Discours de réception de Dominique Bona

Le 23 octobre 2014

Dominique BONA

DISCOURS

DE

Mme Dominique BONA

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Mme Dominique Bona, ayant été élue par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Michel Mohrt, y est venue prendre séance le jeudi 23 octobre 2014, et a prononcé le discours suivant :

 

Mesdames, Messieurs de l’Académie,

C’est un grand privilège d’être élue à l’Académie française.

Un grand privilège auquel s’ajoute le bonheur d’avoir à prononcer l’éloge d’un écrivain que l’on aime et que l’on admire.

Beaucoup d’académiciens, parmi les plus illustres, n’ont pas eu cette chance.

Victor Hugo dut s’efforcer de trouver des qualités à Népomucène Lemercier, son ennemi irréductible, qui avait torpillé ses précédentes candidatures.

François Mauriac confessait qu’Eugène Brieux lui inspirait surtout un ennui mortel. Il avait éreinté Brieux dans un article de jeunesse.

Quant à Paul Valéry, qui vouait une rancune tenace à son prédécesseur, parce que celui-ci – cinquante ans auparavant – avait exclu Mallarmé du Parnasse contemporain, il eut recours à un tour de force pour ne pas prononcer une seule fois dans son discours le nom d’Anatole France.

Ces grands écrivains m’invitent à la modestie. Mais aussi à savourer cette insigne faveur. Loin d’être aujourd’hui devant un sujet imposé, je vais pouvoir laisser parler mes sentiments.

*

Michel Mohrt a toujours vécu et écrit, le cœur debout. Avec une franchise, hardie jusqu’au panache.

Il n’a jamais eu peur de dire ce qu’il pense et ce qu’il pense est volontiers provocateur. Cela le rend imprévisible et ajoute à son charme : il n’est jamais là où on l’attend. Atypique, souvent paradoxal, ce qu’il a à dire, il le dit les yeux dans les yeux.

J’en donnerai un exemple. Quand il fut élu à l’Académie française, en 1985, Maurice Druon, alors Secrétaire perpétuel, lui demanda comme il est d’usage s’il souhaitait faire partie de la Commission du Dictionnaire. « Ah non ! dit-il d’un ton furieux, j’ai horreur des dictionnaires ! » Cette réponse abrupte et presque sacrilège à l’Académie, où le Dictionnaire est l’objet de tant de soins, provoqua la stupéfaction parmi ses nouveaux confrères, et risquait de lui attirer les foudres du Secrétaire perpétuel. Maurice Druon, magnanime, préféra évoquer son oncle, Joseph Kessel, qui lui non plus n’avait pas un goût immodéré pour les dictionnaires. Il ajouta que c’est souvent le cas des romanciers, plus attachés au rythme et à la musique des phrases qu’à la stricte définition des mots.

Michel Mohrt, même à l’Académie, fut un fier caractère.

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« C’est la Bretagne faite homme », a-t-on pu dire d’un de ses plus prestigieux prédécesseurs. L’expression lui convient si bien. On serait tenté d’en faire un morceau de Bretagne. Michel Mohrt le revendique : « Je suis consubstantiellement breton. » On retrouve chez lui de façon presque caricaturale les qualités, les particularités de sa terre natale. Je ne dirai pas que cet homme est de granit, pour éviter un cliché, mais il y a chez lui une rugosité, une rudesse et une solidité, qui justifient la comparaison. Des yeux bleus, couleur d’océan, des cheveux qui ondulent comme des vagues, une moustache de loup de mer : il est Breton, jusque dans le portrait physique. Breton d’Armor, d’une Bretagne tout entière tournée vers la mer.

L’un de ces « Cimmériens bons et vertueux » dont parle Ernest Renan, Michel Mohrt appartient à un peuple indomptable, venu d’on ne sait quels lointains, peut-être d’une île enchantée. Un peuple nourri de chimères, très attaché à son mythe fondateur, le royaume du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde. Le merveilleux breton, qui fut le creuset des premiers romanciers français, Michel Mohrt en est l’héritier. Son nom lui-même n’est pas sans évoquer la légende de Tristan, qui eut à vaincre le Morholt...

Tout ce qu’il aime et le fait rêver, la source même de ses livres, reste lié pour lui au bruit des vagues, aux cris des goélands, aux formes instables des nuages et à la douceur des printemps. La Bretagne magique, celtique, se confond et s’unit chez lui à une Bretagne de la tradition, celle d’Anatole Le Braz et de Pierre Jakez Hélias, respectueuse de rites et de coutumes, avec ses récits de paysans et de marins qu’on raconte le soir au coin du feu, héros humbles et valeureux, qui enflamment l’imagination. Une Bretagne catholique, qui vit au son des cloches des églises, au rythme des processions qui traversent les villages, des Angélus et des Ave Maria. C’est une terre fervente qui va modeler la personnalité de Michel Mohrt. Et marquer à jamais son monde intérieur. Bretagne des Contes du soleil et de la Brume, de L’Herbe d’or, autant que de la quête du Graal, elle est la Maison du père : la première fidélité.

Michel Mohrt, né à Morlaix, dans le Finistère – là où finit la terre –, a passé en Bretagne, sans en sortir, les vingt premières années de sa vie. Et il n’a jamais vraiment quitté cette première patrie. Y revenant toujours, des antipodes, pour y retrouver les souvenirs d’une enfance heureuse et les vérités simples de la vie. Ses livres ont ce même ancrage : qu’ils se déroulent à Paris, à Londres, à New York, à Venise ou dans les Adirondacks, ils ont tous quelque chose de breton en eux. Comme un parfum, indéfinissable mais très présent : cela tient à une atmosphère et à des traits de caractère, à un fonds de sauvagerie qui résiste et se prolonge, quels que soient les climats et les pays qu’il évoque. Ce parfum puissant, d’iode et d’embruns, on peut le reconnaître dans tous les romans de Michel Mohrt. On y respire l’air du large.

Plus que Morlaix, où il a vu le jour, le 28 avril 1914, dans une famille établie dans le négoce ; plus que Brest où il fut pensionnaire chez les Pères dès l’âge de douze ans, Brest où il servit la messe dans la chapelle de la Prison maritime ; et bien plus que Rennes où il fut étudiant en droit à l’université, c’est Locquirec, son port d’attache. Un village de pêcheurs des Côtes-d’Armor. Il y a appris à marcher sur la plage, à nager puis naviguer, par tous les temps. Et c’est d’une maison bâtie au sommet d’un promontoire que ses rêves se sont envolés. Ker Velin. « La Maison du moulin », ainsi nommée parce qu’elle occupe l’emplacement d’un ancien moulin à vent. Un site exceptionnel doté d’une vue à 180° sur la baie. C’est là, depuis un oratoire construit au centre d’un jardin rocailleux, que Michel Mohrt a écrit la plupart de ses livres. Sous les rafales du vent d’ouest et tourné vers l’océan.

Il y a dans les romans de Michel Mohrt des marins et des navigateurs, qui se nomment Olivier, Tugdual, Erwan, Ronan ; des prêtres nationalistes qui savent être d’excellents capitaines, l’abbé Flohic des Moyens du bord, l’abbé Guern de La Prison maritime ; il y a des enfants rêveurs et des femmes aux yeux verts, impatientes de quitter le port. Tous les livres expriment un désir d’ailleurs.

Homme de tradition, pétri dans sa terre ancestrale, non pas cependant traditionaliste ni conservateur, Michel Mohrt est lui-même un nomade, épris de voyages et de dépaysements. Un de ces exilés de l’intérieur, que Félicien Marceau a si bien décrits dans Capri, petite île, il échappe à la petite île, il s’affranchit de ses frontières. La Bretagne ne l’enferme pas. Elle coule dans l’œuvre, elle l’irrigue, lui ayant inoculé les caractères fondamentaux de sa personnalité : l’esprit d’indépendance, le goût de la rébellion, la magie sensuelle des songes, mais aussi, par sa position géographique extrême, la fascination des mondes ouverts.

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Si enraciné soit-il, au sens barrésien, Michel Mohrt est un homme qui a surtout habité ses rêves. Vie et roman sont chez lui indissociablement liés. Il a rêvé sa vie et tenté de vivre ses rêves. Comme écrivain, il est moins un conteur, un inventeur de fables, qu’un homme qui transmue en romanesque sa propre histoire. Il porte le roman en lui. Chacune des étapes de sa vie, qui fut diverse et parfois houleuse, correspond à un livre, souvent même à plusieurs livres, qui courent sur des décennies, jusqu’à ce qu’il en épuise la matière, et trouve le sens de l’aventure. Rarement à la première personne, plus souvent sous les noms d’emprunt de personnages qui sont à la fois lui et un autre – Pierre Talbot, Alain Monnier, ses sosies dans l’œuvre –, il parvient à créer un univers romanesque, qui lui est propre : entre fiction et réalité, inextricables, la peinture sans concessions d’une époque, d’un pays, d’un monde qui furent les siens.

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Jeune sous-lieutenant, sorti de l’École militaire de Saint-Maixent, il passe sous les drapeaux quatre ans de sa vie. Quatre ans qui vont être déterminants dans sa vocation comme dans sa personnalité d’écrivain. L’expérience le marque d’un sceau indélébile. « J’ai aimé l’armée, écrit-il, parce que j’y ai trouvé l’ordre. Mais je logeais dans l’ordre mon désordre particulier. »

L’armée lui donne le cadre dont il a besoin : une discipline, une structure, qui paradoxalement favorisent chez lui la liberté et, c’est encore plus surprenant, la songerie. Mobilisé à Hyères, en 1939 – il a 25 ans –, il prend le commandement d’un bataillon de chasseurs alpins, chargé de défendre les positions françaises à la frontière italienne, au col des Colmianes. Ce sera son désert des Tartares. Élevé dans le culte des soldats de la Marne et de Verdun, lui qui est né en 14, l’année même de la Grande Guerre, il a rêvé d’une guerre héroïque. Mais la frontière est désespérément calme ; il passe beaucoup de temps à Menton et à Nice, où les filles sont belles, et quand il chausse ses skis avec ses camarades c’est pour le plaisir de dévaler les pentes, sous le soleil du Midi. L’inaction le ronge. Il guette en vain les Italiens, qu’on appelle les Babi – les grenouilles – dans le comté de Nice à cause de la couleur verte de leurs uniformes, et il broie du noir. Une bataille, enfin, au fusil mitrailleur et à la grenade – les armes dérisoires dont on les a pourvus –, lui permet de prouver son courage : elle lui vaut une citation avec la croix de guerre mais le laisse dépité, malheureux, en proie au sentiment d’avoir remporté une victoire illusoire, alors que la France est impitoyablement vaincue.

Sa première tentative littéraire, au lendemain de sa démobilisation, est un essai : Les Intellectuels devant la défaite de 1870. Cherchant un remède à son accablement, il retrouve dans Sedan et la chute du Second Empire les symptômes du malaise qui a saisi sa génération. « Une sorte de lien tragique s’établit, écrit-il, par-dessus la victoire de 1918, entre 1870 et 1940. Ces deux dates néfastes s’éclairent l’une l’autre, elles se répondent, elles prennent, l’une près de l’autre, une signification cruelle. La débâcle de juin 1940 semble une réplique de la débâcle d’août 1870. » Ce premier livre de Michel Mohrt jette une lumière crépusculaire sur tout ce qu’il écrira.

La Campagne d’Italie est le récit le plus accompli de son malaise, dans le climat délétère de 39-40. Le personnage principal, Pierre Talbot – autrement dit Michel Mohrt –, et un de ses amis officiers font quelques pas en silence, après l’annonce de l’armistice. C’est la toute fin du roman. « Talbot dit : On reste sonnés, tu ne trouves pas ? – Oui, dit l’autre, on n’est pas près de s’en remettre. – On ne s’en remettra jamais, dit Talbot. »

Michel Mohrt lui non plus ne s’en remettra jamais. Toute sa vie, il aura mal à la France. Il restera un écrivain assombri par la défaite. La blessure morale, reçue à l’aube de sa vie, ne se refermera pas. Du Répit, son premier roman, publié à Marseille par Robert Laffont en 1945, jusqu’à Tombeau de La Rouërie, l’un de ses derniers livres, publié en l’an 2000, l’œuvre est marquée par ce traumatisme. Cinquante-cinq ans d’écriture n’y changeront rien : il manquera toujours quelque chose à la vie, endeuillée en 1940.

Comme chez Drieu la Rochelle, les personnages de Michel Mohrt sont des héros vaincus. Des blessés de la vie. De grands invalides de l’Histoire. Mais à la différence de ceux de Drieu, et c’est une grande différence, ils ne connaissent ni les vertiges de l’autodestruction, ni la tentation du suicide.

En littérature, le véritable modèle reste Montherlant. Perfection de style impérial, de sens aristocratique de la vie, de sacerdoce littéraire, il lui consacre un ouvrage dès 1943, admirant ces magnifiques phrases dont le rythme ample lui rappelle les mouvements de l’océan. Il le rencontre à plusieurs reprises, à Nice, puis à Paris où ils dînent au Voltaire et vont ensemble au théâtre. Il ébauche avec lui une relation de disciple à maître.

Pour Michel Mohrt, Montherlant est le symbole de l’homme libre – titre de son essai. Le symbole du courage, de la vertu guerrière, de la fraternité des combats, en même temps qu’un don Juan, ayant toutes les femmes à ses pieds. Il devait un jour tomber de haut – de très haut – en apprenant que Montherlant avait maquillé son personnage et n’était ni le héros de la Grande Guerre, ni le séducteur de femmes, qu’il prétendait être. Cette révélation tardive le laissa pantois : pour Michel Mohrt, la littérature ne pouvait pas prendre de libertés avec la vérité.

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La vérité, il ne l’a pas esquivée, dans la période la plus douloureuse de sa vie, l’Occupation. La France humiliée et déchirée devait lui inspirer la vision de la guerre civile qui est le grand sujet de son œuvre. Il y a chez lui un scrupule de vérité qui l’empêchera d’enjoliver l’Histoire, et de se donner le beau rôle. Il ne dissimulera rien et il ne reniera rien, de son parcours ni de ses amitiés.

Il retrouvera un jour dans la figure de François Mitterrand une étrange communauté de point de vue – non pas politique, mais si personnelle qu’on est tenté d’y voir une esquisse de fraternité. Ayant éprouvé l’un et l’autre la même difficulté à traverser une époque devenue opaque à ceux qui ne l’ont pas vécue. À cause d’interprétations décalées dans le temps et qui ne tiennent plus compte des circonstances, et de la masse de commentaires souvent faussés par l’idéologie, les repères se sont brouillés. Chacun – selon Michel Mohrt – y cherchait sa voie comme il pouvait. Il s’en expliquera à la mort du président de la République dans un article du Figaro : pour lui-même comme pour François Mitterrand, la séparation ne se faisait pas entre pétainistes et gaullistes, mais – je le cite – « entre ceux qui avaient vécu cette période et ceux qui ne l’avaient pas vécue ». 

Mon royaume pour un cheval, en 1946, et La Guerre civile, quarante ans plus tard, en 1986, livres phares, rendent compte l’un et l’autre, de manière romanesque, de ce désarroi et même de ce désespoir, partagé par leur génération. « La vérité qui s’en dégage ne peut être qu’ambigüe », écrira-t-il dans la préface à la troisième édition de Mon royaume pour un cheval. Récusant toute approche manichéenne de l’Histoire, les personnages de Michel Mohrt, les plus proches de lui, sont des anti-héros. Ils ne s’engagent pas. Ils ne se laissent entraîner ni dans un camp ni dans un autre. Ils répugnent aux embrigadements. Ni fascistes, ni communistes, ni résistants, ni collabos, et pas plus gaullistes ou giraudistes que pétainistes, ni Drieu ni Malraux en somme, ils restent spectateurs. Ils subissent l’Occupation. Ils envient ceux qui ont assez de foi pour aller au bout de leurs idées, et pour certains au bout de la nuit. Mais ils ne se décident pas à leur emboîter le pas. C’est ainsi que Michel Mohrt aura essayé en vain de convaincre son camarade Jean Bassompierre de ne pas s’engager dans la L.V.F., du côté des Allemands sur le front russe. Mais il ne suivra pas pour autant le chemin des résistants.

Bassom – ainsi qu’il nomme Bassompierre – est la plus haute figure de ces soldats perdus, qui hanteront jusqu’à la fin les livres de Michel Mohrt. Tombeau de La Rouërie, l’un des derniers, revient encore sur la tragédie des destins égarés, cette fois dans le miroir des années de la Révolution, théâtre selon lui d’une précédente guerre civile. Le marquis de La Rouërie, qui combattit en Amérique avant La Fayette, devait rester fidèle au roi jusqu’à son dernier souffle. Il avait créé une armée clandestine en Bretagne, et pris le maquis pour résister aux forces révolutionnaires. Pour cet anti-jacobin, que seule la mort du roi a pu désespérer, Michel Mohrt éprouve la plus vive sympathie. Sa ressemblance avec Bassompierre, qu’il souligne à maintes reprises, tient moins à son côté tête brûlée qu’à la violence de son engagement, à une fidélité à la vie à la mort, à la passion du sacrifice, qui à la fois les élève et fait d’eux des réprouvés. C’est Bassom qui avait appris à Michel Mohrt la complainte de Mandrin qu’il chantait, de façon étrangement prémonitoire, tandis qu’ils regagnaient leurs postes respectifs en 1939, au-dessus de Saint-Martin-Vésubie.

[....] Monté sur la potence
Je regardai la France
J’y vis mes compagnons
[…] À l’ombre d’un buisson

Compagnons de misère
Allez dire à ma mère
Qu’elle ne me verra plus
Je suis un enfant...
Vous m’entendez !
Qu’elle ne me verra plus
Je suis un enfant perdu.

Il pouvait admirer d’autres courages. C’est ainsi qu’il fut lié à un résistant gaulliste, décoré lui aussi de la croix de guerre, qui devait devenir un de ses plus grands amis. Maurice Rheims.

Michel Mohrt pourtant, trop inquiet pour être un de ces héros tranchés, irrésolu à la manière d’un Benjamin Constant dont la personnalité rejoint sur plus d’un point la sienne, et auquel il consacrera un ouvrage, est resté seul, libre et seul, à essayer de trouver sa place dans la conciliation, qui était un rêve impossible. Homme de nuances dans un temps où les nuances étaient suspectes voire coupables, incapable de choisir, refusant de s’accorder, très Benjamin Constant en somme, il a vécu cette époque dans un état proche du somnambulisme, qui caractérise ses personnages plongés comme lui au cœur du même marasme. Pendant toutes ces années, il a campé ailleurs. Non pas au-dessus de la mêlée, mais au-delà, principalement dans ses songes.

« C’est très agréable d’être un vaincu, dit un de ses personnages. On n’a plus à s’occuper de rien. On ne se sent plus responsable. Et c’est très bon pour la littérature. » C’est en romancier qu’il va vivre désormais. En témoin de son temps qu’il va écrire. Je le cite, dans les dernières pages de Tombeau de La Rouërie : « À qui m’aurait demandé pourquoi je m’étais retiré de toute action politique et militaire, je crois bien que j’aurais répondu comme ce personnage de Valéry Larbaud qui déclare avoir mieux à faire qu’à se marier et à fonder une famille : J’aime mieux lire. »

Lire mais aussi écrire.

*

À la Libération, il quitte Marseille où il exerçait sa profession d’avocat, pour rejoindre à Paris un jeune éditeur marseillais qui tente l’aventure dans la capitale et dont il devient pendant un an le directeur littéraire, Robert Laffont. Mais l’atmosphère lui paraît encore lourde dans un monde fatigué, malade de ses années de guerre. Et il n’a qu’une idée en tête : quitter la France, quitter l’Europe, voir du pays. « Mes pas me guidaient irrésistiblement vers l’ouest. » 

Un an à Montréal, à un poste de directeur littéraire d’une maison d’édition franco-canadienne, suivi d’un séjour de six pleines années aux États-Unis marquent une renaissance. Revanche sur une jeunesse vécue comme une attente amère et douloureuse, l’Amérique va lui rendre l’optimisme. Et le goût de la vie.

Professeur pendant une année entière à Yale, puis visiting professor dans différentes universités, de Middlebury College à Mills College et à Berkeley, il vit sur les campus, au milieu des étudiants ET des étudiantes, dans cette atmosphère de joyeuse insouciance qui caractérise la vie universitaire américaine. Libéré des pesanteurs mortifères du vieux continent, Michel Mohrt s’adonne à l’enseignement de la littérature française. Les jours passent à prendre des notes et à rédiger des cours. À la belle saison, qui dure toute l’année en Californie, il poursuit son enseignement sur les pelouses, aussi confortables que des moquettes, en compagnie de jeunes gens et de jeunes filles qui bronzent au soleil en l’écoutant parler de La Princesse de Clèves. « À Mills College, l’odeur des eucalyptus entrait par les fenêtres ouvertes des salles de classe et l’on pouvait aller se baigner à la sortie des cours. » Le souvenir lui est resté d’après-midi étouffantes de chaleur, à l’ombre des arbres au bas d’une colline où s’élevait une chapelle : il aidait des étudiantes à faire leur devoir de français.

L’Amérique, il la parcourt d’est en ouest, animé par une boulimie de paysages et de rencontres, une soif insatiable de renouveau. Il en a aimé les grands espaces, les villes tentaculaires, les autoroutes et les déserts. La Californie lui a laissé les images les plus vivifiantes. Mais c’est New York qui l’a profondément attaché. Peut-être parce que New York, c’est encore un peu l’Europe... « New York, dira un de ses personnages..., New York veillait sur eux comme une bonne géante ; ils étaient couchés à l’ombre de ses mamelles, abandonnés et confiants, comme des voyageurs qui se roulent dans leur manteau, sur la pelouse d’un square, pour dormir. »

La « bonne géante », puisque c’est ainsi qu’il voit à travers New York l’Amérique entière, va non seulement lui permettre de prendre un nouvel élan. Il va pouvoir grâce à elle se réconcilier avec lui-même. Ses anciennes blessures ne seront pas pour autant effacées. Mais l’écrivain, entraîné par des forces vives, va enfin donner libre cours à une inspiration hédoniste, presque païenne, que le vieux continent avait bridée, en optant grâce à l’Amérique pour le naturel contre la décadence, pour la jouissance contre le remords, pour l’amour affranchi contre l’amour coupable. C’est cela l’influence du Nouveau Monde, peint on l’aura compris aux couleurs d’un idéal, et débarrassé de ses démons : un souffle libérateur, un courant sensuel de joie et de liberté, et un esprit d’accueil et d’ouverture aux cultures multiples. Tous ces traits, qui ont fasciné Michel Mohrt et qu’il a admirés, vont s’épanouir dans son œuvre et la remodeler.

Les Nomades, roman publié par Albin Michel en 1951, expriment sa dette. D’autres parmi ses livres se dérouleront en Amérique, ou y feront référence, mais aucun comme Les Nomades, qui est le premier à traiter le sujet, ne dira avec une telle intensité tout ce qu’il lui doit. Pierre Talbot, son porte-parole, a traversé avec lui l’Atlantique pour découvrir que des sentiments neufs, des émotions neuves sont encore possibles. L’amour sera au rendez-vous. « Roman puissant, écrit Michel Déon, puissant, profond, diaboliquement composé, à plusieurs facettes... La grâce des Nomades était de suggérer cette fuite en avant des Américains et ce retrait des Européens. Au fond, pour Pierre Talbot, poursuit Michel Déon, la vraie tentation des États-Unis restait esthétique. »

Telle la Bretagne de l’enfance, l’Amérique c’est le vent d’ouest cher à Michel Mohrt, autrement dit l’élan vital, le désir de créer et l’espoir d’être heureux. Toute l’œuvre lui est redevable : il est probable que l’écrivain, s’il n’avait un jour traversé l’Atlantique, n’aurait pas trouvé de nouvelles raisons de vivre. Et nous aurions été privés de pages baignées de soleil et parcourues de belles filles blondes, saines et sportives.

Les femmes occupent dans l’œuvre de Michel Mohrt une place de choix. Elles n’y font pas de la figuration, ce ne sont ni des muses, ni des femmes fatales, ni, comme chez Drieu la Rochelle, de simples accessoires du plaisir masculin. Ce sont de vraies femmes, le plus souvent bien plantées, bien en chair, grandes, très grandes même, elles ont l’épaule à la hauteur de celle de leur compagnon. « J’aime les grandes femmes, aux bras puissants, aux yeux vastes comme des lacs... Elles sont meilleures que les autres, douces et câlines. On a envie de se perdre en elles, d’être englouti. » Ainsi parle Pierre Talbot. Jennifer, Nancy, Victoria, Grace, Jessy : ces jeunes géantes ont une vitalité exceptionnelle. Pierre Talbot décrit ainsi dans Les Nomades ce qui lui a tellement plu chez les Américaines : « la liberté des mœurs ; l’ardeur de jouir ; l’art de vivre gracieusement (gracious living) ; la violence des appétits ; l’énergie sous toutes ses formes ».

La force sensuelle ne lui suffit pas. Il recherche l’élégance chez une femme. Dans La Campagne d’Italie, Pierre Talbot – toujours lui – dit à Frédérique, qu’il trouve irrésistible : « J’aime ton tailleur et j’aime tes chandails et la façon dont tu t’habilles. J’aime que tu aies tant de chic. À Nice, j’étais fier d’être vu avec toi. » Certaine blouse hongroise, brodée de dessins rouges et bleus, joue un rôle non négligeable dans l’histoire d’amour des Nomades, où le cœur du narrateur bat pour l’inoubliable Franci, la Hongroise au passé douloureux et incurable, rencontrée à New York. Il y a chez Michel Mohrt une fascination pour l’univers féminin. De la coquetterie aux fantaisies érotiques, sans méconnaître leurs qualités morales, et même intellectuelles, il a tout aimé chez elles. Elles sont pour lui – je le cite – « un fruit à mordre, une peau où se coller, une fontaine de jouvence, une terre promise ».

Que seraient La Campagne d’Italie sans Frédérique et Nancy, La Guerre civile sans Hélène et Béatrice, Les Nomades sans Franci et Patsy ? Car elles vont souvent par deux, telles Jessy et Sarah, les deux Indiennes à Paris. Et que serait, bien sûr, La Prison maritime sans l’admirable et indomptable lady Cecilia ?

Longtemps, sa vie sera faite d’aventures et de liaisons passagères, jusqu’à ce qu’il rencontre un jour, à Rome, la femme qu’il attendait. Ce sera Françoise Mohrt : elle promènera à ses côtés, pendant près de cinquante ans, épaule contre épaule, sa haute et mince silhouette, son visage lumineux et son élégance, comme une héroïne de ses romans d’amour. Elle lui donnera un fils, François Mohrt. Près d’elle il a su jeter l’ancre, fonder une famille et former ce couple indissociable jusqu’au grand âge, que méconnaissent ses personnages de fiction.

 

Avec l’Amérique, son histoire d’amour n’a jamais fini. Il n’a jamais tourné la page. De retour à Paris, en 1952, il n’a pas cessé d’y revenir, ayant tissé avec elle des liens que rien ne viendra distendre. Deux rencontres ont été fondamentales lors de son exil américain, avec deux intellectuels et érudits français, deux esprits exigeants et libres, épris de littérature : Maurice-Edgar Coindreau et Gaëtan Picon. Le premier, alors professeur à Princeton, l’initie au roman américain. « J’avais encore de la difficulté à lire Faulkner dans le texte. Sur Faulkner, sur Hemingway et sur beaucoup d’autres écrivains qu’il avait connus et traduits, Maurice-Edgar Coindreau m’a apporté ses lumières. » Le second, de passage pour une série de conférences, « l’homme le plus intelligent que j’aie connu », dira Michel Mohrt, allait demeurer son conseiller « le plus sûr, le plus exigeant, le plus fidèle », selon ses propres mots. Gaëtan Picon inclura un jour dans son Panorama des Lettres françaises des pages qui rendent hommage à l’écrivain.

Entré chez Gallimard – en 1952 (il a 38 ans) –, pour diriger le département de littérature anglo-saxonne, puis membre du prestigieux comité de lecture – il le restera pendant plus de quarante ans –, Michel Mohrt a consacré une grande part de sa vie à cette littérature, découverte en Amérique et explorée par la suite avec autant de curiosité que d’esprit de dévouement. Il est l’auteur pour la Pléiade, en 1956, du tome II de l’Histoire des littératures : « Littérature d’Amérique du Nord ». Au-delà de sa connaissance approfondie du passé littéraire nord-américain, il joue sur le terrain un rôle de « passeur », en amenant en France les ouvrages de jeunes auteurs américains encore inconnus, tels Robert Penn Warren, Tom Wolfe, John Barth, Philip Roth, dont le Goodbye, Columbus est un de ses plus forts engouements, ou encore Jack Kerouac – il préface la première édition française de On the road. C’est Michel Mohrt qui révèle William Styron au public français ; et qui va lui-même traduire The Long March – La Marche de nuit.

En 1955, il consacre un livre au Nouveau Roman américain. Cet essai comporte des pages très importantes sur Faulkner, et sur la littérature en général qui, sous l’influence de ce Sudiste plus tourmenté que solaire, a pris un nouveau départ. Michel Mohrt restera un ardent faulknérien. Admirateur de la première heure, et soutien sans faille en France, de l’écrivain. C’est lui qui rassemble et commente l’iconographie pour l’Album Faulkner de la Pléiade, publié en 1995. Album qui est un pèlerinage sur les chemins escarpés et douloureux de cet écrivain, que ni la gloire ni le génie n’ont consolé des blessures de la vie et qui disait « entre le chagrin et rien, je choisis le chagrin ». « Il y a chez tous ses personnages, écrit-il, évoquant les plus fameux comme les plus modestes, un don de spécialité. Ils incarnent un destin qui les dépasse et qui les broie. » Faulkner, créateur capital aux yeux de Michel Mohrt, est la grande référence. Il entretient avec son œuvre un lien privilégié, fait d’amitié, de respect et de secrètes connivences. 

Ce travail passionné de lecteur et de prospecteur qui l’amène plusieurs fois par an à New York mais aussi à Londres, c’est le terreau de L’Air du Large, recueil choisi de ses lectures, ou plus exactement de ses enthousiasmes pour les grands auteurs d’outre-Manche et d’outre-Atlantique. Fidèle à ses convictions, Michel Mohrt y a inclus des écrivains d’autres cultures qui viennent élargir un panorama éclectique, tout entier placé sous l’éclairage de l’ouverture et l’égide de l’admiration. Thomas Mann, Pavese, Nabokov, Tanizaki, Mishima y figurent.

Michel Mohrt a donc passé beaucoup de temps à lire et à défendre les livres des autres. Il fut un serviteur fidèle, et loyal, de la littérature. Littérature sans limitation de genres ni de frontières, vaste, audacieuse, généreuse, novatrice, il la servit avec zèle. Elle fut sa véritable patrie.

Son admiration et la haute conscience d’exercer une mission sacrée auraient pu le perdre en tant qu’écrivain. Envahir et engloutir son propre monde. Naviguant de Faulkner à Styron, il sut cependant rester lui-même. À l’ombre des géants.

 

Ainsi qu’il le raconte dans Ma vie à la NRF, l’édition fut son point d’orgue. Très lié à Gaston Gallimard et surtout à Claude, son fils, il a noué des amitiés avec de nombreux écrivains, de Romain Gary, qui lui donna à lire le manuscrit de Lady L. en version anglaise, à Jean d’Ormesson, qu’il fit publier dans la prestigieuse maison avec La Gloire de l’Empire.

Au comité de lecture, ses comptes rendus faisaient souvent sensation par le pittoresque des analyses et, quand il aimait un livre – et il en aimait souvent –, par la fougue de la plaidoirie. Il y soutint un jour avec sa flamme habituelle, et à l’étonnement général, le livre d’un transsexuel anglais – un homme qui avait désiré devenir une femme. Comme on l’interrogeait sur son air devenu songeur, il répondit tout à trac : « Je me demande comment il fera pour porter la cravate de son club ! »

Ses costumes d’une élégance toute britannique, provenant de chez un excellent tailleur de Savile Road ; ses cravates à rayures club, certaines rayées roses et vertes – « salmon and cucumber » –, aux couleurs du célèbre Garrick Club de Londres dont il fut membre à vie : Michel Mohrt affichait sa différence avec désinvolture dans le monde littéraire parisien. On le prenait plus souvent pour un colonel de l’armée des Indes que pour un écrivain de la rive gauche. Il ressemblait à un de ces personnages de Graham Greene, qui préfèrent brouiller les pistes. « Vous êtes de ces êtres d’exception qui ne font rien pour être aimé et qui le sont d’autant plus » – ainsi Jean d’Ormesson, qui l’aimait, l’accueillit-il sous la Coupole.

Éclectique et paradoxal, anticonformiste sous l’allure d’un conservateur, et doté d’un humour où les Anglais auraient reconnu un de leurs pairs, il fut aussi chroniqueur : non seulement critique littéraire, mais critique de cinéma et de télévision au Figaro, où il tint une rubrique régulière. Il s’intéressait à ce qu’il a appelé dans un autre de ses livres, « l’air du temps ». Rien dans son époque ne l’a laissé indifférent. Curieux de tout, il a promené son miroir tout le long du chemin. En laissant flamber ses passions, n’hésitant pas à défendre – même à l’Académie – l’enseignement des langues régionales, dont le breton, au lycée et à l’université.

Il aimait Venise, dont il fut un visiteur fidèle, séjournant plusieurs fois par an dans cette ville plus propice qu’aucune autre aux chimères. Curieusement, il succédait ici même, au 33e fauteuil, à deux Vénitiens dans l’âme qui avaient eux aussi beaucoup déambulé dans la Sérénissime : Émile Henriot et Jean-Louis Vaudoyer. Figures éminentes du club des Longues Moustaches et adeptes du rituel du cigare sous le Chinois du café Florian. J’avoue, en prononçant leurs noms, que je ne m’attendais pas à les rejoindre moi-même, alors que j’ai évoqué dans une biographie des sœurs Heredia leurs frasques amoureuses et très voluptueuses... Michel Mohrt, au chocolat du Florian préférait le whisky et les cocktails détonants du Harry’s Bar. Surtout, il préférait sa rêveuse solitude. Sa boîte d’aquarelle et ses cahiers de dessin. On pouvait le voir, en loden, les mains gantées car il fait froid l’hiver sur la Lagune, en train d’aquareller, assis sur son pliant. Il a tout peint à Venise, les ponts, les palais, les gondoles, le marché aux poissons, San Giorgio et San Barbaro, la Giudecca et la Douane de mer. Tout, sauf les musées, qu’il détestait... presque autant que les dictionnaires.

Il ne s’intéressait qu’à la vie. La vie qui s’enfuit si vite. « Que vaut le portrait d’une femme, écrit-il, fût-elle peinte par Titien ou par Renoir, à côté d’un être vivant qui marche devant vous, près de vous, avec la grâce d’un beau vaisseau qui prend le large. »

Chez lui, rue du Cherche-Midi, il travaillait sous l’exigeant regard de Berthe Morisot, une reproduction de son Portrait par Manet. Il aimait l’exigence chez les artistes. Et par-dessus tout – je l’ai dit – la vérité. Il avait repris à son compte le précepte de Stendhal : « Être vrai et simplement vrai, il n’y a que cela qui tienne. »

 

Écrivain au style sobre, ennemi de l’effet, détestant la pose et l’artifice, Michel Mohrt pratique un art de la simplicité et de la sincérité. Il cultive l’écriture blanche. De livre en livre, cette volonté d’atteindre le plus par le moins va s’accentuer, donnant à sa prose une élégance mêlée de nonchalance, qui fait oublier le talent sous contrôle, et la maîtrise du story teller – je reprends un terme dont il était familier. Marie Ferranti le souligne dans Le Paradoxe de l’Ordre, le beau livre qu’elle a consacré à l’œuvre de Michel Mohrt : même les silences, je la cite, sont « pesés au trébuchet ».

Dans son époque, Michel Mohrt fut à contre-pied : méfiant à l’égard de la littérature engagée, qui embrigadait bon nombre de ses contemporains, attentif au contraire à se tenir désengagé. Il ne fut ni de l’école du nouveau roman, sur laquelle il porte un regard amusé d’entomologiste. Ni du clan des Hussards auxquels il ressemble par plus d’un trait et parmi lesquels il compte des amis. Il n’appartient à aucun des mouvements littéraires, pas plus que politiques, contemporains. Le voici tel qu’en lui-même : un écrivain seul, libre et seul, rebelle aux modes de son temps qu’il a pourtant su comprendre et analyser.

S’il n’est pas un auteur à la célébrité tonitruante, son œuvre garde les qualités qui font aimer depuis toujours la littérature : de vrais personnages, de belles histoires, une atmosphère de magie, le sens de l’enchantement. Il échappe à l’étroitesse dans laquelle parfois se cantonne le roman français. Il ne cède pas à la tentation du beau style : son esthétique est avant tout pour lui une éthique. Écrire vrai, écrire juste, voilà son ascèse. Ascèse qui atteint un paroxysme dans Le Télésiège ou dans On liquide et on s’en va – récits à la brièveté implacable et aux dialogues acérés. Cette discipline s’inspire d’une conviction, très stendhalienne : en art, le beau – c’est-à-dire l’accord parfait d’un livre – se confond avec le vrai. Vérité non pas objective, mais intérieure, elle a partie liée avec l’acte créateur. Elle est dans les mots, dans les phrases, et même dans ces silences qui, comme un vertige, maintiennent dans les livres, pourtant si clairs, si lumineux, de Michel Mohrt un certain mystère.

« Le romanesque, écrit Pol Vandromme à son propos, le romanesque c’est le mystère inaccessible à la pleine lumière. »

Quel sera le jugement de la postérité sur Michel Mohrt ? Nul ne le sait. Mais si la notion de littérature veut encore dire quelque chose, et on le souhaite, il y aura alors toute sa place.

Dans une pièce de théâtre, écrite quand il avait déjà passé quatre-vingts ans, La Leçon de morale dans une loge, il imagine un dialogue entre Henri Beyle, qui n’est pas encore Stendhal, et le vieux Choderlos de Laclos, dont les routes se seraient croisées à Milan. J’aimerais citer la dernière réplique, que Michel Mohrt attribue à Laclos, mais où je reconnais sa voix : « L’important n’est pas d’écrire, quand tout le monde écrit. L’important, c’est de se connaître. Il faut pouvoir se dire à la fin d’une vie : je n’ai pas été général, ou ambassadeur, ou académicien, mais j’ai été bien plus – heureux. »

 

Pour l’avoir rencontré souvent, depuis l’époque déjà lointaine où Simone Gallimard, qui était son amie, publiait mon premier roman, jusqu’à ces dernières années où nous nous retrouvions sous l’égide de Berthe Morisot, ce sont ses yeux que je revois : ses yeux d’océan.

Et dans ses yeux passent tous les personnages de ses romans qui ont inspiré ce rêveur éveillé. Le petit garçon qu’il fut à l’ombre de son père, chantant les romances que sa mère jouait au piano, dans la maison de Morlaix. Le jeune avocat au barreau de Marseille à la fois mélancolique et séducteur des épouses en mal d’amour. Le lieutenant de la campagne d’Italie dans l’attente d’un combat et d’une gloire qui ne viennent pas. Le compagnon de Bassompierre, grand blessé de l’Histoire, fidèle aux amis perdus. Le professeur sous le ciel californien, ébloui par l’Amérique et ses belles naïades. Tous ces personnages de la vie réelle, réorchestrés dans l’imaginaire et devenus à la fois ses doubles et ses créations. Ils sont vivants, présents, marchant dans Paris ou dans New York au bras de deux Indiennes, ou transportés jusqu’à nous sur le Roi-Arthur, le beau voilier de lady Cecilia. Elle aussi indissociable de l’œuvre, dont elle est la figure de proue, reconnaissable à sa fière silhouette et à la longue écharpe qui lui entoure le cou et flotte dans son sillage, au gré du vent.

*

On n’entre jamais seul à l’Académie française.

On y entre avec les ombres chères de ceux qui ne sont plus. On y entre aussi avec l’admiration que l’on porte à ceux qui y sont – eux-mêmes dépositaires d’une part de l’esprit des grandes figures qui les ont précédés.

Chacun, chacune d’entre vous a dû éprouver en son for intérieur ce regret poignant qu’évoquait François Mauriac et que j’éprouve à mon tour.

François Mauriac se désolait de ne pouvoir retrouver Maurice Barrès quai de Conti : « C’était hier il me semble, écrivait-il. Il pourrait être là. Je m’assiérais à côté de lui, le jeudi. »

Michel Mohrt ne sera pas là, le jeudi.