Rapport sur les concours de l'année 1902

Le 20 novembre 1902

Gaston BOISSIER

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 20 NOVEMBRE 1902

RAPPORT

DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1902

 

 

MESSIEURS,

Nous avions proposé, cette année, pour le prix d’éloquence, un discours sur Théophile Gautier. Gautier n’était pas des nôtres, et je crois bien que l’Académie s’en fait, tout bas, quelque reproche. Les contemporains ne sont pas toujours de bons juges ; ils voient les choses de trop près. Certains incidents, dont plus tard on ne tiendra pas de compte, prennent pour eux trop d’importance ; le temps met tout à sa place. Il n’est pas douteux que, parmi les écrivains du dernier siècle, la postérité n’accorde à Théophile Gautier un rang très honorable, tout juste au-dessous des plus grands. Malgré les trente ans qui se sont écoulés depuis sa mort, ses écrits conservent leur intérêt et leur agrément, et il semble que tous ceux qui ont pris part au concours de l’Académie en aient subi le charme. En général, Gautier les a bien inspirés ; il n’en est guère dont le travail ne contienne des idées justes et finement exprimées. Aussi avons-nous décerné en outre du prix deux mentions. L’un des deux auteurs qui les ont méritées ne s’est pas fait connaître, l’autre est M. Henry Marcel, conseiller d’État. Son travail est une œuvre sincère, solide, sérieuse, où l’on peut reprendre quelques inégalités de style et de composition, mais qui renferme, surtout dans la seconde moitié, des pages très justes et tout à fait distinguées. M. H. Potez, qui a obtenu le prix, est connu de l’Académie, qui lui a décerné déjà plusieurs de ses récompenses. Son discours, bien disposé, d’une bonne tenue, d’un jugement sage, d’un style vif, égal, est presque entièrement consacré à justifier la vérité de ce vers de Laprade, qui lui sert de devise :

Tu seras, cher Gautier, classique malgré toi.

Je crois bien que M. Potez a prouvé que Laprade ne s’est pas trompé ; vous pourrez en juger, messieurs, par la lecture qu’on va faire de quelques passages de son discours.

Avant d’aborder les autres concours dont je dois aujourd’hui vous rendre compte, et qui, pour votre malheur, sont en bien grand nombre, permettez-moi de faire d’abord un peu de statistique. Cette année, 461 ouvrages nous ont été adressés, qui, pour la plupart, comprennent plusieurs volumes. Ce chiffre, vous le voyez, est respectable ; et, si vous y joignez le concours d’éloquence, dont il vient d’être question, et les quatorze prix pour lesquels l’auteur ne pose pas sa candidature lui-même, mais qui ne demandent pas moins de lectures et de délibérations, vous reconnaîtrez, je crois, que ce fauteuil, que le public nous assigne, n’est pas l’un de ceux où l’on s’endort. Après un travail qui nous a pris plusieurs mois, nous avons accordé 98 récompenses : c’est beaucoup ; mais si vous songez au nombre des concurrents, vous ne nous accuserez pas d’avoir été prodigues. Vous pensez bien que je ne vais pas vous parler des 98 lauréats. Si je prétendais le faire, à peine aurais-je le temps de proclamer leurs noms, et notre séance ressemblerait à une distribution de collège. Je me bornerai, comme les années précédentes, à en citer quelques-uns, demandant mille excuses à ceux que je passe de ne rien dire d’eux, et à ceux dont je parle, d’en dire si peu de chose.

Commençons, selon l’usage, par la poésie. : c’est un honneur qui lui est bien dû. Ici, je n’ai qu’à transcrire, sans y rien changer, le rapport qu’un poète a fait à l’Académie, au nom de la commission du prix Archon-Despérouses. Je n’ai pas besoin de le nommer ; vous n’aurez pas de peine à le reconnaître.

« C’est avec une faveur particulière, dit-il, une préférence marquée, que la commission attribue la majeure partie du prix à M. Ch. Guérin, que plusieurs recueils ont déjà signalé aux amis des lettres. Son nouveau livre, le Semeur de Cendres, se recommande par une inspiration très élevée et très rare, un art sûr et presque parfait. M. Guérin est très jeune encore, mais son talent approche de la maîtrise. Que demandons-nous avant tout au poète ? d’exprimer sous une forme originale une façon nouvelle de sentir la vie. À ce titre, M. Guérin mérite notre reconnaissance, car il nous offre ce caractère particulier d’être un pessimiste sans trop d’injustice et d’amertume. Certes, il croit, comme l’Ecclésiaste, que tout est vanité, il souffre de tous les tourments de l’âme humaine ; mais un précieux reste de foi chrétienne lui interdit la révolte. Il se résigne donc, tantôt s’efforçant d’oublier sa douleur intime devant les féeries de la nature, tantôt jetant sa plainte, mais avec un accent exquis de douceur et de tendresse. Si désenchanté que soit le jeune lyrique, il nous a pourtant confié, dans plus d’une strophe vibrante, son ardent désir de la gloire. Nous ne disposons que d’un brin de laurier, mais nous le lui décernons avec joie. Puisse-t-il dissiper un peu sa noble mélancolie ? »

« M. Léonce Depont, que nous avons déjà encouragé avec justice, est connu par son talent exceptionnel de poète descriptif et par ses excellents tableaux de la vie champêtre. Dans la crise que subit aujourd’hui la prosodie moderne, il est resté strictement fidèle aux règles traditionnelles. Il estime avec raison que le vers classique, qui a suffi à tant d’hommes de génie pour écrire tant de chefs-d’œuvre, est un instrument sans défaut, et il s’en sert en artiste accompli. Dans son nouveau volume, Pèlerinages, il s’est encore perfectionné comme virtuose, et, par un heureux privilège, le souci scrupuleux de la forme est exempt, chez lui, de gêne et de raideur ; comme les lames bien trempées, son vers allie la fermeté à la souplesse.

« Enfin, ajoute notre rapporteur, comment n’aurions-nous pas réservé un de nos prix à Mme la comtesse de Noailles ? quand même son livre, Le cœur innombrable, ne nous aurait pas été désigné par l’accueil qu’il a reçu non seulement dans les sociétés mondaines, mais aussi dans la presse et le grand public ; comment n’aurions-nous pas été séduits par cette jeune femme, à qui une fée apporta, dès le berceau, avec tout le reste, le don suprême de la poésie ? En vain quelques critiques chagrins reprochent-ils tout bas quelques erreurs de goût, quelques hésitations de style à l’aimable muse, sa grâce est la plus forte. Nous avons donc fait comme tout le monde ; nous avons été conquis par ce lyrisme spontané, cette imagination colorée et abondante, ce sensualisme ingénu, ces transports d’admiration devant la nature, cet enivrement de vie, et, sur ce front charmant, nous avons posé une couronne. »

Je joins à la poésie les quelques prix que l’Académie décerne aux œuvres de théâtre. Pour ceux-là, il me semble que je puis me contenter d’une courte mention. Le théâtre est vraiment le privilégié de la littérature ; non seulement les succès y sont plus brillants et plus bruyants qu’ailleurs, mais rien de ce qui paraît sur la scène, même ce qui ne fait qu’y passer, n’échappe à la connaissance du public. On peut donc en parler à demi-mots sans craindre de n’être pas compris de ceux devant qui l’on parle. Le prix Toirac, que l’Académie doit donner à la meilleure comédie représentée dans l’année au Théâtre-Français, revenait à l’auteur du Nuage, M. Guiche. La pièce de M. Dorchain, Pour l’Amour, jouée au théâtre de l’Odéon, a obtenu le prix Émile Augier, que nous donnons seulement tous les trois ans. Nous avons attribué le prix Capuran à M. Émile Fabre, pour sa pièce intitulée : la Vie publique, qui est une satire honnête et vigoureuse de nos mœurs politiques. Le prix Maillé-Latour-Landry est destiné à un jeune écrivain, dont le talent est digne d’être encouragé : qui le méritait mieux que M. Jacques Richepin, qui a fait jouer et applaudir deux comédies en vers, avant d’être appelé à son service militaire ? cette vocation précoce pour le théâtre se comprend bien chez un jeune homme qui a eu l’heureuse chance de trouver tout près de lui, en naissant, la poésie dramatique.

Il est naturel que, sur la liste des prix de l’Académie française, les œuvres littéraires tiennent la plus grande place. Plusieurs de celles que nous avons couronnées sont très importantes, et il n’en est aucune qui, par quelque côté, ne mérite d’être signalée à l’attention publique ; c’est ce qui ajoute à mes regrets de ne pouvoir vous entretenir que de quelques-unes et en quelques mots. Je veux, au moins, pour que cette étude rapide soit un peu moins confuse, grouper autant que possible celles dont je vais parler d’après le sujet qu’elles traitent et l’époque dont elles s’occupent.

Il y a beaucoup de travail et un grand effort dans l’Histoire de la littérature latine, de M. Lamarre. Songez qu’elle remplit quatre gros volumes et qu’elle ne va pas plus loin que l’avènement d’Auguste à l’Empire. Des livres pareils, il peut se trouver encore des gens pour les écrire parmi ceux qui étaient au collège dans ces temps reculés où l’on faisait des vers latins ; mais y en aura-t-il pour les lire, maintenant qu’on ne séjourne plus dans les études classiques et qu’on ne fait que les traverser à la course ? M. Lamarre n’en a pas moins entrepris son grand ouvrage, et lui a consacré une partie de sa vie, sans se demander quel en serait le succès auprès d’un public indifférent. L’Académie a jugé que ce courage, je dirais volontiers cet héroïsme, méritait bien une récompense.

Vers le temps où s’arrête le livre de M. Lamarre, au début du règne d’Auguste, vivait à Rome un jeune Espagnol, qui portait un nom destiné à devenir très célèbre : c’était le père de Sénèque, l’aïeul de Lucain ; il était alors fort occupé à suivre les leçons des rhéteurs à la mode. Il en avait été si charmé, qu’il en conserva le souvenir jusqu’à la fin de sa vie, et, de temps en temps, quand il était en veine de vanter à ses enfants le temps passé, ce qui est, d’après Horace, la maladie des vieillards, il en citait des morceaux plus ou moins longs que sa merveilleuse mémoire avait retenus. Il se laissa facilement persuader de les réunir et d’en faire un livre dont l’intérêt est grand pour nous, puisqu’il nous fait connaître l’éducation romaine sous l’Empire. Par malheur, le livre est obscur, d’une lecture difficile, et il a été mis en français, au milieu du XVIIe siècle, par un traducteur peu scrupuleux, qui se permettait de passer ce qu’il ne comprenait pas et de disposer le reste à sa fantaisie. Un jeune professeur de notre Université, M. Henri Bornecque, nous en donne enfin une traduction élégante et fidèle, avec des notes courtes et claires, qui le mettent à la portée de tout le monde. L’Académie a tenu à payer du prix J. Janin le service que M. Bornecque a rendu aux amis des lettres latines, s’il en reste.

Nous devons à M. Monceaux deux excellents volumes, qui lui ont coûté des recherches patientes et des lectures infinies. Il s’occupe surtout de Tertullien, dans le premier ; la plus grande partie de l’autre est consacrée à saint Cyprien. L’ensemble forme une histoire du christianisme africain pendant deux siècles. C’est l’un des meilleurs travaux qu’ait inspirés cette terre d’Afrique, qu’après nos soldats, la science française essaie en ce moment de conquérir.

Je n’ai pas besoin de dire pourquoi je range parmi les études d’antiquité le travail de M. Radet, sur l’École d’Athènes, quoiqu’il s’agisse d’une institution qui ne fut jamais plus vivante. Dans la foule des visiteurs de l’Exposition universelle qui s’arrêtaient, il y a deux ans, devant la restauration des monuments de Delphes, que M. Homolle a rendus au jour, et qui ne se lassaient pas de regarder l’admirable bronze de l’Aurige, dans la fleur de sa patine verte, il y en avait, je suppose, qui souhaitaient qu’on leur fit mieux connaître l’histoire de l’École à laquelle ces fouilles ont été confiées, et qui les a exécutées d’une manière si remarquable. M. Radet s’est chargé de la leur apprendre. Il remonte à ses origines, et nous révèle, entre autres incidents curieux, que c’est probablement Sainte-Beuve qui en donna la première idée. Il ne dissimule pas les fautes qui furent d’abord commises, et comment les premiers qui partirent ne savaient pas très bien ce qu’ils allaient faire. Ils s’imaginaient qu’on les envoyait lire le Phèdre de Platon le long de l’Ilissus et l’Œdipe de Sophocle sur les hauteurs de Colonne. Mais l’erreur ne pouvait pas être longue. En face du Parthénon, on ferme son livre et on regarde, et quand on a quelque temps regardé, on se sent devenir archéologue malgré soi. C’est ainsi que ces jeunes gens se sont mis à courir la Grèce, les Iles, l’Asie, à la recherche des monuments antiques. Ce qu’ils ont rapporté de leurs voyages, les érudits du monde entier le savent et en profitent ; mais nous autres, qui aurions tant d’intérêt à nous en souvenir, il nous arrive quelquefois de l’oublier. Nous, qu’on dépeint d’ordinaire si confiants, si vantards, nous sommes peut-être le peuple qui doute le plus de lui et se traite parfois avec le moins de ménagement ; et ce qui est fâcheux, c’est que les étrangers, qui nous accusent de mentir, pour peu que nous fassions notre éloge, nous trouvent très véridiques, dès que nous disons du mal de nous. M. Radet a donc très bien fait de réunir, dans un tableau d’ensemble, toutes les découvertes que la science doit à l’École française d’Athènes : il est bon que de temps en temps on nous mette devant les yeux les raisons que nous avons d’être fiers de nous-mêmes.

Il y aurait beaucoup à dire de M. Marty-Lavaux, à qui nous donnons le prix Saintour et qui a consacré toute une longue vie à l’étude de la philologie française. C’est surtout du XVIe siècle qu’il s’est occupé, et nous lui devons d’excellentes éditions des poètes de la Pléiade. J’ajoute qu’il a été, presque jusqu’à sa mort, le collaborateur de notre Compagnie dans le travail du Dictionnaire historique. L’Académie gardera le souvenir de ce savant modeste et désintéressé, dont c’était le caractère de songer aux autres plus qu’à lui, d’aimer la science pour elle-même et de ne chercher d’autre récompense à ses travaux que l’honneur de l’avoir servie.

Edouard.Ruel était, lui aussi, l’un de ces hommes rares que le bruit incommode et qui mettent à se cacher autant de soin et de coquetterie que d’autres en dépensent pour attirer l’attention sur eux. Il fallait l’avoir approché de très près pour savoir ce qu’il valait. L’École normale, dont il fut l’un des plus brillants élèves, lui avait donné la passion des lettres ; il rapporta, de l’École d’Athènes, le sentiment des arts. On attendait beaucoup de lui ; malheureusement il s’attarda dans l’étude et la contemplation ; il vécut retiré de la foule, difficile aux autres et encore plus à lui-même, si heureux dans la fréquentation des chefs-d’œuvre qu’il n’éprouvait d’autre besoin que de les admirer. Sur le tard seulement, on put le décider à commencer une œuvre de longue haleine qu’il n’eût pas le temps d’achever, et c’est sa famille qui a réuni pour le public ce qu’il avait pu en écrire. Le charme de l’ouvrage me paraît être surtout dans l’exécution et le détail. Pendant ces longues années de paresse laborieuse, les réflexions et les idées s’étaient accumulées dans sa tête. On voit qu’il a peine à les retenir et qu’à chaque occasion elles lui échappent. Aussi ne peut-on fermer sans tristesse ce livre inachevé, quand on songe à toute cette richesse intérieure d’idées et de sentiments qui n’a pas trouvé d’issue, et aux œuvres qu’on pouvait en attendre si la mort n’avait enlevé Ruel dans la maturité de son talent.

M. Le Breton continue son histoire du Roman Français dont il a publié déjà deux volumes que l’Académie avait remarqués. Le troisième entame le XIXe siècle, et s’arrête à Balzac. Vers la fin de son travail, l’auteur rencontre des ouvrages que les gens de goût n’ont pas perdu l’habitude de lire, les Martyrs de Chateaubriand, l’Adolphe de Benjamin Constant, le Cinq-Mars, de Vigny. Il semblait difficile d’en parler après tant d’autres ; mais M. Le Breton a prouvé qu’il n’y a point de sujet qui soit tout à fait épuisé et dont une critique ingénieuse et sincère ne puisse renouveler l’intérêt. Les romanciers dont M. Le Breton s’occupe dans la première moitié de son livre sont moins connus. Qui ouvre aujourd’hui les ouvrages de Mme Cottin, de Mme de Montolieu, de Ducray-Duminil ? C’est à peine si les gens de mon âge se souviennent d’avoir entendu leurs mères ou leurs grand’mère en parler avec tant d’enthousiasme qu’ils s’étaient bien promis de les lire dès qu’ils en auraient la permission. Mais quand l’âge fut venu où ils pouvaient le faire, la mode avait changé, car rien ne passe si vite que le roman ; et, au lieu de Claire d’Albe ou de l’Enfant du Mystère, ils lurent Indiana ou le Juif errant. C’est donc à M. Le Breton que nous devrons de les connaître, ces vieux livres qu’on ne lit plus. Il nous montre qu’après tout ils sont semblables aux romans de toutes les époques, qu’on y trouve, comme chez les autres, des parties qui se sont vite fanées, et qui, après avoir fait pleurer les contemporains, risquent de faire sourire ceux qui les suivent, mais aussi quelques beautés véritables qui justifient nos grand’mères de les avoir admirés.

M. Maeterlinck, en ce moment, occupe beaucoup la critique. On le lit, on le discute, on veut savoir quelle est au juste sa philosophie ; et, comme les définitions qu’on en donne ne s’accordent pas toujours entre elles, il est assez naturel d’en conclure que ses livres sont quelquefois un peu obscurs. En voici un pourtant, qui est d’une limpidité parfaite : c’est la Vie des Abeilles. Nous savions que M. Maeterlinck est un sage, qui étudie l’âme humaine dans ses couches les plus profondes. Mais nous ignorions qu’en plein Paris, dans son cabinet de travail, au milieu de ses livres, il possédait une ruche, et que les abeilles qui l’habitent trouvent moyen de récolter, « dans le désert de pierre de la grande ville », de quoi vivre et prospérer. L’œil penché sur ce petit monde, qui va, qui vient, qui sort, qui rentre, il suit, avec une attention qui ne se lasse jamais, « ces nourrices qui soignent les larves et les nynphes, ces dames d’honneur, qui pourvoient à l’entretien de la Reine et ne la perdent pas de vue, ces architectes, ces maçons, qui font la chaîne et bâtissent les rayons, ces butineuses, qui vont chercher dans la campagne le nectar des fleurs, ces balayeuses qui maintiennent la propreté méticuleuse des rues et des places, ces nécrophores, qui emportent au loin les cadavres, ces amazones du corps de garde, qui veillent jour et nuit à la sécurité du seuil, interrogent les allants et venants, effarouchent les vagabonds, les rôdeurs, les pillards, attaquent les ennemis redoutables, et, s’il le faut, barricadent l’entrée ». Non seulement il les voit, on dirait presque qu’il les entend ; il saisit distinctement ces petits murmures, qui échappent à d’autres oreilles, il interprète ces mouvements qui ne semblent d’abord que des ébats désordonnés, il perçoit leurs chants de fête et de travail. Ne le pressez pas trop : il vous répéterait leurs entretiens. Après s’être mis avec elles dans une si complète intimité, on comprend bien qu’il les aime, qu’il les admire, et que même, sans le dire ouvertement, il nous les propose comme un modèle. Quel peuple que celui où chacun a sa place et ne fait que son œuvre, qui ne s’arrête pas de travailler, quoiqu’il ne travaille que dans l’intérêt commun ! Il faut bien reconnaître que ces qualités de désintéressement, de discipline, d’obéissance ne nous sont pas ordinaires, et nous serions fort humiliés par la comparaison, si, après avoir lu les éloges que M. Maeterlinck leur prodigue, on ne voyait, en tournant la page, ces charmantes petites bêtes devenir tout d’un coup d’impitoyables bourreaux. Le « massacre des mâles », dont M. Maeterlinck a fait un si beau récit, montre chez elles des instincts de férocité qui nous révoltent. Est-ce la raison qui fait que ce bon La Fontaine ne leur a consacré qu’une seule de ses fables ? Évidemment il aime mieux les fourmis si industrieuses aussi ; il paraît se plaire davantage dans la société de bêtes plus pacifiques, comme la souris où le lapin. Virgile, lui aussi, semble trouver les abeilles un peu trop batailleuses à son gré ; mais elles lui paraissent si habiles ouvrières, si courageuses, si prévoyantes, que, ne sachant, où elles ont pu prendre ces merveilleuses qualités, il suppose qu’il y a chez elles comme une émanation de la puissance divine. Ce nom de Virgile me revient naturellement à l’esprit quand je lis l’ouvrage de M. Maeterlinck. Je sais bien qu’il tient surtout à être traité en naturaliste, mais, qu’il le veuille ou non, il est de plus un poète. C’est un fragment de poème lyrique, du plus grand élan, que le tableau qu’il nous fait de ce qu’il appelle le vol nuptial, c’est-à-dire les noces tragiques de la Reine dans les profondeurs de l’éther. D’autres passages, par exemple celui où il décrit l’abeille naissante sont d’une douceur et d’une grâce charmantes. Il nous semble, en lisant cette prose harmonieuse et colorée, que nous sommes transportés en Grèce ; nous songeons à l’Hymette ; les souvenirs de l’Attique et de la Sicile nous reviennent à la pensée, et il nous prend envie d’adresser à l’auteur de ces mots du Chevrier de Théocrite : « Puissent les rayons aborder de plus en plus dans ta ruche, et le miel d’or de tes abeilles emplir ta bouche mélodieuse ! »

L’habitude que nous avons prise de couronner tous les ans quelques récits de voyage les fait affluer à nos concours. Nous sommes fort heureux de cette abondance qui prouve que nous avons cessé d’être ce peuple sédentaire et casanier dont nos voisins se moquaient. Mais, si elle nous réjouit, elle nous embarrasse aussi. Nous ne sommes pas assez riches pour récompenser tous ceux qui s’en vont, aux vacances, visiter ce qu’ils appellent des pays inconnus, parce qu’ils ne les connaissent pas, et qui, au retour, éprouvent le besoin de raconter leurs impressions au public. Dans le nombre il nous faut choisir, et vous ne serez pas surpris que nous préférions les voyages, qui sont des découvertes, où l’explorateur risque sa vie, et dont la France tire quelque avantage. Toutes ces conditions se rencontrent dans celui que le capitaine d’Ollone a entrepris, avec M. Hostain, de la côte d’Ivoire au Soudan, et dont, il vient de nous donner le récit. Assurément, nous avons eu l’occasion de lire et de couronner des livres qui contenaient des aventures plus dramatiques, des descriptions plus variées. M. d’Ollone n’a guère fait que traverser depuis le golfe de Guinée la grande forêt équatoriale à travers laquelle aucun Européen n’avait encore passé. Il a voyagé tout le temps dans une sorte de crépuscule, en suivant des sentiers de chasse où l’on se dirigeait à la boussole, sans même voir les arbres sous lesquels il passait et que dérobait à ses regards un vêtement de feuillage. « On s’avance, nous dit-il, dans l’étroit sentier, entre deux parois compactes et, de toute cette végétation splendide qu’on suppose ou qu’on devine, on naperçoit que les basses branches qui vous fouettent le visage, les lianes traîtresses où se prennent vos pieds et les énormes troncs tombés en travers qu’il faut escalader péniblement. Pas un oiseau, pas un singe, pas un serpent ; comme toutes les autres bêtes qui, peut-être sont là tout près, ils se taisent et se cachent, et le silence vous accompagne avec l’obscurité. Comment dire l’horreur de cette forêt sans murmure ? » Aussi comprend-on les sentiments qu’éprouvèrent M. d’Ollone et ses soixante-deux compagnons, lorsque, le 13 décembre 1899, ils sortirent définitivement de la forêt où ils marchaient depuis dix mois dans les ténèbres. « De même que les Dix Mille acclamaient la mer, nous dit-il, nous saluâmes joyeusement le soleil. » Je n’ai pas à insister sur les résultats de ce beau voyage : on les verra dans le livre de M. d’Ollone. Il y a cependant un point que je ne veux pas passer sous silence. Il s’était promis en partant d’accomplir pacifiquement son voyage, et il a eu la chance d’y réussir. En dix mois de route, il n’a eu que dix jours de combats qui ne lui ont coûté personne. C’est l’honneur des explorateurs français d’avoir su faire, par des moyens pacifiques et avec des ressources bornées, ce que d’autres n’ont accompli qu’avec des armées et des massacres.

Si pressé que je sois par le temps, je m’en voudrais de ne rien dire de l’expédition de la Belgica dans les mers Australes. Ce voyage, entrepris dans un intérêt uniquement scientifique, fait grand honneur à M. de Gerlache qui l’a dirigé, et à la Belgique qui en a fait les frais. C’est la première fois qu’un navire ait hiberné dans la zone glaciale du Sud, au delà du cercle polaire. Pendant une nuit de mille six cents heures, M. de Gerlache et ses compagnons ont vécu sous la neige, au milieu des glaces qui enserraient leur navire, ne se rebutant jamais de tout observer autour d’eux, et, si le mystère du pôle antarctique n’est pas tout à fait éclairci, un coin du voile au moins est levé, et la voie est grande ouverte aux explorateurs de l’avenir. Mentionnons aussi le voyage dans le Turkestan russe de M. Hugues Kraft, un homme du monde, qui ne parcourt pas les pays lointains pour le seul plaisir de dire qu’il y est allé, mais qui les étudie avec soin et en prend des vues si exactes, si vivantes, qu’il n’a presque plus besoin de les décrire. N’oublions pas non plus l’ouvrage que MM. Marcel Dubois et Terrier ont composé à l’occasion de l’Exposition universelle et qu’ils appellent : Un siècle d’expansion coloniale. Il abonde en renseignements curieux et sûrs ; seulement j’avertis d’avance ceux qui le liront que la lecture en est quelquefois pénible à notre amour-propre. Les auteurs qui voulaient nous instruire ne se sont pas piqués de nous être agréables. Ils ne dissimulent rien des fautes que nous avons commises. Mais s’ils nous couvrent quelquefois de confusion en nous montrant les incohérences de notre politique, la sottise des partis, les revirements de l’opinion et cette détestable habitude de nos hommes d’État de cacher le vide des idées sous la pompe des principes, ils nous donnent de bons conseils pour nous apprendre à tirer parti de cet immense empire que nous avons acquis sans le vouloir, presque sans le savoir, et nous empêcher de le perdre aussi vite que nous l’avons conquis.

Je ne suppose pas que M. Bellessort, lorsqu’il est parti pour le Japon, se soit flatté d’y faire des découvertes comme celles de M. d’Ollone dans la forêt équatoriale. En tout cas, il n’y aurait guère réussi. Figurez-vous qu’il y est arrivé tout juste quand le pays était en pleine période électorale. Il a assisté à des réunions où l’on attaquait le ministère et à d’autres où on le défendait. Il a suivi un candidat dans sa tournée et il l’a entendu dire à peu près ce qui se dit chez nous en pareille occasion. Vous trouverez peut-être que ce n’était guère la peine de se déplacer ; et cependant n’était-il pas curieux de voir ce que le régime parlementaire, que les Japonais ont eu l’idée d’emprunter à l’Europe, avec nos canons et nos cuirassés, devient hors de son pays d’origine ? La description qu’en a donnée M. Bellessort est peu séduisante, et je crois bien que si nous l’avions trouvé au Japon, nous n’aurions pas songé à le transporter chez nous.

C’est aussi un voyageur émérite que M. André Chevrillon. Il a commencé par nous rapporter de l’Inde un livre où se révélaient de rares qualités d’écrivain. Depuis, il a visité la Palestine et l’Égypte, et quand il s’est tourné vers les maîtres anglais, pour être sûr de les mieux comprendre, il est allé les étudier dans leur pays. « Il y a deux ans, nous disait celui de nos confrères qui a soutenu ses titres, alors que la Grande-Bretagne se ramassait dans un colossal effort contre l’héroïque résistance d’un petit peuple, notre voyageur repartit pour Londres. Là, il écouta les voix diverses, il respira l’air ambiant ; il prit, ces Notes, où les aperçus psychologiques s’encadrent dans les croquis de l’énorme et morne cité. Il a soin de nous la rendre toujours présente, avec son poids de tristesse, sa nuit de fumée, son affairement de fourmilière, ses contrastes de misère et d’opulence. Avant de faire parler un homme ou d’interpréter un événement, il les replonge dans ce fond de paysage où s’éclaire la vie locale et particulière de chaque être et de chaque fait. En sourdine, sous la méditation du penseur, nous entendons sans cesse le bruit de Londres. Ces pages frémissantes d’émotion, aussi remarquables par la puissance d’analyse que par l’éclat du style, ont très vite conquis le suffrage des lettres. » L’Académie a voulu ratifier le jugement du public en décernant le prix Vitet, pour l’ensemble de son œuvre, à M. André Chevrillon.

J’arrive un peu tard — je me le reproche — aux prix que l’Académie réserve à l’histoire, et d’abord au plus important de tous, au prix Gobert. Il y a quelque nouveauté dans la manière dont nous le donnons cette année. Le Vercingétorix de M. Jullian, qui l’a obtenu, se présente à nous modestement, sans appareil scientifique, sous un format qui, d’ordinaire, n’est pas celui des œuvres graves. Le livre est court, et se lit d’autant plus vite qu’on ne le quitte pas une fois qu’on l’a ouvert. Si la lecture en est si aisée, c’est que l’auteur a pris la peine pour lui et nous a laissé le plaisir. Depuis plus de vingt ans, M. Jullian s’occupe de l’histoire de la Gaule. Personne ne la connaît comme lui, personne n’a mieux travaillé à la faire connaître, et l’Académie entend bien, en couronnant son dernier ouvrage, récompenser ceux qui l’ont précédé. Nous pouvons être très sûrs qu’il n’a laissé perdre dans des renseignements qu’on possède sur le grand chef Gaulois. Par malheur ils ne sont pas nombreux. Nous en savons assez pour exciter notre curiosité et trop peu pour la satisfaire. C’est une situation dangereuse pour un historien ; elle risque de lui donner la tentation de remplacer quelquefois les détails qui manquent, par des conjectures et d’ajouter à la vérité par la vraisemblance. Il faut un certain courage pour s’interdire des hypothèses qui paraissent si voisines de la certitude, quand elles colorent la narration et marquent d’un trait plus précis une figure qui se dérobe. Quelques critiques difficiles ont reproché à M. Jullian de ne s’être pas assez défendu de ces artifices ; ils ont fait remarquer qu’on rencontre chez lui un peu trop de « peut-être ». Mais on peut leur répondre qu’au moins le « peut-être » s’y trouve, et, que la conjecture n’est jamais donnée pour une certitude. C’était d’autant plus nécessaire que Vercingétorix est bien un personnage historique et qu’il n’a rien d’un héros de légende. Comme le régime qu’il a essayé de défendre est mort avec lui, et, à ce qu’il semble, sans laisser beaucoup de regrets, il ne paraît pas s’être survécu dans l’imagination populaire. Aucune chanson nationale n’a transformé sa figure, et il n’existe plus pour nous que dans les récits de César qui n’a conservé de la gloire de son ennemi que tout juste ce qu’il fallait pour ne pas diminuer la sienne. M. Jullian en a tiré un portrait qui possède la première de toutes les qualités : il est vivant. Nous voyons le chef gaulois comme il était sur le plateau de Gergovie, d’où il culbuta l’armée de César, et le long des murs d’Alésia, quand seul, sur son cheval de bataille, couvert de ses plus belles armes, paré de ses phalères d’or, il vint offrir sa vie au vainqueur pour le salut des siens. Il nous a paru que le livre où ces grandes scènes sont racontées, avec tant de talent et d’émotion, méritait d’obtenir le prix que le baron Gobert a chargé l’Académie française de décerner tous les ans « au morceau le plus éloquent d’histoire de France ».

Le second prix a été décerné au travail de M. Cultru sur Dupleix. Entre deux opinions contraires, l’une qui fait du gouverneur de Pondichéry un orgueilleux cupide, l’autre qui le célèbre comme un grand politique, et un conquérant, M. Cultru a cherché la vérité, et il semble bien qu’il l’ait trouvée. L’enquête minutieuse qu’il a courageusement poursuivie à travers un très grand nombre de documents, si elle supprime quelques légendes, ne diminue pas Dupleix. « Il reste grand, dit le rapporteur, après l’épreuve de la critique. »

C’est encore de l’histoire coloniale qu’il s’agit dans le livre de M. Prentout, l’Ile de France sous Decaen. Après la paix d’Amiens, le Premier Consul eut la pensée de dériver vers les Indes orientales l’activité conquérante des Français, et d’y chercher aussi des débouchés pour notre industrie, qui commençait à renaître. Le général Decaen, qui s’était illustré pendant les guerres de la République, y fut envoyé. Ce qu’il fit de 1803 à 1814 à l’Ile de France et dans les divers comptoirs que nous y possédions encore, M. Prentout nous le raconte, d’après des documents nouveaux, dans un gros volume de près de 700 pages. Peut-être trouvera-t-on que c’est beaucoup et que l’auteur a traité un peu généreusement un sujet d’importance secondaire. On a fort mal mené, dans ces derniers temps, ce qu’on appelle l’histoire éloquente, qu’on accuse de s’étendre un peu trop sur les considérations générales et de remplacer les faits précis par de belles phrases. J’ai peur que l’histoire documentaire n’aille à l’extrémité opposée. L’une visait au grand, l’autre s’encombre de minuties ; celle-ci risquait de se perdre dans les nuages, celle-là se noye dans le détail. Il faut recommander à nos jeunes historiens de conserver en tout la proportion, qui est une qualité, éminemment française ; ils feront bien de se défendre de la superstition de l’inédit, et de ne publier jamais que ce qui mérite de l’être.

L’ouvrage de M. Pocquet nous a mis dans une situation embarrassante, et sera cause, je le crains bien, qu’on nous accusera de nous contredire. Il y a quatre ans, M. Marion présentait à nos concours un livre où il racontait le conflit du duc d’Aiguillon avec La Chalotais et le Parlement de Bretagne, qui fut un des préliminaires de la Révolution française. Il essayait de prouver que l’opinion publique s’est méprise en donnant à La Chalotais le beau rôle et justifiait d’Aiguillon des reproches qu’on lui adresse. Il faut bien croire que les historiens de l’Académie jugèrent qu’il avait raison, puisque son livre fut couronné. Mais voici que cette année M. Pocquet nous envoie trois volumes pour nous convaincre que le Parlement défendait les libertés de la province, et qu’il était dans son droit en résistant aux attaques d’un grand seigneur médiocre et vaniteux, dont le mérite consistait dans la protection de Mme du Barry ; et nous couronnons le livre de M. Pocquet. S’il y a quelque leçon à tirer de ces jugements contraires, c’est que l’histoire ne prononce jamais de sentence définitive et qu’il est dans la nature que la couleur des événements change selon la disposition de celui qui les raconte. Il en a toujours été ainsi, et je crains Lien qu’avec l’introduction des méthodes nouvelles, dont nous avons raison de nous glorifier, et l’habitude qu’on prise d’étudier de plus près les documents, les contradictions ne deviennent plus fréquentes. Nos jeunes savants, après avoir passé tant de journées dans les bibliothèques et les archives à déchiffrer de vieux papiers, ne voudront pas s’être donné tant de mal pour répéter ce qu’on avait dit avant eux. Comme ils pensent que la nouveauté des opinions atteste la profondeur des recherches, ils sont tentés de réhabiliter les personnages que l’on condamnait et mettront leur gloire à changer les idées reçues. Il faut donc s’attendre, quelque désagrément qu’on en éprouve, à des surprises de ce genre. — Ici, du reste, l’Académie s’est moins démentie qu’il ne le paraît. Ce qu’elle entend avant tout récompenser dans les prix qu’elle donne, c’est le talent, et les deux auteurs en ont mis beaucoup à soutenir les deux thèses contraires.

Dans son livre intitulé : La Mère des trois derniers Bourbons, M. Stryiensky a retracé la destinée mélancolique de Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France. Mariée à quinze ans — habitude déplorable qui supprimait la jeunesse — à un prince qui ne l’aimait pas et qu’il lui fallut conquérir, elle arrive à Versailles avec des goûts simples et des besoins d’intimité qu’elle ne peut pas satisfaire, et meurt à 36 ans, suivant de près son mari et son fils aîné. L’ouvrage est fait avec beaucoup de soin ; et, quoique la pauvre princesse dont M. Stryiensky a raconté la vie ait peu influé sur les affaires de ce monde, il trouve moyen, chemin faisant, de répandre quelque lumière sur des figures plus importantes. Par exemple, quand on aura vu Louis XV comme il le représente avec sa belle-fille et ses petits-enfants, on pensera peut-être que la réputation d’insensibilité qu’on lui a faite est un peu exagérée. Enfin, il est assez piquant que, dans un siècle où l’on va faire surtout des provisions de scandale, M. Stryiensky ait trouvé précisément un modèle d’honnête homme et de bonne mère de famille.

L’Académie s’est fait une loi de ne pas récompenser la publication des mémoires posthumes, quelque intérêt que le public y prenne et malgré les services qu’ils rendent à l’histoire, parce qu’elle juge que la récompense ne peut pas aller à l’auteur véritable qui n’est plus là pour la recevoir. Il lui est arrivé souvent de regretter cette décision, mais jamais peut-être autant qu’à propos des mémoires du général d’Andigné et du journal du maréchal de Castellane. Le maréchal est assurément l’une de nos figures militaires les plus originales. Depuis le 2 décembre 1804, où il fut incorporé comme simple soldat dans le 5e régiment d’infanterie, jusqu’en 1862 qu’il est mort, il a assisté à tous les événements d’un des siècles les plus tourmentés de l’histoire, et du premier jour au dernier il a pris des notes sur tout ce qui s’est passé sous ses yeux. Ce qui intéresse, dans ces notes, c’est moins le récit du fait lui-même, qu’on trouerait partout, que l’impression d’un témoin sincère, qui fait deviner celle des contemporains ; il n’y a rien qui rende l’histoire si vivante. Aussi souhaitions-nous trouver quelque moyen de témoigner notre reconnaissance à la fille du maréchal, qui a pris le soin pieux de publier ses souvenirs : elle nous l’a fourni en ajoutant, aux cinq volumes du journal de son père, un sixième, qui est son œuvre personnelle. L’Académie a été heureuse de saisir cette occasion de prouvera Mme la comtesse de Beaulaincourt le prix qu’elle attache à ses intéressantes publications.

C’est encore un livre d’histoire, à sa manière, que celui de M. Jusserand, les Sports et les jeux d’exercice dans l’ancienne France. Pour se flatter de connaître à fond un peuple, il ne faut pas seulement l’étudier dans ses occupations sérieuses, mais aussi dans ses divertissements ; ils ont leur part dans la formation du caractère national. À lire les travaux que M. Jusserand nous a donnés sur la littérature et l’histoire de l’Angleterre, on croirait qu’il n’a jamais vécu qu’au-delà de la Manche ; mais son dernier ouvrage prouve qu’il n’a pas moins fréquenté les écrivains de notre pays, ceux mêmes du moyen âge et de la Renaissance. Il a soigneusement recueilli chez eux tout ce qui concerne les jeux de notre vieille France et nous montre la place qu’ils tenaient dans la vie de nos aïeux. La noblesse avait ses tournois, ses joutes, ses pas d’armes, que M. Jusserand nous décrit avec plus de précision qu’on ne l’avait fait encore. Mais nous voyons qu’elle ne dédaignait pas non plus les exercices populaires. On comprend qu’Henri II ait été tué dans un tournoi : c’est un divertissement de prince ; on sera un peu plus étonné d’apprendre qu’à l’entrevue du camp du drap d’or, Henri VIII, pour passer le temps, avant dîner, ait provoqué le roi de France à la lutte, et brusquement l’ait saisi à bras-le-corps. Mais il avait trouvé son homme ; François Ier, qui était solidement bâti, jeta son rival tout de son long sur le carreau. On accuse aujourd’hui d’anglomanie les gens qui se livrent à ces jeux de force ou d’adresse. C’est que nous ignorons que les Anglais les ont pris à la France. Le livre de M. Jusserand nous l’apprend, et que non seulement ils nous les ont empruntés, mais qu’ils nous doivent quelquefois aussi les noms par lesquelles ils les désignent. Ne soyons pas dupes de l’air étranger qu’ils ont pris et qui ne nuit pas à leur succès. Même le mot de sport, qui nous semble barbare, est français d’origine, et Rabelais dit de certains de ses héros qu’ils se desportent pour faire entendre qu’ils s’amusent. Il nous revient un peu dépaysé, après une longue absence, et il faut bien s’attendre qu’un jour ou l’autre il fera sans bruit sa rentrée dans le Dictionnaire.

Le prix Berger est destiné « à une œuvre concernant la ville de Paris ». Chacune des Académies le donne à son tour ; c’était à nous, cette année, de le décerner. Ce prix est très considérable, et, comme nous n’avons pas trouvé un ouvrage qui nous parût le mériter tout entier, nous nous sommes décidés à le partager entre plusieurs. Il nous a semblé que, dans cette distribution, chacune des grandes époques de l’histoire de Paris devait être représentée. Vous allez voir comment nous avons essayé de le faire.

C’est le moyen âge qui a la meilleure part. Dans le nombre des ouvrages adressés à nos concours, nous avions tout d’abord remarqué l’excellent travail de M. Ducoudray sur les Origines du Parlement de Paris. Ce Parlement, comme toutes les cours féodales, fut errant et nomade jusqu’au jour où saint Louis le fixa dans sa capitale. Depuis lors, sa destinée s’est associée à celle de la ville où on l’avait établi, et ils ont vécu d’une vie commune. On peut dire que presque toute l’histoire de Paris s’est déroulée autour du Palais de justice. Une étude sur le Parlement est donc tout à tait à sa place au premier rang du prix Berger. L’Hôtel-Dieu est plus ancien encore, puisqu’il remonte à la fin du VIe siècle. Comme le Parlement, il a été de tout temps lié à la vie du peuple de Paris. Dans le livre qu’il lui a consacré, M. Alexis Chevalier s’occupe surtout des sœurs augustines, qui l’ont de tout temps dirigé, et qui en ont fait une sorte d’établissement modèle qu’on s’efforçait et imiter en province et à l’étranger. Elles ont, certainement, vu de bien mauvais jours, traversé beaucoup de révolutions, mais leur service n’a jamais été interrompu. La Terreur même les a respectées. Quand toutes les corporations furent dissoutes, et que l’Hôtel-Dieu, quittant un nom suspect, dut s’appeler Le Grand Hospice d’humanité, on ne leur imposa d’autre sacrifice que de renoncer au costume religieux, et même la nation poussa la générosité jusqu’à faire les frais du vêtement nouveau. Sous la robe que la Commune de Paris leur avait fournie, elles continuèrent à soigner les malades, et on les laissa vieillir et mourir dans les murs vénérables d’où elles n’étaient jamais sorties.

Le livre de M. Francklin embrasse une époque très étendue, et se compose de 20 volumes ; il l’appelle La vie d’autrefois, mais entendez bien que c’est de la vie de Paris qu’il est surtout question. Il nous promène dans les rues tortueuses de la Cité ou du quartier Latin, il nous introduit dans les écoles, il entre dans les boutiques, il ouvre pour nous les maisons les mieux fermées, et nous montre ce qu’on y fait. Comme il a beaucoup lu dans sa vie, et des livres qu’on ne lit pas ordinairement, il sait une foule d’anecdotes piquantes, qui ne se rencontrent pas ailleurs, et que nous avons grand plaisir à lui entendre raconter. Des livres comme les siens, dont l’intérêt consiste surtout dans le détail, ne sont pas de ceux qu’on analyse. Tout ce que j’en dirai, c’est qu’on fera bien de les lire, et qu’on est sûr d’y trouver de l’agrément et du profit.

Ce qu’a fait M. Francklin pour le moyen âge et la Renaissance, d’autres l’essaient pour des époques plus rapprochées ; et il ne faut pas croire que, le temps étant, plus voisin de nous, leur tâche en soit plus facile. Nous sommes si pressés de vivre, que les événements du jour effacent ceux de la veille. On a hâte d’oublier, et souvent il n’y a rien dont les contemporains soient plus ignorants que de leur propre histoire. C’est ce qui est arrivé pour la Révolution française, il semble que ces terribles années auraient dû rester dans toutes les mémoires ; mais, comme la plupart des survivants n’avaient pas d’intérêt à se les rappeler, et qu’ils n’en parlaient guère, le silence se fit sur elles pendant l’Empire et la Restauration. Je me souviens avoir entendu dire à M. Thiers : « C’est moi qui ai donné l’exemple de regarder la Révolution en face. » Aujourd’hui, il n’y a pas d’époque qu’on étudie avec plus de passion. Parmi ceux qui la connaissent le mieux, tout le monde sait qu’il se trouve un de nos confrères, M. Sardou. Il faut l’entendre parler des hommes de ce temps ; il sait les moindres particularités de leur vie, et l’on ne doute pas, quand on l’écoute, qu’il les ait familièrement fréquentés. Assurément, il a rendu visite à Danton, dans la maison de la cour du Commerce, dont il connaît tous les recoins ; il devait être quelque part dans la rue de l’École-de-Médecine au moment de la mort de Marat, tant il en sait les plus petits incidents. Par malheur, s’il en parle volontiers et à merveille, il n’en a presque rien écrit — si ce n’est pourtant ce beau drame de Thermidor, qu’un fanatisme étroit arrêta en plein succès. — Mais, ce qu’il n’a pas fait lui-même, il encourage les autres à le faire. M. Lenôtre, en lui dédiant, un des ouvrages que l’Académie couronne, déclare que c’est M. Sardou qui lui a conseillé de l’écrire, qu’il l’a aidé de son savoir, guidé dans ses recherches, et l’on reconnaît, bien l’esprit du maître dans l’œuvre du disciple. M. Lenôtre est un chercheur adroit, il excelle à retrouver les petits faits ignorés ou mal connus. Dans ces rues d’autrefois, que nos grandes avenues ont depuis longtemps absorbées, il replace les maisons qu’on a démolies, et y remet les gens qui les ont habitées ; où si, par bonheur, elles existent encore, il les visite avec soin à tous les étages, et y cherche pieusement quelque trace du passé. « Les vieilles demeures, nous dit-il, ont une sorte d’âme, faite du bonheur que les gens y ont laissé, des peines qu’ils y ont subies, de toute sorte de choses à jamais finies, et vivantes pourtant. Les détails les plus intimes y prennent un charme suggestif. » Les ouvrages de M. Lenôtre ne sont pas seulement très agréables ; ils rendent plus de services qu’on n’est d’abord tenté de le croire. Pour juger comme il convient les gens qui ont fait la Révolution, il faut sortir de soi-même, se remettre dans leur milieu, s’inoculer leurs idées, prendre leur fièvre. Cet effort, toujours difficile, M. Lenôtre nous l’a rendu plus aisé. En nous les montrant de près et dans leur famille, en nous décrivant le logement qu’ils habitaient, en nous renseignant sur leurs liaisons et leurs habitudes, il nous introduit dans leur intimité. Il n’y a rien de puéril ou de mesquin dans ces minuties, puisqu’elles rendent plus vivants pour nous les gens que nous avons intérêt à connaître. Quand M. Lenôtre nous dit qu’il ne travaille que pour les badauds de l’histoire, il est trop modeste. En même temps qu’il satisfait les curieux qui veulent pénétrer jusqu’au fond de la Révolution française, il collabore d’avance avec ceux qui en écriront une histoire définitive.

Nous voici arrivés au seuil des temps contemporains. Nous avons voulu faire un pas de plus et donner au moins un souvenir à notre époque, en couronnant le travail de M. Gautereau sur Les Défenseurs du fort d’Issy. Avec ce récit sans prétention, fait par un narrateur sincère, se termine cette revue rapide qui nous a conduits, dans l’histoire parisienne, depuis le haut moyen âge, à travers la Renaissance et la Révolution, jusqu’à l’Année terrible.

Cette fois, je touche au terme de ce bien long Rapport. Il ne me reste plus à parler que d’une catégorie d’ouvrages qui se rattache, comme les autres, à l’histoire : la biographie des personnages importants, dont il est bon que le souvenir se conserve. On nous en a adressé un assez bon nombre ; quelques-unes nous ont paru dignes d’être distinguées.

C’est, d’abord le Rollin de M. Ferté, travail utile et consciencieux, et la Vie d’Angélique Arnauld, la célèbre abbesse de Port-Royal, par M. Monlaur. Ce dernier ouvrage me paraît contenir deux parties d’un intérêt inégal. Dans la première, on nous décrit l’enfance d’Angélique, le milieu où elle a grandi, ses premières hésitations quand on lui parle du couvent, le regret naïf d’un monde à peine entrevu, les sollicitations indistinctes de la nature chez celle qui devait si rudement la combattre. Tous ces récits qu’anime une sympathie touchante sont faits d’une main délicate et féminine. Dans la seconde partie, trop de place est donnée à la théologie ; et partout où la théologie s’insinue, la modération de l’esprit et la douceur de l’âme sont fort compromises. Je reconnais que le jansénisme n’est pas une doctrine aimable ; mais n’est-il pas injuste, quand on songe qu’il a séduit les plus grands esprits d’un grand siècle, d’appeler ses partisans « une race maudite de pharisiens » ? A-t-on le droit d’user ici de la tactique ordinaire des luttes religieuses, qui consiste à n’attribuer qu’à de misérables calculs de vanité des opinions pour lesquelles on a souffert la misère et l’exil ? Est-il sage surtout de trouver naturel que l’autorité ait fermé les petites écoles et chassé les religieuses de leur couvent, parce qu’elles soutenaient des doctrines qu’il ne lui convenait pas d’accepter ? N’oublions pas que ces rigueurs auxquelles on est indulgent, quand elles atteignent nos ennemis, peuvent se retourner contre nous-mêmes. L’expérience montre qu’il est imprudent d’approuver des injustices qu’on est exposé à subir.

Mais c’est surtout la vie de nos contemporains que nous avons intérêt à connaître quand ce sont des personnages illustres, et précisément il me reste à vous parler de deux d’entre eux, qui tiennent une des plus grandes places dans l’histoire de notre temps. Le beau livre de M. Charles Roux, si précis, si instructif, L’Isthme et le canal de Suez, nous donne, entre autres renseignements, les détails les plus intéressants et les plus complets sur l’évolution de cette grande entreprise et sur ceux auxquels en doit le succès. Qu’il me permette de détacher cette partie du reste de l’ouvrage et de la regarder comme une biographie, la meilleure qu’on ait écrite, de Ferdinand de Lesseps. Il y est loué comme il souhaitait l’être, non avec des phrases de panégyrique, mais par des faits. Il semblait qu’il ne dut avoir que la nature à vaincre, mais il eut à lutter contre les hommes, ce qui est bien plus difficile. Il rencontra en face de lui la jalousie, les préventions, la routine, les perfidies de la diplomatie, les insultes de la presse, les violences de la politique ; à tous ces obstacles il opposa son obstination invincible, son inébranlable conviction, et cette merveilleuse activité qui faisait dire à Cobden qu’il avait fait plusieurs fois la valeur du tour du monde à force d’aller de Constantinople à Paris, et d’Alexandrie à Londres. Son succès est l’un des plus beaux exemples de ce que peuvent, dans les luttes humaines, la vaillance et la belle humeur. Au début, Lesseps avait convié toutes les nations à prendre part à son œuvre, on ne l’écouta pas, et nous devons nous en féliciter aujourd’hui, car ce refus a fait qu’elle est entièrement française. Il nous est bien permis de nous en vanter, puisque cette gloire est à peu près le seul avantage que nous en ayons tiré et que ceux qui l’avaient combattue avec le plus d’acharnement et de mauvaise foi en ont maintenant le profit. C’était la destinée de Lesseps de travailler pour les autres. Il semble bien qu’en Amérique aussi les projets où il a échoué soient sur le point d’être repris, et cette fois encore le profit échappera à ceux qui avaient commencé l’ouvrage. Mais Lesseps en gardera l’honneur, et comme disait l’un des nôtres, M. Gréard, en recevant ici son successeur : « Le .jour où les premiers pavillons franchiront les espaces qui séparent les deux océans, le monde entier se souviendra que l’homme qui avait repris pour l’accomplir, au profit de tous, la pensée de Leibnitz el de Goethe, était celui qu’une popularité universelle avait surnommé le grand Français.

La Vie de Pasteur, par M. Vallery-Radot, a obtenu un succès éclatant et mérité, auquel L’Académie s’associe en décernant à l’auteur l’un des plus importants dont elle dispose. Il est toujours utile qu’on nous fasse connaître la biographie d’un grand homme ; mais, pour Pasteur, c’est une nécessité. Le savant, chez lui, ne se distingue pas de l’homme ; l’un explique l’autre ; il faut l’avoir vu à son foyer, si bon, si dévoué aux siens, pour comprendre que, dans son laboratoire, il ait travaillé avec tant de passion à soulager la souffrance humaine. Quelle merveille que cette vie, comme M. Vallery-Radot nous la raconte ! Non pas qu’elle ait été traversée par des événements dramatiques et inattendus ; ses découvertes même ne sont pas de celles qui demandent le succès à la surprise, et forcent l’attention publique par des coups de théâtre : elles ont ce caractère que l’une mène à l’autre et l’annonce. Une fois entré dans la voie d’où il ne devait plus sortir, Pasteur a marché droit devant lui, toujours du même pas, sans s’attarder ni se détourner en route, apportant en toutes choses cet esprit de suite, cette sûreté de méthode, cette indomptable persévérance, cette patience invincible, qui, selon Buffon, est le génie. Dans sa vie intime aussi, tout est simple et uni, ses qualités sont celles de tout le monde, mais le génie leur ajoute une grandeur particulière. J’ai toujours pensé qu’on pouvait découper, dans le livre de M. Vallery-Radot, de quoi faire de petits traités de morale, des recueils touchants d’anecdotes qui seraient la joie de nos écoles. Pasteur disait lui-même : « De la vie des hommes qui ont marqué leur passage d’une manière durable, recueillons pieusement, pour l’enseignement de la postérité, jusqu’aux moindres paroles, aux moindres actes, propres à faire connaître les aiguillons de leurs grandes âmes. » Dans ce culte des grands hommes, dont il rêvait de faire le principe d’une éducation nationale, qui mérite mieux que lui de figurer au premier rang ?

Le sentiment qu’exprimait Pasteur paraît être aujourd’hui celui de toute la France. Aussi, voyons-nous chaque province, chaque ville, presque chaque bourgade, empressées à multiplier les hommages qu’elles rendent à ceux qui, de quelque façon, les ont honorées. Il ne faut ni s’en étonner, ni s’en plaindre, ni même en sourire. Quoi de plus naturel, quand le présent rappelle surtout des tristesses et des désastres, d’aller demander au passé des consolations et des espérances ? Cette année, des fêtes nationales ont célébré le centenaire de Victor Hugo; il s’en prépare d’autres pour inaugurer, à Paris, un monument de Pasteur, qui soit digne de lui. L’Académie ne dissimule pas la fierté qu’elle éprouve à s’associer à ses fêtes. Victor Hugo et Pasteur lui ont appartenu : ne lui est-il pas permis de penser qu’elle est éclairée, elle aussi, par un reflet de leur gloire ?

Et puisque je parle de la part qu’elle se croit en droit de prendre aux honneurs qu’on décerne à ses membres, puis-je passer sous silence le légitime sujet d’orgueil que vient de lui donner un de ceux qu’elle admire et qu’elle aime le plus ? Il y a quelques mois, l’Académie suédoise avait à décerner un de ces prix fastueux qu’on doit à la générosité d’un savant ; elle devait désigner, dans le monde entier, l’écrivain qui lui paraîtrait le plus parfaitement unir le talent de la poésie et le culte de l’idéal. Son choix s’est porté sur notre confrère, M. Sully Prudhomme. Elle a voulu récompenser, en le couronnant, non seulement l’auteur de ces pièces délicates et charmantes, qui sont dans toutes les mémoires, et qui ont ce mérite particulier qu’a la grâce du détail et à la perfection de la forme, il joint toujours une pensée, mais aussi des qualités plus rares, ce respect de soi-même, cette haine de tout qui est bas et grossier, ce dédain des succès de coterie et des admirations de réclame, cette sorte d’appétit du noble et du grand qui le fait monter toujours plus haut, et jusqu’aux problèmes les plus obscurs de la destinée humaine. Aussi l’Europe lettrée a-t-elle ratifié la décision de l’Académie suédoise. Nous sommes heureux, nous aussi, d’adresser à M. Sully Prudhomme, dans la retraite où sa santé le retient, avec nos félicitations et nos vœux, nos remercîments pour l’honneur qu’il a fait à l’Académie française et au pays tout entier.