Discours de réception de Jean Barbier d’Aucour

Le 29 novembre 1683

Jean BARBIER d’AUCOUR

Discours prononcé le 19. Novembre. 1683 par Mr. DAUCOUR lorfqu’il reçû à la place de Monfieur de Mezeray.

 

Messieurs,

Permettez-moy de vous dire, que n’ayant jamais rien tant souhaité que l’honneur de prendre la place que vous m’avez fait la grace de m’accorder dans votre illustre Assemblée ; jamais aussi je n’ay esté plus affligé que du malheur qui m’a empesché jusqu’icy de profiter d’un si grand avantage.

Ce retardement qui est un effet de ma douleur, doit vus convaincre, Messieurs, qu’elle a esté extrême : mais vous sçavez d’ailleurs qu’elle ne pouvoit pas estre moindre, puisque vous en connoissez la cause, & que dans la perte que j’ay faite, toutes les Académies des Arts & des Sciences ont perdu un sage Mécène, qui avoit pour elles une estime & une affection particulière.

Je suis persuadé, Messieurs, qu’après les honneurs publics que vous avez rendus à sa mémoire ; je ne sçaurois mieux suivre vostre intention, ny entrer plus favorablement dans cette illustre Compagnie, qu’en vous parlant de ce grand homme, qui en a esté un des principaux ornemens.

Tout ce qu’il y a de grand dans le Royaume en parle aujourd’huy, & nous représente l’importance de la perte que nous faisons.

Si l’on regarde la gloire de la France, & la prospérité de ses rames ; c’est luy qui formant sa conduite sur la sagesse du Roy, trouvoit les moyens de payer & d’entretenir des Armées toujours victorieuses.

Si l’on considère l’ordre admirable de la police dans toutes ses parties ; l’air devenu plus pur par la netteté des rues ; la nuit presqu’aussi claire que le jour ; la seureté publique dans la ville & à la campagne, au lieu qu’autrefois à peine on estoit en seureté dans sa maison ; c’est luy qui par son application à exécuter les ordres du Roy, a fait cet heureux changement, que tant d’autres Ministres avant luy avoient toujours promis de faire.

Si l’on jette les yeux sur la pompe & la magnificence des Maisons Royales ; si on les trouve toutes remplies de ces meubles précieux qui représentent avec tant d’éclat aux Ambassadeurs de tous les Rois du monde, la Grandeur & la Majesté de l’Estat. C’est luy qui excité par l’amour que le Roy a toujours eu pour les beaux Arts, les a fait fleurir dans ce Royaume, & l’a rendu riche en toutes sortes d’excellens Ouvrages & de sçavans Ouvriers ; estant certain qu’il y en a plus aujourd’huy dans la France que dans tout le reste de l’Univers.

Ce grand homme n’avoit pas plus de plaisir que de voir travailler tous les Arts, à immortaliser la gloire des grandes actions du Roy. Il voiloit mesme que la grandeur incroyable de ses actions fust en quelque sorte marquée par la grandeur prodigieuse des marbres qu’il faisoit tailler pour les représenter. Et c’est dans ce dessein que depuis quelques années il employoit toute la force & la hardiesse de l’art à former un groupe de figures collossales. Si prodigieusement grand que l’antiquité n’a rien vu de pareil, & ne luy peut rien comparer que la grandeur imaginaire du dessein de ce fameux Sculpteur qui offrit à Alexandre de luy faire sa statue d’une montagne tout entière.

Mais ce fidelle Ministre a porté son zèle encore plus avant. Et n’estant pas satisfait d’avoir gravé en cent manières différentes les victoires de son Roy, sur le marbre & sur les métaux ; il a voulu encore, pour ainsi dire, écrire son auguste nom jusque sur le front des étoiles par les sçavantes observations Astronomiques qu’il a fait faire, & qui portant le nom de Louis comme celles qui portent le nom de César, serviront de loy à toutes les nations de la terre, à cause de leur extrême justesse ; de sorte qu’il sera dit à la gloire de la France, suivant l’intention de ce grand homme, que les François donnent les loix à tous les peuples du monde, ou par la force de leurs armes, ou par la force de leur génie.

Tant de grandes choses si avantageuses à l’Estat, & en tant de manières différentes, sont les effets d’une vertu encore plus grande & plus rare : je veux dire de cette fidélité incorruptible & incomparable avec laquelle il a manié les finances pendant plus de vingt années. Il est le premier qui ait trouvé le fil de ce labyrinthe ; il est le seul qui ait eut le courage d’en chasser les monstres qui s’y estoient retirez ; la fraude, l’ambition, le péculat. Il l’a fait avec un travail & une constance qu’on ne sçauroit jamais représenter ; & au lieu de ces faux détours où l’on s’égaroit à chaque pas ; au lieu de ces sentiers obscurs, où l’on perdoit le jour à chaque moment, il a ouvert de grandes routes qui découvrent par-tout, & laissent voir le plus beau & le plus riche Domaine qu’il y ait dans le monde.

Le Roy mesme y est entré, & ce fidelle Ministre luy a fait voir des choses qu’aucun des Rois ses prédécesseurs n’a jamais veu ; le fonds & le secret des Finances. Ce qui doit estre compté parmi nos triomphes, & comparé à nos plus grandes conquestes ; estant certain que l’ordre establi dans les Finances du Roy, vaut davantage à la France, que la conqueste des Indes ne valut jamais à l’Espagne.

Par cet ordre admirable des Finances, qui est une imitation de la sagesse du Roy, ce grand homme qui les a maniées a pu y trouver les moyens de soutenir pour la gloire de l’Estat des dépenses ausquelles on ne sçauroit penser sans étonnement. Des armées de deux cens mille hommes qui portoient par-tout la pompe & l’abondance, aussi bien que la terreur & la victoire : ces immenses Fortifications qui sont comme autant de montagnes artificielles qui entourent tout le Royaume ; ce nombre prodigieux de Vaissaux qui commandent toutes les mers. Ces Arsenaux & ces Magasins de guerre que les estrangers ne sçauroient regarder sans frayeur ; ces Bastimens qu’on voyoit s’élever avec une magnificence & une promptitude qui tenoit de l’enchantement ; ces lieux de plaisance où l’on trouve toutes les sortes d’arbres, de plantes, & d’animaux que la nature ne sçauroit produire qu’en des climats tout différens ; ces sçavantes Académies où se forment tant d’excellens hommes dans tous les beaux arts ; ces royales Manufactures, où la soye, l’argent, l’or, & les pierreries sont la matière d’une forme qui est encore infiniment plus précieuse. Avec cela les charges ordinaires de l’Estat, les frais des Ambassades & des Négotiations, les gages des Officiers, les gratifications de gens de Lettres, que la libéralité du Roy va chercher jusques dans le fond du Nort. Toutes ces choses subsistoient avec une magnificence digne de l’Empire du monde, par les soins de ce grand homme, qui a fait ainsi un sacrifice perpétuel de sa vie à la gloire de son Prince, & à la grandeur de l’Estat. Sacrifice heureux mais que je puis aussi appeler sanglant, par toutes les peines & les fatigues qu’il a souffertes. Jamais homme n’a travaillé avec tant de force, tant de confiance, tant d’expédition. Tout son Ministère n’a esté qu’une action continuelle, sans distinction de jour & de nuit. Le sommeil n’entroit que dans ses yeux, & jamais dans son cœur ; ses paupières se fermoient, sa main cessoit d’écrire ; mais son esprit ne cessoit point de travailler. Et combien de fois ay-je eu l’honneur de recevoir de luy avant le jour, des ordres dont la suite, le nombre, & le détail faisoient voir qu’il y avoit pensé toute la nuit. Pourquoy faut-il que des hommes d’un mérite si rare soient sujets au sort commun de tous les autres ? Et pourquoy la durée de leur vie n’est-elle pas au moins proportionnée au nombre des grandes actions qu’ils ont faites ? Je sçay bien que c’est par une juste loy de la Providence ; mais cependant quand je vis tout d’un coup cette grande lumière éteinte, & ce grand mobile arresté, mon estonnement fut extrême ; & je me trouvay saisis d’une douleur qui ne m’a pas laissé la liberté de me présenter plustost devant vous. Il est vray, Messieurs, qu’elle est cause aujourd’huy que j’y parois avec moins de timidité, & j’avoue qu’ayant à parler à une Compagnie toute composée des plus éloquens hommes qui soient dans la république des Lettres, si je n’avois pas eu l’esprit plein de douleur, je l’aurois eu tout plein de crainte ; et je ne puis encore sans trembler, penser à l’obligation où je me trouve de vous faire un remerciement qui devroit mériter par sa beauté & son élégance la faveur que vous m’avez faite de m’accorder la place de cet illustre Académicien qui s’est rendu célèbre par ses livres d’Histoire, & qui a travaillé avec tant d’application au grand ouvrage de votre Dictionnaire.

Je connois trop, Messieurs, la grandeur de ce bienfait pour entreprendre d’y répondre par un discours ; mais puisqu’il ne m’est pas permis de me taire, je ne parleray seulement que pour montrer par quelques-uns des avantages de votre illustre Académie, qu’au moins je conçois parfaitement combien est grand l’honneur d’y estre associé.

Je ne m’arresteray point à y considérer les premières & les plus hautes dignitez du Royaume qui en relèvent encore le mérite ; je passe tous ces titres d’honneur pour dire que c’est une assemblée d’Esprits choisis, qui travaillent à mettre nostre langue dans sa dernière perfection. Et comme après la raison, qui est l’essence de l’homme rien ne luy est si propre ny si utile que la parole sans laquelle la raison mesme ne sçauroit se faire connoistre ; je dis, Messieurs, que l’application que vous donnez à polir & à perfectionner cette parole est un des plus importans usages de la raison, & qui contribue davantage à la gloire & à la prospérité des Estats.

Nous voyons en effet que de toutes les nations de la terre il n’y en a point eu de plus heureuses ny de plus renommées que celles qui ont eu sur les autres l’avantage de bien parler. Et quand nous regardons les Grecs & les Romains, ces deux peuples autrefois les plus florissans comme les plus éloquens de l’Univers, il semble que leur éloquence ait esté la règle & la mesure de leur prospérité. Car enfin parmi les Grecs, ces fameuses villes qui ont surpassé toutes les autres en splendeur, les ont aussi surpassées en éloquence. Et parmi les Romains, l’heureux siècle d’Auguste n’a pas moins esté le comble de l’éloquence Romaine, que le comble de la grandeur & de la majesté Romaine.

Mais on ne s’estonnera pas de cette liaison du bien public avec l’éloquence, si l’on considère que c’est l’éloquence qui récompense le plus magnifiquement ceux qui travaillent pour le bien public ; rien n’estant comparable à cette glorieuse immortalité qu’elle donne, & qu’elle seule est capable de donner.

Car il est vray, Messieurs, (& c’est ce qu’on ne peut assez admirer) qu’il ne s’est trouvé jusqu’icy que la seule force d’une parole éloquente qui ait pu surmonter les efforts du temps, & se défendre de la nécessité de périr. Tout ce que les Arts ont fait durant les premières Monarchies, est entièrement détruit ; l’Empire des Grecs & des Latins est anéanti depuis plusieurs siècles ; mais l’Empire des Lettres Grecques & Latines subsiste encore aujourd’huy, & s’estend par toute la terre.

Voilà, Messieurs, quelle est la gloire que produit cet Art de parler dont votre Académie fait profession ; une gloire qui n’est bornée, ni par les temps, ni par les lieux, & dont la beauté immortelle a toujours esté le plus cher objet des plus grands Héros, & de ceux mesme qui ont fait la conqueste du monde.

J’en prens à témoin Alexandre & César, qui tous deux ont esté si touchez, ou plustost si transportez de l’amour de cette gloire, qu’on peut dire que tout ce qu’ils ont fiat de grand & de merveilleux, ils ne l’ont fait que pour elle.

Qui ne sçait que la passion d’Alexandre avoit que son Histoire fust bien écrite, estoit une passion si forte & si violente qu’il en pleura publiquement sur le tombeau d’Achille en s’écriant : Ô Achille, que vous estes heureux d’avoir esté loué par Homère ! Et une autre fois estant sur les bords de l’Hydaspe, dans la nuit & dans l’orage, il s’écria encore : O peuple d’Athènes, à quels périls je m’expose pour mériter que tu me loues ! Tant il est vray, que ce qu’il désiroit davantage dans la conqueste du monde, c’estoit cette gloire qui est l’ouvrage de la parole.

Mais en cela César n’a pas moins fait qu’Alexandre ; & il avoit tant de passion que la postérité leust son Histoire, qu’il a voulu estre luy-mesme le Héros & l’Historien ; & nous a laissé dans une admirable pureté de style cette excellente Histoire des guerres, qui est aujourd’huy le seul reste de toute sa grandeur. Il écrivoit régulièrement chaque nuit ses exploits de chaque jour, comme s’il n’eust entrepris de les faire que pour avoir la gloire de les écrire. Et aussi quand il se jetta dans la mer pour éviter une conjuration qui estoit sur le point d’estre exécutée, il ne pensa qu’à ses Commentaires, les tenant toujours d’une main, & nageant de l’autre ; bien moins pour sauver sa vie, qui demandoit qu’il nageast des deux mains, que pour sauver son Histoire, qui ne luy permettoit de nager que d’une seule.

Combien donc ces deux grands Empereurs auroient-ils estimé & chéri une Académie comme la vostre, qui leur eust assuré la possession de cette gloire qu’ils aimoient si passionnément ?

Combien auroient-ils loué la sage politique d’avoir assemblé tant de sçavants hommes, pour travailler de concert à former une solide & véritable éloquence, qui est le plus riche trésor du public ; puisque c’est le seul où il peut prendre de quoy récompenser tant de braves hommes dont la valeur est au dessus de toutes les récompenses, & qui les ont mesme toutes méprisées en voulant bien perdre la vie pour le service de l’Estat ?

Mais ce n’est pas là tout ce qu’on doit attendre de vostre Académie ; et si elle encourage & récompense les grands hommes qui défendent l’Estat par les armes, elle peut encore en former d’aussi grands qui le défendront sans armes. Car, n’est-ce pas ce qu’a fait une infinité de fois, & dans les Conseils & dans les Négotiations, cet art de parler dont vous estes les Maistres ? Et n’a-t-on pas vu en divers temps un homme seul, étranger, désarmé & sans autre secours que de la parole, vaincre un puissant Monarque au milieu de ses Estats, & luy enlever tout d’un coup ses armées, son estime & sa protection ?

Joignons à cette éloquence des Ministres & des Ambassadeurs celle des Historiens, des Orateurs & des Poëtes. Ce sont de tous les esprits ceux qui ont plus de dispositions naturelles pour former une Académie comme la Vostre, & ce sont aussi les meilleurs & les plus considérables sujets de la société civile.

On sçait que les Orateurs & les Poëtes ont esté les premiers Politiques du monde. Ce sont eux qui ont civilisé les hommes, qui les ont retiré des forests, qui ont adouci leurs mœurs, qui leur ont apris à vivre en société ; qui enfin ont esté les premiers fondateurs des Estats, comme les Historiens en ont esté les premiers observateurs. Et on peut dire aussi que les excellens Ouvrages des uns & des autres, outre l’honneur qu’ils font à leur Nation, sont encore ceux dont la Politique peut tirer de plus grands avantages.

L’histoire est comme un conseil perpétuel de guerre & de police, où toutes les affaires publiques sont traitées, où les plus fortes véritez sont écrites, où les Rois mesmes sont jugez, & reçoivent les noms de honte ou de gloire qu’ils ont mérité, & qu’ils portent dans toute la suite des siècles ; ce qui est en politique d’une importance & d’une conséquence infinie.

Le Théâtre d’ailleurs qui est le principal sujet de la poësie est aussi une des plus sages, & des plus heureuses inventions de la Politique pour se rendre maistre de l’esprit des peuples. Car le discours y estant soutenu par les spectacles dont le peuple a toujours fait ses délices ; il est aisé de luy inspirer par cette voye tous les sentimens qu’il doit avoir ; l’amour de la patrie, la fidélité envers les Rois, l’obéissance aux magistrats, la bonne foy avec tous les particuliers ; de sorte que le Théâtre est comme une École publique où le plaisir mesme enseigne la vertu. Et il ne resteroit que peu de chose à y réformer pour faire qu’on ne l’accusast plus d’estre contraire à la Religion ; puisque la vertu morale qu’il inspire est déjà une disposition naturelle à la vertu Chrétienne ; ce qui a fait dire à un des plus sçavans Pères de l’Église, que les honnestes gens estoient naturellement Chrestiens.

Je ne dois pas m’étendre icy davantage sur ce sujet, & c’en est assez pour dire qu’une Assemblée comme la vostre, qui est toute composée de personnes illustres ou en poësie, ou en histoire, ou en quelque autre genre d’éloquence, est sans doute, une des plus politiques & des plus célèbres Assemblées que le monde ait jamais veu, & dans laquelle se trouvent les Maistres des peuples, les Conseillers des Rois, les Gouverneurs des Princes, & plus encore, les dispensateurs de cette gloire qui est l’ambition des plus grands Héros, & le plus beau prix que la vertu puisse trouver hors d’elle-mesme.

Il estoit donc bien juste, Messieurs, que le dessein d’établir une telle Compagnie fust conceu & formé par le plus grand Ministre que la France ait jamais eu. Une idée aussi belle ne pouvoit pas manquer d’estre dans l’esprit du grand Cardinal de Richelieu avec celles de tant d’événemens héroïques ; puisque l’amour de la vertu est naturellement uni avec le désir de la gloire ; & que rien n’approche tant du mérite de faire les grandes actions, que l’avantage de les bien écrire.

Mais comme il est glorieux à l’Académie Françoise d’estre l’ouvrage de ce puissant génie, qui donnoit le mouvement à toute l’Europe ; il ne luy est pas moins glorieux à luy-mesme d’en estre le premier Auteur. Car outre que c’est une seureté publique pour l’immortalité de son nom ; c’est encore une illustre preuve de la sublimité de ses lumières qui luy faisoient voir dans l’avenir, que ses grands desseins pour la France seroient un jour exécutez, & qu’il viendroit un temps héroïque dont les merveilles ne trouveroient jamais assez d’Historiens, de Poëtes & d’Orateurs.

Ce temps est venu, Messieurs, & ce qui est encore pour vous un singulier avantage, c’est que le Héros qui fait ce temps admirable doit sa naissance au mesme Roy à qui vostre Académie doit la sienne : comme s’il estoit de l’ordre de la Providence, que l’heureux Prince qui a esté le Père de Louis le Grand, à la gloire duquel cent Académies ne suffiroient pas, fust au moins le Fondateur & l’Instituteur de la vostre. Il semble aussi qu’il eust manqué quelque chose au titre de Juste que ce mesme Prince a mérité par tant de vertus, s’il n’eust pas fondé une Académie qui exerce la plus belle partie de la justice, puis qu’elle rend à la vertu héroïque la gloire immortelle qui luy est deue.

C’est peut-estre aussi par cette mesme raison qu’un illustre Chancelier, qui n’estoit pas moins le Chef de la Justice par la grandeur de son mérite que par l’éminence de sa charge, reçut l’Académie Françoise avec amour, & la logea dans son Palais, qui estoit le premier Tribunal du Royaume. Heureux présage, qu’elle devoit un jour approcher du trône, & loger dans cette auguste maison de nos Rois, où elle est depuis plusieurs années par la faveur incomparable du plus grand Roy qui fut jamais.

C’est là, Messieurs, le comble le la gloire pour l’Académie Françoise, (& ce le seroit pour le monde entier) que Louis le Grand s’en soit déclaré le Protecteur ; & qu’il ait bien voulu prendre pour elle un nom qui ne marque pas moins de bonté que de puissance.

Que vous estes heureux, Messieurs, de pouvoir appeler votre Protecteur, celuy que toutes les bouches de la Renommée appellent le Vainqueur des Rois, le Maistre des Mers, l’admiration de toute la Terre. Que ne puis-je vous représenter les héroïques vertus qui luy ont mérité ces noms glorieux qu’il porte seul entre tous les Rois du monde ! C’est par là que je me rendois digne de la grace que vous m’avez faite, & que j’acheverois parfaitement l’éloge de l’Académie Françoise, en faisant voir toute la grandeur de son Auguste Protecteur. Souhaits inutiles, autant qu’agréables, vous ne serez jamais accomplis parce qu’il est de la nature de toutes les choses qui sont extrêmement grandes de ne pouvoir estre représentées.

Mais comme il n’y a point de veue assez forte, pour découvrir toute l’estendue de la mer, & qu’il n’y en a point aussi d’assez foible pour ne pas voir qu’au moins c’est la mer. De mesme on peut dire que les plus sublimes Génies ne sçauroient jamais exprimer toute la grandeur du Roy ; mais que les plus médiocres esprits peuvent toujours en marquer assez pour montrer au moins que c’est luy, & pour le distinguer de tous les autres Rois de la terre.

J’oseray donc, Messieurs, dans cette pensée, vous nommer seulement quelques-unes des grandes actions qui remplissent tout son règne, & qui en font un siècle aussi merveilleux que le siècle mesme des fables.

Quelle nation n’a point esté estonnée du bruit, de l’éclat, du nombre, & de la rapidité de ses victoires ? Tant de villes prises en moins de temps qu’il n’en faudroit pour en lever les plans ! Mais encore quelles villes ? Il ne faut que les nommer pour jetter la terreur dans les esprits. Dole, Besançon, Nimegue, Mastric, le Fort de Schink, Saint-Omer, Lisle, Valencienne, Cambray, & cent autres dont la moindre pouvoit soutenir un siège de plusieurs années. Le Roy les a toutes prises en moins de trois Campagnes, renversant tous les remparts, surmontant tous les obstacles, passant à la nage les plus grands fleuves, & prévenant toujours la Renommée par des coups aussi prompts que les coups de foudres, où le feu paroist toujours avant le bruit ; de sorte que la pluspart des villes estoient prises, avant qu’on pust seulement sçavoir si elles estoient assiégées.

Voilà, Messieurs, ce que toute l’Europe a vu ; mais la postérité le croira-t-elle ? Y aura-t-il une éloquence qui puisse persuader ce que cette valeur a pu faire ? Et une gloire si grande n’aura-t-elle point le mesme effet qu’une trop grande lumière qui obscurcit au lieu d’éclairer ? C’est à vous, Messieurs, avec cet Art de la parole où vous excellez, de donner de la vray-semblance à ces estonnantes véritez ; & peut-estre sera-t-il nécessaire d’en diminuer l’éclat pour n’en perdre pas la créance.

En quoy il faut avouer que la gloire de Louis est bien au dessus de celle d’Alexandre ; puisque ce vainqueur de l’Asie fit répandre sur les bords du Gange des armes beaucoup plus grandes que la taille naturelle des hommes, afin que par cette fausse grandeur il pust faire paroistre ses exploits plus grands & plus dignes de la postérité : au lieu que les exploits du Roy sont si grands par eux-mesmes, que pour faire que la postérité les croye, il faudra peut-estre les amoindrir. Et si elle ne jugeoit que par eux de la force & de la taille des soldats dont il s’est servy, elle ne s’imagineroit pas moins que des geans, & n’auroit que des idées d’enchantemens & de métamorphoses ; rien n’estant plus propre à fonder le merveilleux de la fable, que la vérité d’une Histoire, telle que le passage du Rhin à la nage, la prise de Mastric en treize jours, & celle de Valencienne en une heure.

Il en est de mesme de cette fameuse & triple Alliance dont il a rompu le nœud, plus fatal sans doute que cet autre, au dénouement duquel les anciens Oracles disoient que l’Empire du monte estoit attaché.

Je ne m’arrresteray point à tant d’autres exploits qu’il a faits par la seule force de son nom prononcé au milieu de ses armées. En Hongrie où il a sauvé l’Allemagne de la tyrannie des Infidelles ; en Sicile où il a brûlé devant Palerme une Flotte qui estoit la plus belle espérance des ennemis ; En Barbarie où les Pirates d’Alger qui se vantoient de tenir toutes les mers captives, sont eux-mesmes enchaisnez & foudroyez dans leur ville, qui sera bientost leur tombeau, s’ils ne reçoivent la paix & la vie aux conditions qu’il voudra leur imposer.

Mais ce qui est encore audessus de tout ce que je viens de dire, & ce qui fait sans doute le comble de la toute-puissance d’un Monarque, c’est la promte & incroyable soumission de Strasbourg. Cette ville si jalouse de s prétendue liberté, & si fière par la force terrible de ses remparts & de son canon, estoit regardée de toute l’Europe, & se regardoit elle-mesme comme devant servir d’une borne éternelle entre la France & l’Allemagne ; mais le Roy dont la puissance n’est plus bornée que par sa justice, ayant considéré que cette place luy appartenoit par un Traité de Paix, & ne voulant point troubler cette paix par le bruit des armes, il a seulement prononcé : Que Strasbourg se soumette, & Strasbourg s’est soumis. Puissance plus qu’humaine ! & qui ne peut estre comparée qu’à celle qui en créant le monde, a dit : que la lumière soit faite, & la lumière fut faite.

Il faut l’avouer, Messieurs, jamais Potentat sur la terre n’a porté si haut la Majesté royale. Et en quelque estat que ce Prince puisse estre, quoy qu’il fasse ou qu’il ne fasse pas, il paroist toujours avec une grandeur infinie. S’il parle, c’est une parole effective qui semble produire les choses mesmes qu’elle signifie ; s’il ne parle pas, c’est un silence qui estonne, & dans lequel on sçait bien que se forme le destin des Estats. S’il fait la moindre démarche, son action donne le mouvement à toute l’Europe, s’il n’en fait aucune, son repos tient tout l’Univers en suspens. Enfin quoy qu’on regarde en luy, parole, silence, mouvement, repos, tout y est grandeur, gloire, puissance, autorité.

Mais ce qui mérite encore destre admiré parmy toutes ces merveilles également visibles & incroyables, c’est la modération du Héros qui les a faites, c’est de voir qu’après tant de grands événemens il soit aussi peu émeu que s’il ne luy estoit rien arrivé d’extraordinaire, & comme s’il avoit un cœur à qui il fust aussi naturel de vaincre, qu’il est naturel aux autres de respirer. Combien une si rare modération nous fait-elle voir que son ame est grande & élevée ? Car puisqu’elle est capable de concevoir toutes ses victoires & ses triomphes, sans qu’elle en soit plus émeue, ce ne peut estre qu’à cause de sa grandeur infinie ; de mesme que la Mer reçoit tous les Fleuves sans en estre plus enflée, à cause de don immense estendue.

Il ne faut donc pas s’estonner si dans une ame si grande & si haute il se trouve des vertus qui sont encore audessus de cette valeur, & de cette puissance dont les coups prodigieux ont estonné tout l’univers. Et en effet avoir rendu la Bourgogne pur ne pas manquer à sa parole, c’est plus que de l’avoir conquise en huit jours d’hyver. Avoir sauvé Valencienne du pillage & de la violence des soldats ; c’est plus que de l’avoir emportée dans une heure. Avoir offert & donné la paix à des ennemis cent fois vaincus, c’est plus que de leur avoir cent fois enlevé la victoire.

Mais comment pouvoir dire tant d’autres actions qui rendent son règne incomparable, & qui valent plus encore que la prise des villes & que le gain des batailles ?

Comment représenter son admirable assiduité dans ses Conseils, une assiduité aussi réglée que le lever & le coucher du soleil, une assiduité telle qu’on peut dire, qu’il n’y a point d’Officier dans le royaume qui ait plus d’attachement à faire sa charge ; puisque mesme dans le temps des plaisirs, & lorsque toute la Cour est au théâtre, ce Prince est retiré dans son Cabinet où il pense & prépare les causes de ces grands desseins que nous ne connoissons que par leurs heureux événemens.

Comment exprimer son amour pour la Justice, ce divin amour qui est l’unique Loy de ceux qui sont au dessus des Loix ; & qui a tant d’empire sur luy, qu’il l’a obligé en plein Conseil de juger contre luy mesme. Heureux jugement où le Roy préférant les intérests de ses Sujets aux siens propres, nous donne lieu de redire aujourd’huy ce qui fut dit autrefois à la gloire de l’Empereur Titus : Que jamais la cause du Prince n’est mauvaise, que lorsque le Prince est bon. Disons donc pour reconnoistre la souveraine bonté d’un si grand Prince, que la perte volontaire d’un procès luy est plus avantageuse que le gain de plusieurs batailles ; Qu’il en sera parlé avec plus d’honneur dans toute la postérité ; Que c’est une action vraiment royale, n’y ayant que le Roy seul, qui puisse juger contre le Roy ; Et que cette sorte de victoire luy est d’autant plus glorieuse, qu’elle est toute entière à luy, & qu’il ne la partage point comme les autres avec ses Capitaines & ses soldats.

Jamais on ne peut assez louer de telles actions, qui sont en effet les plus illustres aussi bien que les plus saintes, parce que leur éclat n’est point terni par le sang ny par les larmes ; & que c’est un bien tout pur & sans aucun meslange de mal. L’Église mesme les louera éternellement, & élèvera sur cette pierre solide que l’enfer ne peut destruire, de sacrez monumens à la Piété & à la Religion du Roy, pour avoir fait de ces actions si saintes, & si dignes de la Majesté très- Chrétienne.

Pour avoir aboli le duel qui estoit toujours condamné & toujours triomphant.

Pour avoir enchaisné ce démon à qui une fausse idée de gloire sacrifioit le plus beau sang du Royaume.

Pour avoir détruit cette funeste erreur dans l’esprit de ses sujets, en leur monstrant par ses actions en quoy consiste la véritable gloire.

Pour avoir donné la paix à l’Église après des troubles de vingt années, d’autant plus dangereux que la cause en estoit inconnue & incertaine.

Pour avoir nourri & sauvé son peuple dans le temps d’une famine mortelle.

Pour avoir retiré de captivé un nombre infini de Chrestiens qui gémissoient dans les prisons des Infidelles.

Enfin pour avoir eu toutes ces divines vertus, qui le font autant aimer de ses sujets qu’il est redouté de ses ennemis, & qui luy donnent un Empire aussi grand que l’Univers. Car il est vray que cet Auguste Prince règne généralement sur tous les hommes, ou par le droit de sa naissance, ou par la terreur de ses armes, ou par l’admiration de ses vertus.

Je n’ose, Messieurs, entrer plus avant dans un sujet de louanges qui est infini, je sens que tant de grandeur, de gloire & de Majesté commence à jetter de la confusion dans mes pensées, & je ne pourrois pas empescher qu’il n’en parust dans mes paroles, si je ne finissois tout d’un coup en vous protestant, Messieurs, que je conserveray toujours pour la grace dont vous m’avez honoré une parfaite reconnoissance dans un cœur tout plein d’estime, de respect & de soumission pour votre illustre Compagnie.