La jeunesse de Ronsard

Le 25 octobre 1923

Pierre de NOLHAC

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

DU JEUDI 25 OCTOBRE 1923

LA JEUNESSE DE RONSARD

PAR

M. PIERRE DE NOLHAC
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

... L’honneur sans plus du vert Laurier m’agrée,
Par lui je hais le vulgaire odieux ;
Voilà pourquoi Euterpe la sacrée
M’a de mortel fait compagnon des Dieux...

Dès mon enfance en l’eau de ses fontaines
Pour prêtre sien me plongea de sa main.
Me faisant part du haut honneur d’Athènes,
Et du savoir de l’antique Romain.

Ainsi chantait, dans le recueil qui commença sa célébrité, Pierre de Ronsard, amoureux des Muses et de la gloire.

Le ton hardi de cette poésie, l’accent de triomphe qui l’anime, la familiarité qu’elle atteste avec les idées et les images de l’antiquité, tout annonce dans notre littérature l’apparition d’un monde nouveau. C’est qu’il vient de s’y produire, en effet, en quelques années, un fait considérable : l’avènement du lyrisme.

Nourri dans l’humanisme, inspiré par les anciens, un jeune Vendômois, élève d’Horace, de Pindare et de Jean Dorat, a doté la France, en l’an 1550, de la grande poésie qui lui manquait. Tel est, réduit à peu de mots, l’exact récit d’une des plus surprenantes révolutions qu’enregistre l’histoire littéraire, une de celles où l’action personnelle du génie, est le plus sensible.

Sachons admirer sans marchander notre admiration. Il n’est que juste de mettre en regard des créateurs de la prose française, Rabelais, Amyot et Montaigne, l’écrivain qui a rendu le même service à notre langue poétique. L’œuvre accomplie par Ronsard tient à des dons éminents et à de prodigieux labeurs, qui effacent devant le sien le rôle même d’un Victor Hugo. Son siècle, qui l’acclama, ne s’était donc point mépris, bien qu’il ait fallu dans le nôtre beaucoup d’efforts, depuis l’essai timide de Sainte-Beuve, pour reconnaître enfin les vrais titres de sa renommée.

Dès sa première jeunesse, il a pris conscience de sa mission et formé pour la soutenir des compagnons ardents et disciplinés. Il ne les convie pas seulement à tirer, comme ils disent, la langue « de l’enfance » ; il veut rouvrir à la poésie nationale l’accès des hauts domaines de l’esprit. S’il respecte le talent de Marot, il se sent d’une autre race que ce charmant versificateur. Et comme il méprise et raille la stérile virtuosité des rhétoriqueurs, l’anémique subtilité des rimeurs de cour ! « Je me suis éloigné d’eux, écrit-il fièrement, prenant style à part, sens à part, œuvre à part, ne désirant avoir rien de commun avec une si monstrueuse erreur. »

L’extrême indigence de sa patrie l’offense : il lui offre, en bon fils, de retrouver pour elle les trésors dont les anciens ont joui, dont les Italiens jouissent déjà ; il la veut comblée de leur opulence ; il lui restitue les thèmes immortels de la poésie, les mouvements de l’âme et les tableaux de la nature, la haute passion de la gloire, les mythes où s’est exprimée l’humanité de notre race, tout ce qui la charma dans les récits d’Homère et de tout ce qu’elle a su célébrer sur la lyre de Pindare et d’Horace ou mettre en action vivante sur le théâtre d’Athènes. Les Français (Du Bellay vient de le leur dire) n’ont qu’à puiser hardiment dans ces richesses, en les adaptant à leur usage. L’amour même, qui n’a jamais chez eux manqué d’interprètes, va rajeunir son expression, s’épurer en s’analysant, ennoblir ses élégies de visions classiques et de toutes les légendes du monde ancien. Que d’horizons se découvrent à la fois ! Rome et l’hellénisme, l’Italie de Pétrarque, initiatrice de la nouvelle culture, telles sont les écoles d’un poète, l’enseignement assuré désormais à son intelligence et à son cœur.

Quelle fut pour les hommes de ce temps la joie de ces découvertes, comment fleurit sous le ciel de France ce printemps de notre poésie, nos érudits en discutent, nos poètes n’en ont pas encore ressenti tout l’enchantement. On voudrait les convier à mieux comprendre leurs jeunes aïeux, à revivre avec eux ces heures merveilleuses où renaissaient, pour les plus belles générations françaises, les prestiges d’une beauté oubliée.

Ils seraient surpris de voir en quels lieux sévères, sous quelle révélation presque religieuse, se déchaîna tant d’enthousiasme. Ils apprendraient, peut-être avec profit, qu’aucune profonde joie intellectuelle ne s’acquiert sans un dur effort, et qu’elle est la récompense d’une longue foi. Cinq années de recueillement et de travaux, sous la discipline de Dorat, furent acceptées par un Ronsard pour son noviciat de poète. Il n’eut jamais l’idée de s’en plaindre, lui qui avait quitté pour cette retraite les plaisirs d’une cour brillante, ses faciles succès de jeune page, beau et bien né, et le doux servage de Cassandre Salviati, adorée clés la première rencontre aux bals du château de Blois. C’est qu’un servage plus noble encore l’a tenté, celui des Neuf Sieurs, et d’autres visions s’imposent à son imagination, celles de ses rêveries d’adolescent aux bords du Loir ou dans la forêt de Gastine :

Je n’avais pas douze ans, qu’au profond des vallées
Dans les hautes forêts des hommes reculées,
Dans les antres secrets de frayeur tout couverts,
Sans avoir soin de rien je composais des vers ;
Écho me répondait, et les simples Dryades,
Faunes, Satyres, Pans, Napées, Oréades,
Aigipans, qui portaient des cornes sur le front
Et qui ballant sautaient comme les chèvres font,
Et les Nymphes suivant les fantastiques fées,
Autour de moi dansaient è cottes agrafées...

L’Horace des Odes, son cher Virgile, qu’il savait par cœur tout entier, avaient guidé ces premiers songes. Chez Dorat, éducateur a la parole éloquente et qui découvrait pour son propre compte l’antiquité grecque, un monde de pensées infiniment plus riche lui fut ouvert. Sans doute, dans la France d’alors, Homère et Platon, Sophocle et Théocrite n’étaient plus tout à fait des inconnus ; depuis vingt ans, de doctes professeurs expliquaient du grec dans les chaires de François Ier, et nos libraires commençaient à en offrir à des lecteurs curieux. Mais, pour la première fois, cette révélation tombait dans l’une d’un grand poète et touchait en lui les fibres profondes. Quand Dorat lui lit, ainsi qu’à son jeune compagnon Baïf, la Prométhée d’Eschyle, Ronsard s’enflamme et s’irrite : « Comment avez-vous pu, crie-t-il à son maître, nous laisser ignorer si longtemps tant de beautés ! »

Bientôt, lorsque Pindare déroule à son oreille ses Olympiques triomphales, gorgées du suc de la sagesse antique, étincelantes des images de la gloire, sa propre destinée lui apparaît définitivement fixée : il sera le Pindare d’une Grèce nouvelle ; il demandera aux musiciens de l’aider à restituer eu sa pleine magnificence l’art lyrique du passé ; aucun travail, si pénible soit-il, ne lui contera pour une réussite aussi nécessaire ; et il se met à sertir de mots précieux la strophe, l’antistrophe et l’épode, appelant toute la mythologie de l’Olympe à honorer ses rois, ses princes, et les poètes ses amis, et la belle terre vendômoise, qu’il veut rendre à jamais fière de son enfant. Ambitieuses Odes pindariques, qui donniez à vos contemporains l’illusion des grands chefs-d’œuvre, comment condamner avec Boileau vos généreuses audaces, votre essor d’aiglons dans le soleil, et ce vol heurté, mais puissant, vers les hautes cimes de l’esprit ? Comment ne pas préférer votre chant orchestré par un vrai poète et vos imperfections sublimes à l’Ode sur la prise de Namur ?

À vingt-sept ans, Ronsard cessa de « pindariser ». Peu à peu des maîtres plus sûrs le ressaisirent :

Ni trop haut, ni trop bas, c’est le souverain style ;
Tel fut celui d’Homère et celui de Virgile.

Il corrigea, sans les renier, les orgueilleux essais de sa jeunesse. Il croyait, au reste, que cet âge seul possède le don complet de la poésie, et l’exprimait en ces vives images de la nature, familières à sa pensée :

Comme on voit en Septembre ès tonneaux Angevins
Bouillir en écumant la jeunesse des vins,

Qui chaude en son berceau toute force gronde
Et voudrait tout d’un coup sortir hors de sa bonde,
Ardente, impatiente, et n’a point de repos
De s’effiler, d’écumer, de jaillir à gros flots,
Tant que le froid Hiver lui ait dompté sa force,
Rembarrant sa puissance ès prisons d’une écorce ;
Ainsi la Poésie en la jeune saison

Bouillonne dans nos cœurs, qui n’a soin de raison...

La raison ! pouvait-on l’attendre de cette troupe d’écoliers, qui accompagnait bruyamment aux cours de Dorat et de Turnèbe, à travers les rues montueuses de l’Université, le pourpoint brodé et la toque à plumes de Pierre de Ronsard ? Certes, pour chacun restaient sacrées les heures de l’étude on se disait « prêtre des Muses », ce qui impliquait d’austères devoirs ; mais l’âge heureux reprenait ses droits. Gomment oublier que les Folastries de Ronsard ont été jetées, feuille à feuille sur les tables chargées de pots du cabaret de la « Pomme de pin » ! Nos cafés littéraires du Quartier latin n’ont jamais résonné de chansons plus vives et d’un raffinement plus joyeux. Le « prince des poètes », donnait l’exemple. Au sortir de ces nuits de labeur absorbées dans le déchiffrement des textes et l’enivrement silencieux de la solitude il chantait gaîment sa délivrance :

J’ai l’esprit tout ennuyé
D’avoir trop étudié
Les Phénomènes d’Arate ;
Il est temps que je m’ébatte
Et que j’aille aux champs jouer.
Bons Dieux ! qui voudroit louer
Ceux qui collés sur un livre
N’ont jamais souci de vivre ?

Cette jeunesse se divertissait « aux champs », dans cette banlieue de Paris, où les poètes en herbe ont gardé l’habitude de se réunir pour déclamer leurs vers et annoncer leur gloire future aux nymphes des bois. Saint-Cloud, Meudon, Arcueil et la vallée de la Bièvre sont familiers à Ronsard et à ses amis. On les trouve à Villennes et à Médan chez l’aimable conseiller Brinon, à peine plus âgé qu’eux, qui se fait honneur de nourrit et d’héberger le nouveau Parnasse. Celui-ci célèbre l’amphitryon en latin, en français, en vers grecs surtout, les plus goûtés. Les jours d’été, à latin du repas au bord de la Seine, un chanteur se lève, et c’est quelquefois Dorat lui-même, qui a la voix fort belle ; il récrée la compagnie d’odes bachiques ou de mythologies imaginaires, en s’accompagnant sur le luth, car tous ces poètes sont des musiciens et, quand ils parlent de « prendre leur luth » ou « leur lyre », ce n’est pas, comme chez leurs successeurs, une simple métaphore.

La plus fameuse de ces parties de campagne fut le Folastrissime voyage d’Arcueil, qui est entré dans l’histoire des lettres parce que Ronsard l’a raconté. Quel délicieux poème, si neuf dans la langue, si vivant par ses moindres détails ! Voici, dès l’aurore, le collège éveillé par les amis du dehors. Du Bellay, Baïf et Dorat sont des premiers équipés pour le départ ; les provisions se chargent sur les épaules. On a rempli les corbeilles de bouteilles et de jambons gras,

De pâtés, de pains d’épices,
De saucisses,
De boudins, de cervelas.

sans oublier « mainte andouille », propre à aiguiser la soif. On part, chalumeaux en tête, chacun décidé à s’amuser des incidents de la route. Denisot galope comme Silène sur un âne sans licou ; Peccate se grise par avance à tous les goulots. Mais voici l’arrivée dans le vallon, l’ombre fraîche des saules, le bain, la sieste « sur le tapis herbu », la poursuite des papillons, puis la cuisine qui fume, les vins qui fraîchissent dans la source, enfin le débridement du repas, qu’appelle « un aboyant appétit ». Tous invoquent à tour de rôle le divin Bacchus :

Je veux que la tasse pleine
Se promène
Tout autour de poing en poing,
Et veux qu’au fond d’elle on plonge
Ce qui ronge

Nos cerveaux d’un traître soin...
Neuf fois au nom de Cassandre,
Je vais prendre
Neuf fois du vin du flacon,
Afin de neuf fois le boire
En mémoire

Des neuf lettres de son nom.

Vers la fin de cette belle journée, à l’heure où Vesper s’allume et où l’on se rassemble pour le départ, Dorat chante l’ode asclépiade qu’il vient de composer et qui donne à cette fête d’humanistes son véritable caractère. Puis, c’est le retour vers Paris, avec la mélancolie qui suit les plaisirs trop vifs et que marquent des strophes délicieuses :

Donque, puisque la nuit sombre,
Pleine d’ombre

Vient les montagnes saisir,
Retournons, troupe gentille,
Dans la ville

Demi-saoulés de plaisir.

Jamais l’homme, tant qu’il meure,
Ne demeure

Fortuné parfaitement ;
Toujours avec la liesse

La tristesse
Se mêle secrètement.

Quatre ans plus tard, la même bande reviendra dans les prés d’Arcueil, pour fêter par un banquet l’ami Jodelle et le succès de sa tragédie de Cléopâtre. La gaîté ne sera pas moindre qu’autrefois, lorsque Ronsard et les siens conduiront pompeusement au triomphateur, parmi les rires et les chansons, le bouc enguirlandé de feuillage qu’offraient les Athéniens à leurs auteurs tragiques. Mais déjà les écoliers de jadis auront publié leurs premiers livres ; la gloire parmi eux aura fait son choix et lauré plus d’un jeune front.

 

Messieurs, les poètes et les humanistes de France ont décidé de célébrer ces souvenirs à l’occasion du quatrième centenaire de la naissance de Ronsard. L’an prochain, Vendôme et Tours, sa province natale et la ville où fut son tombeau, s’associeront à la capitale d’où sa victoire a rayonné. On entend faire de cette commémoration une fête de la poésie nationale et y associer, pour en augmenter l’éclat, la musique de la Renaissance, injustement oubliée et dont les œuvres exquises furent unies étroitement à celles de nos poètes. Il a semblé que le premier hommage du centenaire qui va s’ouvrir dût être rendu devant vous, puisque l’Institut de France met en amitié, comme au temps de la Pléiade, les écrivains, les savants et les artistes, et qu’il abrite, ainsi qu’eût dit Ronsard, tout le collège sacré des Muses.