le nombre, « celui qui serait le mieux fait et le mieux écrit ». C’était dire clairement que, pour obtenir le prix Montyon, il faut qu’un certain talent de composition et de style soit mis au service d’une intention morale.

En jetant les yeux sur notre liste vous verrez que nous avons essayé de nous pénétrer de cette idée. En tête nous avons placé le livre de M. Pierre de Ségur, qu’il appelle d’un titre un peu vague, le Royaume de la rue Saint-Honoré. Ce royaume, c’est le salon où Mme Geoffrin a réuni pendant quarante ans tous les hommes d’esprit de la France et de l’étranger, et dont on a dit que « ce fut le centre et le rendez-vous de ce siècle ». Le livre de M. de Ségur n’est pas seulement très agréable, il est aussi fort utile. De ces souvenirs du passé on peut tirer beaucoup de leçons pour le présent, et dans ce charmant tableau de la vieille France, la nouvelle trouve à s’instruire. Prenons, par exemple, au début de l’ouvrage, la lettre où Mme Geoffrin entretient Catherine II de la manière dont elle a été élevée. C’est presque une question du jour, et nous avons un intérêt particulier à la lire, nous qui vivons en un temps où l’éducation des femmes préoccupe les esprits. Elle raconte à l’impératrice que sa grand’mère, Mme Chemineau, était une femme assez peu instruite, mais pleine de sens et d’esprit, « qui parlait si agréablement des choses qu’elle ne savait pas, qu’on ne désirait pas qu’elle les sût mieux ». Elle ne donna aucun maître à sa petite-fille, pas même un maître à danser, sous prétexte que les grâces qu’on enseigne ont toujours quelque chose de factice et d’apprêté : elle ne la força pas à jouer du clavecin, n’ayant pas la prétention d’en taire une musicienne malgré la nature. Elle se contenta de lui apprendre à lire ; et aussitôt elle lui mit de bons livres dans les mains. Elle la mena dans le monde et lui apprit à écouter et à voir. Voilà toute l’éducation que reçut Mme Geoffrin, ce qui ne l’empêcha pas de devenir très vite une des femmes les plus intelligentes de son temps et de pratiquer mieux que personne l’art le plus difficile de tous, qui consiste non pas à montrer l’esprit qu’on a, mais à faire valoir celui des autres. C’est ainsi que cette petite bourgeoise devint une des puissances de son temps, qu’elle reçut chez elle non seulement les artistes et les écrivains les plus distingués, mais des princes et des rois, qu’elle correspondit familièrement avec des impératrices, et qu’elle vit un jour le duc de Richelieu à genoux devant elle, pour obtenir la grâce d’être invité à ses soupers dont elle l’avait exclu. Ici encore nous rencontrons une question qu’on agite beaucoup de nos jours, celle des droits de la femme. On n’en parlait pas au siècle dernier, mais avant de la poser on l’avait résolue. Quel besoin avaient les femmes de demander à être les égales des hommes, puisque, sans rien dire, elles les menaient à leur volonté ?

Il ne m’est guère possible de parler en détail des autres ouvrages entre lesquels l’Académie a partagé les prix Montyon. Je ferai seulement remarquer la part considérable qu’elle a faite aux récits de voyage ; tous les ans cette part augmente, ce qui me paraît bien être un des signes du temps. Quelques-uns de nos voyageurs n’ont pas eu besoin, pour trouver quelque chose d’intéressant à dire, de sortir de chez nous ; il y reste encore des pays curieux et mal connus. La Bretagne surtout les a heureusement inspirés. Je me reprocherais de ne pas prononcer le nom de MM. Le Braz et Le Goffic, qui, après tant d’autres, ont trouvé le moyen de nous émouvoir en décrivant les vieilles mœurs de ce pays resté fidèle à ses croyances et à ses souvenirs, en nous parlant de sa vaillante population de marins, des anciens baleiniers, des pêcheurs de Terre-Neuve et d’Islande. — Les Pêcheurs d’Islande ! Ai-je besoin de rappeler ici, et en ce moment, que c’est un sujet qui porte bonheur ?

Mais la plupart de nos lauréats ne se sont pas contentés de parcourir la France ; ils nous reviennent de pays très lointains, de Madagascar, de l’Australie, du Chili et de la Bolivie, d’où M. Bellessort nous rapporte un livre fort curieux et très savant. Parmi les ouvrages de ce genre que l’Académie a couronnés, deux ont un caractère particulier et doivent être mis à part. Ce ne sont pas tout à fait des voyages d’agrément qu’ils nous racontent, quoique leurs auteurs aient éprouvé le plus grand plaisir à les faire, mais des explorations et des découvertes. L’un est intitulé : Du Tonkin aux Indes, par le- prince Henri d’Orléans. C’est le goût du prince Henri de visiter des pays où le pied d’un Européen ne se soit jamais posé. Entendez-le nous dire avec un accent de profond regret : « Le champ de l’inconnu se réduit de jour en jour avec une singulière vitesse, et pour trouver des espaces blancs à traverser, il faut se hâter. » Dans « ces espaces blancs », dès qu’il en trouve, il se jette avec une singulière intrépidité. Quand deux routes se rencontrent devant lui, l’une plus facile, l’autre presque impraticable, c’est celle-là qu’il préfère, pour être plus sûr que personne ne l’y a précédé. Il gravit les montagnes, il passe les fleuves, il brave le froid, la faim et la soif. Ce qui le soutient, outre sa curiosité naturelle toujours éveillée, c’est le sentiment du service qu’il rend à son pays en cherchant la route la plus courte de nos possessions à celles des Anglais. Dans ses jours de misère et de famine, il pense à la France, et il souffre sans se plaindre, en songeant qu’il souffre pour elle.

C’est aussi « dans le champ de l’inconnu » que s’est jeté le lieutenant de vaisseau Hourst, avec ses intrépides compagnons. Il s’agissait de reconnaître le cours du Niger depuis l’endroit où il commence à cotre navigable jusqu’à son embouchure. L’entreprise en soi était fort périlleuse, et de plus on avait donné au voyageur la consigne de l’accomplir sans violence : on ne voulait pas effaroucher des populations qui sont destinées à vivre à l’ombre de notre drapeau. Il faut voir, dans le récit de M. Hourst, à quelles épreuves sa patience a été mise. Plus d’une fois elle a été sur le point de lui échapper, et les fusils ont failli partir tout seuls ; mais enfin on s’est contenu, et grâce à des miracles de diplomatie et de sagesse, le voyage a été jusqu’à la fin pacifique. Aussi les résultats en seront-ils féconds, non seulement pour la connaissance ‘de terres ignorées, mais pour le bon renom de la France et sa situation au Soudan. L’Académie peut redire en toute confiance à M. Hourst et à ses compagnons ces mots que leur adresse le général Archinard, bon juge en ces matières : « Vous avez travaillé pour votre pays, pour l’intérêt général et pour l’humanité. »

Je quitte avec regret les prix Montyon, sur lesquels j’aurais encore tant à dire, pour passer à ce que notre programme appelle « la haute littérature ». La plus grande partie du prix Bordin a été attribuée au livre de M. Goyau intitulé l’Allemagne Religieuse. Un autre de nos lauréats, M. Pariset, dans un ouvrage très sérieux, plein de recherches et d’idées, nous a présenté un tableau de l’État et des Églises de Prusse sous Frédéric-Guillaume Ier. M. Goyau, lui, s’en tient à l’Allemagne d’aujourd’hui, il s’occupe de la situation actuelle du protestantisme et de la crise dans laquelle il se débat entre le libre examen, qui est sa raison d’exister, et la nécessité qu’il lui faut bien subir de mettre à l’abri et en sûreté quelques croyances sans lesquelles on n’est plus chrétien. M. Goyau a ce mérite très rare dans les études de ce genre que, quelles que soient ses opinions, il respecte celles des autres. Il expose sans les affaiblir les systèmes auxquels il est le plus contraire, il n’a point de colère contre les doctrines, et même on sent qu’il ne lui déplaît pas de s’engager dans ces âpres discussions, car il sait que le plus grand ennemi de l’esprit chrétien n’est pas la contradiction et la lutte, mais l’indifférence. Ce sont ces qualités de modération et d’impartialité, jointes à la solidité des recherches et à la vigueur du raisonnement, que l’Académie a voulu récompenser chez M. Goyau, en qui elle se plaît à saluer d’avance un maître dans les études religieuses.

Les deux volumes que M. de Wyzewa nous a donnés sous ce titre : Écrivains étrangers, sont aussi remarquables par la justesse des appréciations que par la variété des sujets. Je crois bien que de notre temps personne, excepté lui, n’était capable de les écrire. Il sait également l’allemand et l’anglais, l’espagnol et l’italien, le polonais, le russe, le hollandais et le suédois. J’ajoute qu’il parle très bien le français, ce qui n’est pas sans quelque mérite quand on sait tant d’autres langues. Le choix de ses expressions, le tour de ses phrases ne se ressent jamais du contact de tant d’idiomes étrangers. Ce qui est plus rare encore, c’est que sa science ne se borne pas à saisir le sens des mots dans les auteurs qu’il étudie : il connaît les sujets qu’ils traitent, il peut aborder pour son compte, à propos de Spinoza, de Froude, de Balfour, les problèmes de l’histoire et de la philosophie. En nous mettant au courant du mous e ment littéraire et scientifique de l’Europe, il nous rend service à tous mais particulièrement à ceux qui semblent tenir à placer leurs sympathies hors de chez nous se recommandent si volontiers de Nietzsche, de Tolstoï et d’Ibsen. C’est une providence pour eux que M. de Wyzewa : — à moins pourtant qu’on ne les gêne en leur faisant mieux connaître ce qu’ils admiraient davantage quand ils le comprenaient moins.

À côté de M. de Wyzewa. et pour des mérites analogues, nous avons récompensé le Henri Heine de M. Legras, et le Lassalle de M. Ernest Seillière : nous leur sommes très reconnaissants des lumières qu’ils nous donnent sur un grand poète, fort difficile à comprendre, et sur un célèbre agitateur politique dont la vie a l’intérêt d’un roman. Enfin, pour achever ici tout ce qui a rapport à l’étude des écrivains étrangers, je dois mentionner encore la traduction de Macbeth, par M. Beljame, si exacte et si élégante, à laquelle nous avons donné le prix Langlois.

L’Académie réserve le prix Saintour pour la philologie et l’érudition appliquées à l’étude des auteurs français. Nous l’attribuons cette année à l’abbé Lebarcq, pour son édition en six volumes des Œuvres oratoires de Bossuet, à M. Léon Brunschvicg pour son Pascal et à M. Maurice Souriau pour son intéressant commentaire de la Préface du Cromwell de Victor Hugo.

Voilà près de cinquante ans que la critique travaille à nous donner une édition définitive des sermons de Bossuet ; je crois bien qu’aujourd’hui nous la possédons. C’est l’abbé Lebarcq qui, à force de patience et de sagacité, et en s’aidant de ce qu’avaient fait ses prédécesseurs, a mené l’œuvre à bonne fin. Après avoir reconstitué chaque sermon pour ainsi dire phrase par phrase, il a voulu savoir, autant que possible, à quelle époque il avait été composé. Pour y parvenir, quand les renseignements positifs manquaient, il a eu recours à un procédé fort ingénieux. Au XVIIe siècle, comme de nos jours, on discutait beaucoup sur l’orthographe. Il v avait déjà des phonétistes, c’est-à-dire des gens qui pensaient que les mots doivent être écrits comme on les prononce, et, ce qui surprend un peu, Bossuet était d’abord de leur parti ; il changea plus tard d’opinion, trouvant mauvais, comme il le dit, que pour faciliter aux étrangers la prononciation de notre langue, on la rendît méconnaissable aux Français. L’abbé Lebarcq a eu l’idée de se servir de ces variations d’orthographe qui se trouvent dans les manuscrits de Bossuet pour fixer l’âge des sermons, quand il était douteux. C’est ainsi que nous en possédons aujourd’hui la série complète, chacun d’eux étant placé à sa date, depuis le temps où Bossuet prêchottait dans les salons et s’exerçait à la parole au collège de Navarre jusqu’à l’époque des Oraisons funèbres. Nous pouvons comparer les ébauches de sa jeunesse aux chefs-d’œuvre de son âge mûr et voir par quels progrès il est arrivé à l’épanouissement complet de son génie. C’est un des plus grands services que la critique ait rendus dans ces dernières années aux lettres françaises. L’abbé Lebarcq ne jouira pas de la récompense que nous lui avons décernée ; vingt ans d’un labeur obstiné avaient usé ses forces, et au moment d’achever la table analytique il lui a fallu s’arrêter. Un de ses amis, animé du même zèle que lui et nourri des mêmes études, a pris sa place, et l’abbé Lebarcq a pu savoir que la dernière veuille était tirée, avant d’achever de mourir. — Noble, et, à tout prendre, heureuse existence ! Il a vécu en dehors de nos soucis mesquins, dans l’intimité d’un grand génie : il s’est consacré à un travail utile qui donnait pleine satisfaction à ses sentiments de prêtre et à ses goûts de lettré, et il a vu, en mourant, l’œuvre de toute sa vie terminée.

J’avais bien raison, il y a un an, quand je vous parlais de l’édition des Pensées de Pascal de M. Michaut, que couronnait l’Académie, de vous dire que ce ne serait probablement pas la dernière. Voici qu’en effet M. Léon Brunschvicg nous en présente une autre, à laquelle nous avons fait aussi un bon accueil, quoiqu’elle ne ressemble en rien à celle de l’an dernier. Elle est exécutée sur un plan tout à fait nouveau. D’abord M. Brunschvicg a soin de ne pas nous jeter brusquement au milieu des Pensées ; il nous y amène comme pas à pas, à travers toute la vie scientifique et morale de Pascal. Il nous donne ses Opuscules et ce qui nous reste de ses lettres ou de ses entretiens, en encadrant chaque morceau dans un commentaire court et clair. La suite de ces œuvres isolées, quand on rétablit le lien qui les rattache, peut seule nous faire comprendre comment s’est formé ce grand esprit : c’est l’introduction naturelle des Pensées. Quant aux Pensées elles-mêmes. M. Brunschvicg les a groupées dans un ordre arbitraire sans doute, mais raisonnable et commode. Il rapproche celles qui traitent des mêmes sujets pour qu’elles s’éclairent par le voisinage, qu’elles nous permettent de mieux saisir la suite et la continuité logique des idées, et qu’ainsi elles nous laissent au moins entrevoir, comme dans une perspective lointaine, le grand ensemble que Pascal se proposait de construire. Cette apologie triomphante du christianisme, qui occupa ses dernières années et dont il a emporté le secret avec lui, M. Brunschvicg, après tant d’autres, essaye, dans son introduction, d’en retracer les lignes principales. Je crois bien que ces quelques pages du jeune écrivain, si sobres, si fermes, si lumineuses, resteront parmi ce que, de nos jours, on a écrit de mieux sur Pascal. —Et maintenant en est-ce fini avec les éditions des Pensées ? j’en doute beaucoup. Il est difficile de résister à l’attrait qu’exercent ces fragments mystérieux qui sont comme les ruines éparses d’un merveilleux édifice. On se remettra sans doute à les étudier ; on ne cessera pas d’en faire des éditions nouvelles, et l’Académie continuera à les couronner.

Ne séparons pas, dans ce Rapport, des prix qui sont donnés de la même manière, c’est-à-dire sans avoir été directement sollicités, sans que les auteurs posent leur candidature et adressent leurs livres à l’Académie, et, pour ainsi dire, sous la désignation même de l’opinion. Il y en a trois cette année, les prix Vitet, Née et Calmann Lévy.

Le prix Vitet a été partagé entre deux écrivains distingués. L’un est un vétéran de la littérature, M. Jules Levallois, lettré délicat, journaliste indépendant, auteur d’ouvrages que l’Académie avait déjà remarqués. Sainte-Beuve, dont il fut quelque temps le secrétaire, s’est plu à rendre justice à l’étendue de ses connaissances, à la finesse de son esprit, « qui souvent, nous dit-il, a contribué à aiguiser mes jugements » : il a signalé surtout les services qu’il en avait reçus pour l’achèvement de son œuvre maîtresse, Port-Royal. À son tour M. Levallois a composé sur son ancien maître un ouvrage excellent, où l’homme et l’écrivain sont appréciés avec une sympathie qui n’enlève rien à la justice, le meilleur peut-être qu’on ait encore écrit sur notre grand critique. C’est à M. Emmanuel de Broglie que l’Académie décerne l’autre moitié du prix Vitet. Les ouvrages de M. de Broglie tirent de sa situation même un intérêt particulier. Condamné par une terrible maladie à la réclusion, à la solitude, quand sa naissance semblait l’appeler à une vie heureuse et brillante, en proie à de continuelles souffrances qu’il supporte avec une mâle résignation, il a eu recours aux grandes consolatrices, les Lettres. L’exemple lui en était donné tout près de lui ; il est d’une maison où, depuis plusieurs générations, on a l’habitude de joindre le culte des lettres au service de l’État. M. Emmanuel de Broglie, à qui sa maladie ne permet de consacrer au travail que deux heures par jour, a su faire un si bon emploi de son temps qu’il nous a donné en quelques années huit volumes d’études solides et curieuses. Il a suivi Fénelon à Cambrai, pour savoir comment cet esprit, né pour le monde et qui souhaitait ardemment le pouvoir, a supporté la disgrâce ; il a fait revivre les grandes figures de Mabillon et de Montfaucon ; il a vidé les portefeuilles du président Bouhier pour y prendre ce qu’ils contenaient d’intéressant sur les premières années du XVIIIe siècle. Tous ces livres ont coûté des recherches infinies ; ils sont écrits avec une égalité d’humeur, une sérénité d’âme qui touchent profondément quand on songe à l’état de celui qui les a composés. Ce sont de bons ouvrages et d’excellents exemples.

Le prix Née est attribué à Mme Judith Gautier, qui porte un nom cher aux lettres françaises et le porte avec honneur. Son père, Théophile Gautier : que son tempérament de poète et son éducation d’artiste attiraient vers les couleurs éclatantes et les spectacles extraordinaires, avait toujours cule goût le plus vif pour les pays d’Orient. L’Inde, la Perse, le Japon, la Chine hantaient son imagination, et c’était une douleur pour lui de ne les avoir pas visités. À peine avait-il pu les entrevoir dans ces rendez- vous que l’Europe donne de temps en temps à toutes les nations de l’univers. Il a décrit comme il sait le faire dans quel enchantement le jeta ce monde nouveau dont les expositions universelles lui offraient quelques échantillons, ces jonques chinoises qui, sous le ciel de Londres, barbouillé de brouillard et de suie, faisaient flotter leurs étendards qu’avaient caressés les brises des antipodes, et ces maisons bizarres avec leurs meubles de bambou et leurs tentures brodées d’animaux fantastiques, et, sous les pagodes aux toits retroussés, ces bouddhas au gros ventre, au sourire équivoque, qui semblent se moquer de leurs adorateurs et d’eux-mêmes, ce qui lui faisait dire plaisamment que les religions finiraient peut-être par l’incrédulité des dieux. Toutes ses descriptions débordent d’admiration et de joie : on voit bien que cet aperçu incomplet de l’extrême Orient n’avait fait qu’ajouter au désir qu’il avait de le mieux connaitre. Ce désir qu’il n’a pas satisfait lui-même, il l’a transmis à sa fille, et elle au moins a pu pénétrer plus avant dans le génie de ces peuples en s’initiant à leur littérature, dix-sept ans elle traduisait, dans le Livre de Jade, un choix de poésies chinoises ; plus tard elle faisait applaudir cent cinquante fois de suite, sur un de nos premiers théâtres, une pièce japonaise, la Marchande de Sourires, et depuis elle n’a cessé de nous donner des nouvelles et des romans où sont fort agréablement reproduites les mœurs et les coutumes de ces races lointaines. Oserai-je dire, moi qui ne suis qu’un profane en chinois et en japonais, que ce qui me plaît surtout dans ces ouvrages c’est qu’on y trouve autre chose que du japonais et du chinois. La couleur locale sert de cadre au récit, mais les passions et les caractères y sont de tous les pays. Si les personnages y portent des vêtements différents des nôtres, il suffit d’écarter la tunique de soie pour sentir battre un cœur d’homme. Sous ce brillant décor dont tant d’autres se contentent, Mme Judith Gautier a mis des êtres vivants : c’est un des principaux mérites de ses livres. L’étrangeté des mœurs, l’éclat des costumes, la beauté des paysages attirent les lecteurs, et les charment par la surprise, mais c’est ce fond de nature humaine qui les retient et qui donne aux auteurs un succès qui dure.

J’éprouve quelque embarras à parler des ouvrages de M. de Curel, auquel l’Académie a donné le prix Calmann Lévy. Ce sont des pièces de théâtre, et d’un genre particulier. Pour les apprécier comme il convient, il ne faut pas les déplacer de leur milieu, qui aide à les comprendre, et, quoiqu’elles ne ressemblent pas tout à fait aux autres et que M. de Curel ait, dans son groupe, une attitude très personnelle ; il est bon, pour juger ce qu’il a fait, de se demander d’abord ce qu’autour de lui on a voulu faire. Or je manque ici de compétence et ne suis guère au courant des choses du théâtre. Ce que je puis dire, ce que personne n’ignore, c’est que, dans ces dernières années, il a été fait un grand effort pour renouveler l’art dramatique. En soi, cette tentative n’a rien que de très naturel ; je n’ai pas encore oublié mes classiques, et je me souviens de cette grata novitas dont Horace fait un devoir si rigoureux aux auteurs comiques. Mais si c’est un devoir pour eux, c’est aussi un danger. Quand on cherche trop le nouveau, on s’expose à trouver l’invraisemblable ; pour créer des personnages qui ne ressemblent pas à tout le monde, on risque d’en faire qui ne ressemblent à personne. Il faut bien se dire aussi que les pièces de théâtre ont un fond qui ne peut pas indéfiniment changer C’est en réalité la même comédie qui se joue depuis qu’il y a des femmes et des hommes, et qu’ils vivent ensemble : puisqu’on fait toujours les mêmes choses depuis que le monde existe, il faut bien se résigner à dire un peu les ‘liernes choses. Mais peut-être ne devons-nous pas attribuer à ces tentatives une importance exagérée. Il est possible que beaucoup de ceux qui ont affecté de heurter nos habitudes et de prendre le contre-pied de ce qui s’était fait jusqu’à présent aient simplement voulu appeler sur eux l’attention et se faire connaître plus vite. J’entends dire que plusieurs, une fois leur but atteint, ont changé de méthode et se sont remis discrètement dans les voies anciennes. Je ne crois pas qu’on doive attendre rien de pareil de M. de Curel. Personne n’est plus étranger que lui aux calculs de ce genre : il écrit de nature : il dit ce qu’il pense, comme il le pense. Il se sert de la forme dramatique parce qu’elle lui a paru la plus propre à répandre ses sentiments ; peut-être l’a-t-il choisie sans bien savoir quelles en sont les conditions et les nécessités. Il ne s’est pas demandé si, quand on travaille pour être entendu de la foule réunie, il ne faut pas éviter d’être trop raffiné, trop subtil, et s’il n’y a pas un degré de métaphysique et de psychologie que le théâtre ne comporte pas. Dans son horreur instinctive pour tout ce qui est artifice et convention, il ne paraît pas se douter que le théâtre lui-même est un artifice et qu’il y a quelques conventions indispensables pour qu’un auteur puisse communiquer avec le public. Mais s’il néglige les qualités de métier, c’est qu’il ne fait pas un métier. Sa pensée est plus haute. Il a été frappé de certains problèmes, les plus importants peut-être et les plus douloureux de notre temps. Il n’en a pas trouvé la solution, il ne se flatte pas de nous la donner ; il les pose et les discute devant nous, il nous dit avec une sincérité parfaite les anxiétés, les troubles qu’ils lui causent et, parvient à nous les faire partager. Je ne sais rien en ce genre qui nous remue davantage que certaines scènes des Fossiles, de la Nouvelle Idole, du Repas du Lion. Il est aisé de relever les défauts de ces pièces comme œuvres de théâtre : l’auteur ne semble pas s’être donné la peine de les dissimuler ; mais il est difficile de résister à l’émotion qu’on éprouve en les lisant. Je suis tenté de leur appliquer ce mot de La Bruyère « Quand une lecture vous élève l’esprit, ne cherchez pas d’autre règle pour juger de l’ouvrage : il est bon et fait de main d’ouvrier. »

Je n’ai plus, pour achever ce qui concerne la littérature proprement dite, qu’à vous parler du prix Archon-Despérouses, que l’Académie décerne à des œuvres poétiques. Il est partagé entre le Clos des Fées, de M. Gabriel Vicaire, et le volume que M. Albert Samain appelle Au Jardin de l’Infante.

M. Gabriel Vicaire est connu de l’Académie, et son talent fut apprécié de la place d’où je parle lorsqu’un prix fut accordé à ses Émaux Bressans. Dans les volumes qu’il a publiés depuis, dans celui que l’Académie couronne aujourd’hui, on retrouve les qualités qui lui ont donné ses premiers succès, une inspiration aimable et facile, une naïveté malicieuse, une grâce légère, un tempérament à la fois sensuel et sentimental, une pointe d’épicurisme, qui n’exclut pas quelques accès de mélancolie vite dissipés. Ce sont des qualités vraiment françaises, auxquelles l’Académie se plaît à décerner une nouvelle marque de sympathie.

Albert Samain est un nouveau venu. Il tient une place délite dans le groupe des jeunes poètes, et, comme eux, il prend quelquefois avec la prosodie traditionnelle des libertés qui paraissent bien inutiles, car les pièces où il sen abstient sont les meilleures de son recueil. Son volume a déjà obtenu, — rare fortune pour un livre de vers, — plusieurs éditions. Si vous voulez savoir ce qui lui a mérité ce succès, le rapporteur, un poète, qui ne cesse pas de l’être, même quand il écrit en prose, va vous le dire : « Dans la poésie de M. Albert Samain, sur qui Baudelaire et Verlaine ont exercé une influence évidente, il faut moins chercher des pensées précises et des sentiments bien définis que des sensations, du rêve et de la musique. Infiniment délicat, épris des nuances subtiles, des correspondances lointaines, c’est un poète d’automne et de crépuscule, un poète de douce et morbide langueur, de noble tristesse. On respire, dans son livre, l’odeur faible, le parfum d’adieu des chrysanthèmes à la Saint- Martin. »

À ces deux noms, l’Académie en a ajouté un troisième, celui de M. Valère Gille, qui nous envoie de Bruxelles, sous ce titre : la Cithare, un volume remarquable de poésies antiques, où se retrouve l’inspiration d’André Chénier et de Leconte de Lisle. Ce volume est dédié par le poète à ses amis Iwan Gilkin et Albert Giraud, « en souvenir de la campagne qu’ils ont faite ensemble pour le triomphe de la tradition française en Belgique. ». Ces quelques mots vous expliquent l’intérêt particulier que l’Académie porte à M. Valère Gille. Il fait partie de ce groupe de jeunes Belges qui travaillent depuis quinze ans à créer dans leur pays un mouvement littéraire analogue au nôtre, et qui y ont réussi. En ce moment, ses amis et lui sont occupés à défendre leur langue, — la nôtre, — contre l’envahissement des idiomes locaux. L’Académie ne pouvait rester indifférente à ces luttes. Partout où sonne la langue française, depuis la Belgique et, la Suisse romande jusqu’à ce lointain Canada, qui conserve un si pieux souvenir de la vieille patrie, qui hier encore inaugurait avec tant d’enthousiasme la statue de Champlain sur la place de Québec, l’Académie sent bien qu’elle a un devoir à remplir. Il faut qu’elle tende la main à ces amis, à ces Français du dehors, qui n’ont pas désespéré du génie de la France, et, malgré ses malheurs, lui restent fidèles. C’est un devoir auquel elle ne manquera pas.

J’arrive maintenant aux prix attribués à l’histoire, que j’ai réservés pour la fin. Je crains bien, en voulant leur faire une place d’honneur, de les avoir mal servis. Le temps que votre complaisance m’accorde est presque écoulé, et je vais être obligé d’aller encore plus vite. Sur les treize ouvrages que l’Académie a couronnés, c’est à peine si j’en pourrai mentionner cinq ou six.

Nous avions cette année quatre concours plus spécialement historiques, les prix de Courcel, Thiers, Thérouanne et Gobert. Le prix de Courcel est nouveau. Il conservera le souvenir de l’honneur que l’Angleterre et les États-Unis ont fait à M. le baron de Courcel, et en sa personne à notre pays, en le choisissant comme arbitre dans leur différend à propos des pêcheries de Behring. M. de Courcel, en fondant ce prix, a demandé qu’il fût donné à un travail sur les premiers temps de l’histoire de France jusque vers l’an mil. Comme on n’était pas averti, les concurrents ont manqué. Le seul ouvrage de mérite qui ait été présenté au concours est la Gaule mérovingienne de M. Maurice Prou, qui n’a d’autre prétention que d’être un bon livre élémentaire, résumant d’une façon claire et précise ce qu’on sait de positif sur cette époque obscure. L’Académie lui a décerné une récompense de 1 000 francs.

Pour le prix Thiers, elle a remarqué surtout deux ouvrages importants ; celui du R. P. Pierling, de la Compagnie de Jésus, composé sur des documents entièrement nouveaux, nous entretient des rapports des papes avec la Russie, depuis le concile de Florence jusqu’à la fin du XVIe siècle. On trouvera peut-être qu’il n’y avait pas un bien grand intérêt à revenir sur des relations aussi lointaines et qui ont eu des résultats assez médiocres ; mais le P. Pierling a raison de croire que, dans le passé quel qu’il soit, il y a toujours quelque chose qui fait mieux comprendre le présent, et permet de prévoir l’avenir. Le livre de M. Seignobos, que l’Académie rapproche de celui du P. Pierling, est un effort d’une rare vigueur pour rassembler, concentrer, enchaîner les faits principaux de l’histoire des nations de l’Europe depuis 1815 jusqu’au traité de Berlin. M. Seignobos, qui n’a cherché qu’à être utile, n’a pu se défendre d’être intéressant ; son livre est un de ceux qu’on ouvre pour se procurer un renseignement dont on a besoin, et que l’on continue à lire après qu’on a trouvé ce qu’on y cherchait.

En tête des ouvrages couronnés dans le concours Thérouanne, nous en trouvons un de M. Berthold Zeller qui, avec les deux volumes précédemment publiés, achève de nous faire connaître les premières années du règne de Louis XIII. La matière de ce dernier volume est assez mince ; elle ne contient guère d’important que les États Généraux de 1614 et les mariages espagnols. Le reste est rempli d’obscures intrigues qui achèvent de déconsidérer le gouvernement et de ruiner la France. Si l’intérêt de ces récits est médiocre, c’est la faute des événements et non de M. Zeller, qui les a très clairement racontés, en se servant des dépêches des ambassadeurs italiens. Dans la discussion dont son livre a été l’objet à l’Académie, un historien a fait remarquer avec beaucoup de force qu’il faut savoir gré à ceux qui ont le courage de ne pas négliger ces tristes époques ; il est nécessaire de les connaître pour apprécier l’œuvre des grands ministres et des grands rois qui ont restauré l’autorité, et rendu au pays sa grandeur. J’ajoute que si l’on ne traçait jamais que le tableau des époques brillantes et heureuses, ce serait vraiment à désespérer ceux qui n’ont pas eu le bonheur d’y vivre. Ils trouvent au contraire une sorte de consolation à savoir que d’autres ont connu les maux dont ils souffrent, et reprennent courage quand ils se disent que pour eux aussi il se prépare peut-être dans le lointain quelque Richelieu qui les tirera de leurs misères.

Reste le prix Gobert, le grand prix Gobert, comme on l’appelle quelquefois, à cause de l’importance qu’il a prise dans nos concours. Cette année, nous l’avons attribué à M. Henri Welschinger. Peut-être, si l’on s’en tenait exclusivement au Roi de Rome, le dernier livre qu’il ait publié, et celui qu’il avait plus particulièrement présenté à l’Académie, serait-on tenté de trouver que cet ouvrage, malgré son mérite, n’a pas l’étendue, et l’ampleur des œuvres considérables auxquelles le prix a été jusqu’à présent donné. Mais l’Académie a jugé qu’il faisait partie d’un ensemble dont il était juste de ne pas le séparer, et c’est à cet ensemble que s’adresse sa récompense. M. Welschinger, depuis une quinzaine d’années, a écrit sur le premier Empire une série d’études qui sont comme des épisodes d’une grande histoire ; le même esprit les anime ; on y trouve les mêmes qualités de recherche patiente, d’observation ingénieuse, d’indépendance d’opinion. C’est d’abord un travail fort intéressant sur la censure pendant le règne de Napoléon Ier. On sait avec quelle rigueur elle fut exercée, et les tracas qu’elle fit subir à tout ce qui tenait une plume. Veut-on connaître quel en fut le succès définitif ? Napoléon lui-même s’est chargé de nous l’apprendre. « Décidément, disait-il dans les dernières années, la censure n’est bonne à rien. C’était bien la peine en vérité de supprimer tous les journaux politiques de Paris, excepté quatre, d’expurger Rodoqune et Athalie, de poursuivre Mme de Staël à travers toute l’Europe et de mettre au pilori son livre de l’Allemagne, pour aboutir à cette conclusion. Dans ses autres ouvrages. Le duc d’Enghien, Le maréchal Ney, et même Le divorce de Napoléon, M. Welschinger s’occupe de procès célèbres, qui ont eu un grand retentissement dans le monde et des conséquences graves pour notre pays ; il les reprend à son tour, les raconte par le détail, et au besoin il les revise. Son impartialité serait complète, si l’on ne s’apercevait de temps en temps qu’il penche du côté de la victime. Le parti auquel elle appartient lui est indifférent : il a commencé par plaindre un Bourbon, et fini par défendre un maréchal de l’Empire. Les politiques trouveront sans doute qu’il a peu de souci de la raison d’État ; c’est vrai, il ne tient compte que de la justice. S’il est convaincu qu’un jugement est inique, ou simplement trop rigoureux, il s’en prend sans hésiter à ceux dont il est l’ouvrage. Il n’épargne ni les grands coupables, Savary, Réal, Fouché, Talleyrand, ni ceux qui ont manqué de courage, comme les membres de l’officialité de Paris, dans le divorce de Joséphine, ni ceux qui manquèrent de pitié, comme les juges du maréchal Ney. Il y a tant de sincérité et d’honnêteté dans ses appréciations, que ceux mêmes qui seraient tentés de le trouver trop sévère osent à peine le lui reprocher. Le Roi de Rome, son dernier livre, est un des récits les plus touchants qu’on puisse lire. Cette grande fortune si brusquement interrompue. cette enfance si étroitement surveillée, dans une cour ennemie, loin d’un père exilé aux extrémités du monde, d’une mère oublieuse de ses devoirs, dont on a dit que c’était la veuve d’un empereur vivant, la mère d’un prince orphelin : puis peu à peu, dans cette jeune intelligence, le réveil des anciens souvenirs, cette passion pour la gloire paternelle qu’on voulait lui laisser ignorer, cette ardeur de travail, ce zèle d’apprendre pour s’en rendre digne, ces éclairs subits d’ambition, ces lueurs d’espérance, ces regards anxieux jetés sur le monde pour y trouver une place, cette fièvre d’action et de mouvement que semble surexciter la vie calme de Schoenbrunn, cette lutte d’une âme ardente et d’un corps débile, ces révoltes contre une maladie qui devient tous les jours plus menaçante, et cette fin, à vingt et un ans, avec le désespoir de n’avoir rien pu faire, quand on est le fils de Napoléon, peut-on rêver une plus tragique destinée ? La vie de ce pauvre jeune homme, sur qui l’Europe avait les yeux, malgré les efforts qu’on faisait pour le tenir dans l’ombre, a été racontée par M. Welschinger avec une émotion qu’il sait faire partager à ses lecteurs

Je n’ai besoin d’aucune transition pour passer des concours d’histoire au prix d’éloquence, puisqu’il s’agissait cette année de faire l’éloge d’un grand historien. Le sujet proposé était un discours sur Michelet. Vingt-huit concurrents ont répondu à notre appel, ce qui prouve que ce sujet a été favorablement accueilli ; plusieurs d’entre eux nous ont adressé des œuvres distinguées où l’on remarque des idées justes, quelquefois nouvelles, et des pages brillantes ; par malheur, presque partout la composition était défectueuse. Ce défaut est de nos jours le plus commun de tous, et il est facile d’en voir la raison. Nos écrivains se sont faits encore plus qu’autrefois les serviteurs du public, et le public n’a jamais été un maître plus impérieux qu’aujourd’hui : il veut être servi régulièrement, à son heure ; il ne souffre pas d’attendre. Pour être prêt quand il l’exige, il a fallu prendre l’habitude d’écrire vite, un peu avant d’avoir pensé. La merveille, c’est qu’en écrivant vite il y en ait qui trouvent le moyen de bien écrire, et qu’il se soit formé, dans nos journaux, toute une élite d’improvisateurs surprenants. Mais on comprend que ce soit à la condition d’exprimer les idées un peu au hasard, comme elles viennent. Pour établir entre elles un lien rigoureux, pour les choisir, les classer, en former un ensemble bien ordonné, il faudrait méditer, réfléchir ; et qui donc, dans cette fièvre de production, a le loisir de le faire ? C’est ainsi que se perd peu à peu chez nous l’art si éminemment français de composer. Cependant, parmi les discours que nous avons reçus, il s’en est rencontré un qui possède à un degré remarquable cette qualité devenue si rare. L’auteur a compris qu’en quelques pages il ne pouvait pas tout dire, et il s’est décidé à ne pas entamer ce qu’il ne pourrait traiter qu’incomplètement ; il a négligé la biographie si intéressante du grand historien, il s’est résigné à ne pas entrer dans le détail de ses œuvres : c’est à peine s’il mentionne en deux mots ces charmants petits ouvrages, l’Oiseau, l’Insecte, la Mer, la Montagne, que la France entière a dévorés. Dès le début son parti est pris, il ne traitera qu’une question, la plus importante, mais aussi la plus difficile de toutes : comment Michelet a-t-il compris l’histoire, quel est son système, sa méthode, sa façon de grouper, de disposer les faits, de leur rendre la vie ; et pendant tout le cours de son travail, il ne s’est pas laissé distraire un moment de son dessein. Je crois bien qu’on pourrait trouver chez ses concurrents des passages d’un intérêt plus vif, d’une couleur plus éclatante, mais nulle part ailleurs que chez lui, il n’y a une composition aussi serrée, un ensemble aussi solide. C’est ce qui nous a décidés à lui donner le prix. L’auteur est M. Jean Brunhes, ancien élève de l’École normale, professeur à l’Université de Fribourg.

Lorsque, il y a deux ans, l’Académie choisit le sujet qu’elle a mis au concours on ne soupçonnait pas qu’au moment où elle décernerait son prix la France devait célébrer le centenaire de Michelet. Elle est heureuse de cette coïncidence qui lui permet d’apporter elle aussi son hommage au grand écrivain. Les études historiques ont été certainement l’une des gloires du siècle qui finit. Parmi cette élite d’historiens dont il s’honore, Michelet a toujours tenu une place importante ; mais, si je me rappelle bien le passé, il me semble que, de son vivant, on ne le mettait, pas aussi haut qu’aujourd’hui. Depuis quelques années, nous lui sommes devenus plus favorables, et ce que nous venons de voir montre bien le rang qu’il a pris dans l’admiration publique. Ce n’est pas assurément un simple caprice de la mode et je ne puis m’empêcher de penser que les honneurs qu’on lui a rendus, et auxquels la jeunesse a pris une si grande part, avaient une signification plus haute. Ne serait-ce pas, je me le demande, que les jeunes générations sont lasses de ces systèmes pessimistes qui découragent l’homme de vouloir et d’agir, et qu’étant à la recherche d’un principe de foi et d’action elles ont été séduites par cet optimisme imperturbable, qui, malgré tant de mécomptes, a proclamé jusqu’à la fin que l’homme est foncièrement bon et que la victoire resterait à la justice et à la liberté ? N’est-ce pas aussi qu’elles ont été charmées de cet idéalisme tenace qui s’obstine à croire qu’il y a autre chose ici-bas que des besoins matériels à satisfaire, qui, dans l’histoire, tout en faisant leur part aux influences de la race et du milieu, affirme que l’homme n’est pas leur esclave, et que, selon le mot de Vico, il se fait à lui-même sa destinée’ ? Enfin, quand on applaudissait avec tant d’entraînement à cette générosité d’âme qui plaint les victimes et relève les vaincus, qui s’attache de préférence aux faibles, aux humbles, aux opprimés, qui, dans ces merveilleux tableaux de la nature, jette un regard d’amour et de pitié sur les êtres les plus obscurs et les plus méprisés, n’était-ce pas une façon de répondre aux provocations insolentes de ceux pour qui c’est une loi de ne glorifier que le succès et de n’adorer que la force ?

Si j’interprète bien le sens de cet élan de sympathie dont nous venons d’être les témoins, si vraiment il y faut voir un hommage rendu à de nobles sentiments qu’on avait peut-être un peu oubliés, un retour vers une façon plus élevée, plus humaine, de comprendre l’histoire et la vie, vous jugerez, je crois, Messieurs, qu’il y a lieu de nous en féliciter, et que c’est un heureux symptôme pour l’avenir.