Le plaisir du théâtre

Le 24 octobre 1936

André BELLESSORT

LE PLAISIR DU THÉÂTRE

PAR

M. ANDRÉ BELLESSORT
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

SAMEDI 24 OCTOBRE 1936

 

Parmi nos meilleurs souvenirs d’enfance, nous avons presque tous celui du jour où l’on nous a menés au théâtre pour la première fois. Quelle idée ce mot de « théâtre » éveillait-il en nous ? C’était, autant que je me le rappelle, l’idée d’un autre monde, très différent du nôtre. Nous ne savions pas trop en quoi ; mais il s’y ferait des choses que nous n’avions pas coutume de voir ; il s’y dirait des choses que nous n’avions pas coutume d’entendre. Mon premier théâtre était une pauvre salle délabrée de province où les troupes de passage trouvaient à grand’peine de misérables décors : il m’en est resté une vision féerique. J’ai connu des enfants qui pâlissaient et dont le cœur battait à rompre devant l’énigme du rideau. Lenotre avait gardé dans sa mémoire l’expression d’étonnement effrayé de son cadet, le petit Maurice Barrès, assistant, au collège de Nancy, à sa première représentation dramatique, Athalie.

L’enfant ne se trompe pas. Le théâtre est bien un autre monde. Le roman en est un aussi, et l’histoire. Mais on les lit chez soi, entouré d’objets familiers ; on les quitte et on les reprend à sa fantaisie. Le théâtre, au contraire, exige que vous vous déplaciez, que vous n’entendiez plus les bruits de l’extérieur ; il vous retire, pendant quelques heures, de la circulation. Le Babouc de Voltaire, la première fois que ses hôtes de Persépolis le mènent à la comédie, a l’impression qu’on l’introduit dans une espèce de basilique où se donne une fête publique tous les jours de l’année. Vous êtes là avec des centaines de personnes qui attendent comme vous qu’un immense rideau se lève, et, lorsqu’il se lève, un grand silence se fait.

Il se produit alors un étonnant phénomène de suggestion. Quelle que soit notre humeur, si rétifs à la crédulité que nous puissions être, on planterait encore aujourd’hui un écriteau au milieu de la scène avec ces mots : Ici, un fleuve et une forêt, nous verrions la cime des arbres se refléter sur l’eau courante. On ne nous demande pas un tel effort d’imagination. Mais, souvent, il s’en faut de peu. Nous regrettons presque l’écriteau, devant des toiles écaillées où frémissent des montagnes, une ville, un palais, un océan.

Songez que pendant plus d’un siècle, notre scène a été encombrée de spectateurs qui empêchaient toute décoration, sans, du reste abolir l’illusion. Aujourd’hui que les progrès de l’éclairage et l’art du décor donnent souvent au mot tableau un autre sens que le sens dramatique, celui d’une peinture éblouissante et harmonieuse, il semble que le théâtre ait eu peur que sa force d’illusion n’en fût atténuée. On a voulu aller plus loin ; on s’est détourné « de la vie tangible, réelle, telle que nous la voyons ». Dans leur beau livre sur la Vie de l’Art théâtral, MM. Baty et Chevance nous ont dit comment on avait ramené à ses grandes lignes le décor simplifié, et ont cité M. Copeau qui « n’entendait vêtir le plateau nu que de l’indispensable : un décor schématique dont la sobre architecture ne cherche qu’à épouser celle du texte, de simples rideaux, des masses de pierre ou de bois traçant dans l’espace des plans et des sites... enfin, des ombres et des lumières qui suffisent à faire naître l’atmosphère et à transformer l’évocation ». Le décor simplifié prend alors une valeur symbolique. L’illusion triomphe.

Elle triomphait dans le théâtre antique où le symbole était partout, où il n’y avait de « naturel » que le ciel qui versait tantôt son feu, tantôt sa pluie sur la tête des spectateurs. Elle triomphe davantage encore en Extrême-Orient, au vieux théâtre de la Noblesse japonaise, dans les représentations des Nô. Une scène nue en bois poli ; un seul décor, un grand arbre tordu peint sur le mur ; sept choristes, un joueur de flûte et deux tambourinaires qui doivent avoir l’air sculptés dans l’ivoire ; jamais plus de trois acteurs en splendides costumes immuables. Ils font peu de gestes, aucun qui ne soit symbolique. Attitudes, pas de danse, mouvement des mains, inflexion de la voix, tout est un langage muet que les initiés comprennent. Jamais le jeu scénique ne s’est éloigné davantage de la nature ; et jamais le théâtre n’a produit un plus grand effet chez les spectateurs, et ne leur a donné un plaisir plus intellectuel. C’est le divertissement d’une très vieille société aristocratique, que savourent des gens qui ne sont pas tous des aristocrates, tant s’en faut, mais qui se sont perfectionnés dans la connaissance de ces hiéroglyphes. J’y vois l’image d’une des joies les plus fines et les plus vives et les plus complètes que puisse nous donner l’art dramatique. L’illusion y est reine.

Mais, sans aller jusque-là, même avec des décors qui imitent la nature, même avec les plus beaux décors, le Théâtre n’est-il pas toujours « un autre monde » ? Les chambres n’y ont que trois murs ; les personnages ont perdu leur ombre ; ils parlent tout seuls, et ceux qui les suivraient dans la rue en riant, les écoutent ici bouche bée. Leurs apartés sont entendus des spectateurs les plus éloignés et ne parviennent pas aux oreilles de leurs plus proches voisins. A quoi leur sert d’avoir des yeux ? Que de fois un enfant, pris de compassion pour leur imprudence et leur aveuglement, ne leur a-t-il pas crié, aux éclats de rire du public, qu’un danger les menaçait, embusqué derrière un rideau, un fauteuil, un arbre ou sous une table Tout se déroule, dans cet étrange monde, avec une rapidité vertigineuse. Nous avons vu autrefois représenter le Cid sans les changements de décors que l’état de la scène, du temps de Corneille, légitimait : et nous n’étions pas surpris que don Diègue relançât Rodrigue dans les appartements de Chimène, parce que, ces changements, nous les avions opérés en nous-mêmes et à notre insu. Qu’est-ce que la règle des vingt-quatre heures à côté de tous les événements qu’un dramaturge fait tenir en une demi-heure ?

Inutile de chercher des exemples chez les Classiques. Les théâtres contemporains nous en fourniront autant que nous voudrons. On va se battre en duel ; puis, on revient sauf ou blessé’ : il ne s’est pas passé dix minutes. Un des plus violents raccourcis dramatiques est celui d’Ibsen dans Maison de Poupée. Nora et son mari rentrent chez eux vers minuit. La grande imprudence de Nora se découvre. Son mari, épouvanté, l’accable de reproches qui frappent mortellement l’amour de la jeune femme : Mais une lettre arrive, qui arrange tout ; et maintenant que l’homme ne craint plus rien, il se retrouve généreux et il pardonne. L’horloge doit marquer une heure et demie ou deux heures du matin. Nora n’accepte pas ce pardon ; elle a décidé de quitter l’ingrat, de refaire sa vie, loin de lui et de ses enfants. Elle n’attend pas la fin de la nuit. Elle s’en va. Combien de spectateurs s’en étonnent et se demandent où la porteront ses pas dans les rues sombres et désertes ? Nous avons tous compris que l’auteur nous avait signifié ainsi que la vie en commun de ces deux êtres était devenue impossible.

Nous n’énumérerons pas toutes les conventions théâtrales. De temps en temps, une nouvelle école — par exemple, l’École naturaliste, au siècle dernier, — s’élève et part en guerre contre ces attentats à la vérité. Ordinairement, elle y ajoute. Ce ne sont pas les conventions, ce sont les types conventionnels qui nous gênent. Y a-t-il, pour la froide raison, rien de plus ridicule que l’opéra Tolstoï en a fait une critique désopilante dans un dus épisodes de Guerre et Paix.

« Des arbres figurant des arbres s’élevaient de chaque côté ; des jeunes filles, en jupon court et en corsage rouge, groupées au milieu, chantaient en chœur. Lorsqu’elles eurent fini, une grosse fille en blanc, qui était assise sur un escabeau et adossée à un morceau de carton peint en vert, s’avança vers le trou du souffleur. Un homme, en maillot de soie, des jambes énormes, plume au bonnet, poignard à la ceinture, s’approcha d’elle, et se mit à chanter un solo, avec force gestes. Puis, ce fut le tour de la grosse fille ; puis ils se turent. L’homme au plumet s’empara de la main de la demoiselle, comme s’il voulait, s’amuser à en compter les doigts, et attendit, résigné, la mesure qui leur permettrait, cette fois, de s’égosiller ensemble. »

C’est bien là ce qu’aurait vu le Paysan du Danube. Mais l’Amazan de Voltaire, l’amoureux de la Princesse de Babylone, en arrivant dans la capitale des Gaules, y trouve une société pleine d’esprit, et des spectacles enchanteurs, coupés de vers agréables, de chants délicieux, « de danses qui exprimaient les mouvements de l’âme, et de perspectives qui charmaient les yeux en les trompant ». Ce genre de plaisir se nommait « opéra ». Amazan a raison contre le vieux Scythe.

Ces conventions ne sont rien encore, si on réfléchit à l’invraisemblance des sujets que les auteurs dramatiques nous font accepter, pourvu, toutefois, qu’elle soit antérieure à la pièce. Le sujet d’Œdipe roi est plus incroyable, plus inadmissible, plus fou que celui de la Tour de Nesle ; et ce n’est pas peu dire. Mais tous deux ont été reçus comme les plus riches présents de la tragédie et du mélodrame. Si nous accordons au théâtre tout ce qu’il nous demande de croire avant le lever du rideau, il nous persuade que l’ordre du monde dépend du sort des êtres imaginaires qu’il nous met sous les veux. Un soldat me disait que, la veille de remonter aux tranchées, telle représentation dramatique lui en avait enlevé l’appréhension. Voisin de la mort, il s’était subitement intéressé à deux créatures qu’il ne connaissait pas une demi-heure auparavant et qui, sans doute, n’avaient jamais existé. Il s’agissait de savoir, non pas même si elles continueraient de vivre ou non, mais si elles pourraient s’aimer paisiblement, et en épuiser la douceur.

On nous objectera que le théâtre n’a pas souvent un tel pouvoir sur nous, et que les chefs-d’œuvre sont rares. On nous rappellera l’immortel dialogue de Candide, du petit abbé périgourdin et de Martin : « Monsieur, combien avez-vous de pièces de théâtre en France » dit Candide à l’abbé, lequel répondit : « Cinq ou six mille. » — « C’est beaucoup », dit Candide ; « combien y en a-t-il de bonnes ? » — « Quinze ou seize », répliqua l’autre. « C’est beaucoup », dit Martin. « pour seize ! Mais elles ont une vie que ne possède à ce degré aucun autre ouvrage d’imagination. Hormis Don Quichotte, y a-t-il un seul roman d’autrefois qu’on lise avec le même plaisir que s’il était écrit d’hier » La Bérénice de Racine est bien plus vivante que la Princesse de Clèves ; notre public supporterait beaucoup mieux la représentation de Zaïre que la lecture de la Nouvelle Héloïse. La tragédie grecque est victorieuse des siècles ; la comédie latine le serait également si nos directeurs de théâtre étaient assez avisés pour s’en apercevoir. Le théâtre espagnol nous offre un admirable répertoire. On joue constamment du Shakespeare ; et ses contemporains font encore bonne figure.

Vous entendez dire : « Il nous faut du nouveau. » Pensez-vous qu’il nous en faille tant que cela ? Certes, la vraie nouveauté, la belle et charmante nouveauté est toujours la bienvenue. Mais, quand elle ne vient pas, on s’en console. Si jamais époque l’a désirée, appelée, recherchée, poursuivie, pourchassée, c’est la nôtre. Comptez le nombre des anciennes pièces où le public a couru ; comme nous ne voulons contrister personne, nous dirons qu’il contrebalance celui des nouvelles. Et pourtant on les connaissait, on en savait des morceaux par cœur ; elles ne nous réservaient aucune surprise romanesque. Il est vrai que cette curiosité n’est qu’un très faible élément de l’intérêt dramatique. L’auteur qui commence la lecture d’un roman se bouche les oreilles, de peur qu’on lui en révèle le dénouement. Mais, dès qu’il l’a lu, s’il en est enthousiaste, et si on le porte à la scène, il s’empressera d’aller l’y applaudir. Margot pleurera d’autant plus, à son mélodrame, qu’elle l’aura lu en feuilletons. Le grand succès de vente désigne la plupart des romans au succès du théâtre. On se rappelle le Roman d’un jeune homme pauvre refusant tous les soirs du monde aux guichets du Gymnase, et le nombre astronomique des représentations du Maître de Forges. Je choisis à dessein deux romans qui n’avaient pour eux que l’habileté de l’intrigue. On a beaucoup vanté l’ingéniosité du premier acte d’un mélodrame fameux, la Vie de Bohème, où les principaux personnages de la pièce enjambaient une balustrade, et sautaient sur la scène, l’un après l’autre, en déclinant chacun ses nom et qualités. De quels applaudissements le public accueillait, jeunes gens et jeunes filles, tous ces héros que le roman lui avait rendus si familiers ! Ce qu’il attendait alors du théâtre, c’était de donner un corps, une figure aux personnages qui avaient hanté son imagination, et qui vivraient ainsi sous ses yeux le drame ou la comédie qui lui avait tant plu à la lecture.

Les belles pièces ne vieillissent pas ; elles reprennent vie en touchant le plateau de la scène. Une tragédie de Corneille, que la critique avait écartée du chœur des chefs-d’œuvre, reparaît tout à coup avec un éclat et une grandeur extraordinaires. Mais il y a les autres ; il y a celles que leurs prétentions, leur préciosité, leur forme banale ou lâchée, leurs thèses, leurs déplorables thèses ont vouées au dépérissement. Elles ne sont pas toutes ennuyeuses à écouter : la représentation nous fait mieux sentir les raisons de leur succès d’autrefois et de leur néant d’aujourd’hui. Mais c’est là un divertissement de critique ou d’historien dont les spectateurs n’ont cure. Et comme il nous est difficile, dans ce royaume d’illusions, de distinguer les œuvres dramatiques qui survivront à nos applaudissements, et celles que guetteront bientôt les fossoyeurs ! Aucun genre n’est plus trompeur ; et je m’en assure en relisant les jugements des anciens critiques. D’abord les acteurs peuvent être de redoutables illusionnistes. Voyez Talma. Il brisait par son jeu le moule étroit du mauvais goût de ses contemporains. La vie prodigieuse qui bouillonnait en lui se répandait dans les veines exsangues des personnages qu’on lui donnait à galvaniser et transformait en brûlante éloquence la fade rhétorique des plus médiocres versificateurs. On criait d’admiration devant son Germanicus ou son Léonidas. On ne discernait plus le Néron de Racine des autres Nérons qu’il jouait. Il rendait à Shakespeare l’Othello ou l’Hamlet de Ducis. Qui aurait pu dire qu’une tragédie ne valait rien quand Talma y avait rugi ou simplement parlé ? Il a été incontestablement le plus grand acteur. Il a suborné son public. Rachel avait besoin d’être soutenue par le génie du poète ; mais c’était le génie de Talma qui créait la poésie.

Quand l’acteur ne nous induit pas en erreur, nos jugements peuvent se ressentir d’une réaction contre un genre qui nous a obsédés. La Lucrèce de Ponsard, cette pauvresse d’un romantisme très humble et un peu honteux, passa pour une beauté classique aux yeux d’un public qu’avait excédé un romantisme échevelé. Le merveilleux Cyrano nous eût semblé moins merveilleux s’il n’était venu après le naturalisme et au moment où l’on put saluer en lui « une revanche des pantalons rouges ». On doit aussi compter avec le goût de l’époque, qui impose à la plupart, des esprits des traits de famille, comme le même peintre à la plupart des visages sortis de son pinceau. Chatterton, insoutenable aujourd’hui, a littéralement enivré toute une génération. Et puis, il y a un dramatique qui n’est dramatique, il y a un comique qui n’est comique — comme il a des remèdes qui ne sont efficaces — que pendant une ou deux saisons. Et puis, le théâtre est un autre monde plein de mirages.

En exigerons-nous donc des peintures de la réalité ? Toutes les écoles nous en ont promis. Elles n’ont à la bouche que les mots : Réalité ! Nature ! Chacune a l’ambition d’être plus vraie que celle qui l’a précédée. Mais chaque fois qu’on met à la scène une pièce ou tout se passe comme dans la vie quotidienne, le public se reconnaît dans cette grisaille, en félicite l’auteur, et n’y revient pas. Je ne sais rien qui soit plus près de la réalité que les Corbeaux de Becque ; et j’ai toujours remarqué que le public laissait percer, sous ses applaudissements, une légère déception. Les histoires d’argent ne lui plaisent guère : c’est vrai la pièce est triste. Mais, au théâtre, il achète aussi cher la tristesse que la gaieté. Il est surtout déçu, comme nous l’aurions été, enfants, si, au lever du rideau, nous n’avions que des enfants comme nous, faisant les mêmes devoirs, se livrant aux mêmes jeux. Le spectacle nous aurait d’abord amusés, puis, bientôt, ennuyés. Quelquefois le public prend à contresens une imitation trop exacte. Dans une pièce intitulée l’Optique du Théâtre, M. Sacha Guitry avait eu l’idée d’un acte où un locataire de la maison venait demander des nouvelles d’un ami dangereusement malade. Le visiteur disait à la femme ce que l’on dit d’ordinaire ; la femme lui répondait ce qu’on répond. Le tableau était d’une réalité photographique. Le public trouva la scène très drôle el rit aux éclats. Tels peuvent être les effets du réalisme sur la scène.

Nous sommes très loin de chercher au théâtre une image de notre vie. Le dix-huitième siècle, si bienveillant aux faiblesses du cœur, n’y tolérait pas l’adultère. Il « n’y admettait la séduction que sous le déguisement du mariage secret », nous dit M. Gaiffe dans son étude sur le Drame en France. La société du Directoire, une des plus licencieuses, et celle de l’Empire, à peine plus retenue, apportaient à la comédie une pudeur aussi impérieuse qu’imprévue. En 1799, les muscadins sifflaient le jeune premier s’il pressait Lise d’une étreinte un peu trop amoureuse. Le Théâtre français affichait la pièce de Molière : Sganarelle ou le Mari qui se croit trompé. Aux plus sinistres jours de la Terreur, on avait joué du Marivaux. Le public est disposé à suivre les auteurs dramatiques jusque dans leurs inventions les plus éloignées de la réalité. Il permet tout à la verve bouffonne. Il ne boude jamais à la vraie fantaisie, pas plus à celle d’Aristophane, quand on sait la lui présenter, qu’à celle de Shakespeare, pas plus aux cérémonies du Bourgeois gentilhomme ou du Malade imaginaire qu’à la dame Pluche, au dom Blasius et aux chœurs d’On ne badine pas avec l’amour.

Mais, même dans la farce, même à la cour d’Obéron et de Titania, nous voulons de la vraisemblance morale ; sans quoi, notre plaisir cesse. Pas d’assemblée plus sensible, plus variable, qu’une salle de théâtre. On riait, on applaudissait. Soudain, on n’entend plus que çà et là des bruits de toux, et on sent autour de soi l’attention détendue. L’auteur est sorti de cette vraisemblance que nous nommons la vérité. Le théâtre, la vérité n’est pas autre chose. Elle tient à notre connaissance de l’homme aussi bien dans le passé que dans le présent ; et elle n’est pas la même pour tous. Si les tragédies antiques — un Œdipe roi, une Antigone ne bénéficiaient pas de l’admiration des siècles, les spectateurs, qui ignorent l’ancienne civilisation grecque, seraient moins émus. On a joué, l’an dernier, un des chefs-d’œuvre de Calderon : le Médecin de son honneur. C’est l’histoire d’un mari qui ordonne à un chirurgien de saigner sa femme jusqu’à la mort, non parce qu’elle est coupable ; mais simplement parce que, malgré elle, la malheureuse a paru l’être. , Nous nous expliquons cette barbarie par l’état moral et social de l’Espagne aux siècles passés. Le public n’a pas compris et s’est détourné. Si on nous avait joué, il y a soixante ans, un drame japonais, les suicides nous y auraient semblé invraisemblables et, par conséquent, insupportables. Aujourd’hui, ils nous manqueraient.

Le rôle du grand dramaturge n’est pas seulement de nous montrer les côtés les plus éclairés de l’homme, mais de nous en éclairer les côtés les plus obscurs. Aussi ne gagne-t-il rien à choisir des personnages médiocres. Le théâtre, dans un monde simplifié, débarrassé d’un grand nombre de nos continences, est la mise en œuvre des virtualités humaines. A travers les quiproquos les plus comiques ou les incidents les plus naturels, les situations les plus étranges ou tes circonstances les plus ordinaires, c’est toujours l’homme qui nous intéresse. Et peut-être, dans notre stalle de théâtre, sommes-nous plus à l’aise pour le juger. L’endroit, le décor, le jeu des acteurs, l’humanité qui nous entoure et avec laquelle nous communions dans le désir du succès, tout nous aide à sortir de nous-même. La pièce s’annonce-t-elle bien ? Des visages qui ne se connaissent pas se regardent avec bienveillance. Que le même rire secoue toute une salle : il n’y a pas de gaieté comparable. Que les mêmes paroles la transportent, la fassent crier ou pleurer d’enthousiasme c’est un spectacle profondément humain ; — et c’est le souverain plaisir du théâtre. On n’y est plus seul ; on partage des illusions que l’on sait être des illusions, et on s’y attarde connue à des réalités ; on ressent, pendant deux ou trois heures, les délices d’une communauté intellectuelle et sentimentale. Les philosophes ont quelquefois froncé le sourcil. Socrate dédaignait ce plaisir, comme assez bassement démocratique. Dans le Gorgias, il définit la tragédie « une rhétorique à l’usage d’un peuple composé d’enfants, de femmes et d’hommes, de citoyens libres et d’esclaves confondus ensemble ». Je suis tenté de croire que c’est plutôt l’opinion de Platon, dont les Dialogues nous prouvent qu’il avait assez le sens dramatique pour regretter de ne pas l’avoir davantage, car on nous dit que Socrate aimait Euripide. Mais le sombre magnat du pessimisme indogermanique, Schopenhauer, voyait dans le théâtre la confirmation du grand mystère éthique de la sympathie. Et avant lui, l’homme qui a le plus goûté la société humaine, Voltaire, tenait le théâtre pour un des plus hauts témoignages de la civilisation, et pour la forme la plus aimable de la sociabilité. Nous souhaiterions que tous les auteurs dramatiques en eussent conscience.