Rapport sur les concours de l'année 1908

Le 26 novembre 1908

Paul THUREAU-DANGIN

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 26 NOVEMBRE 1908

RAPPORT

DU SECRÉTAIRÉ PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE

 

MESSIEURS,

Je n’ai jamais autant senti qu’en ce moment combien il était difficile de succéder à M. Boissier. Tout n’est-il pas fait, en ce jour, pour éveiller chez vous le souvenir et le regret des rapports d’un tour si alerte, d’une si aimable malice, d’une compétence si étendue, que mon éminent prédécesseur vous lisait, chaque année, à pareille date ? Ce lettré charmant, cet ami de Cicéron, ce dernier des Latins, nous ne voulions pas le prendre au mot, quand il nous confiait, en souriant, l’embarras qu’il éprouvait à rédiger son rapport. Vous me croirez, au contraire, sans peine, si je vous fais la même confidence. Sans parler d’autres causes, que vous devinez facilement, il en est une qui suffirait à expliquer cet embarras : c’est le nombre croissant de nos prix. Chaque année, le flot monte. En 1908, 546 ouvrages nous ont été présentés et nos lauréats sont au nombre de 112. Comment, dès lors, concilier l’intérêt de l’auditoire que fatiguerait une interminable et sèche énumération, et l’attente des lauréats désireux d’entendre au moins prononcer leurs noms ? C’est en présence de ce problème insoluble que M. Doucet, un jour, évoquait, avec une sorte d’envie, l’époque de commode pénurie où M. Villemain n’avait à rendre compte que de deux concours ; et, quelques années plus tard, M. Boissier, aux prises avec la même difficulté, avouait la « terreur » — c’est le mot dont il se servait — que lui causait la multiplication progressive de nos lauréats. Mais c’est assez vous parler de mon embarras. Mieux vaut, sans plus de préambule, me mettre simplement à l’œuvre. Je tiens toutefois à déclarer que si, comme mes prédécesseurs, je suis réduit à ne parler que d’une partie des ouvrages couronnés, et, si je dois, pour les autres, vous renvoyer à la liste qui vous a été distribuée, je n’ai pas entendu faire ainsi une sorte de classement et marquer d’une note moins favorable les travaux souvent excellents que je n’aurai pas le temps de mentionner.

J’entre en matière par le plus vénérable de nos prix, celui dont le nom seul trahit l’antiquité, le prix d’éloquence, fondé par M. de Balzac et décerné, pour la première fois, en 1671. Plus tout change et s’écroule autour d’elle, plus l’Académie garde le culte de ses longues traditions. Elle se plaît à continuer pieusement les gestes de ses devanciers du XVIIe siècle. Ce n’est pas que le temps n’y ait apporté certaines modifications. Les conditions originaires du prix ne laisseraient pas que d’étonner aujourd’hui nos concurrents. Le sujet du discours devait être une « matière de piété », avec texte de l’Écriture à l’appui. La récompense, qualifiée de « prix de dévotion », consistait en « un crucifix ou un Saint-Louis d’or, » d’une valeur de trois cents livres. Durant près d’un siècle, ces conditions furent observées. Néanmoins, au XVIIIe siècle, le sujet, toujours appuyé d’un texte de l’Écriture, n’est plus guère qu’un point de morale mondaine. Enfin, en 1759, un changement radical s’accomplit ; en place de cette façon de sermon, on propose l’éloge d’un personnage célèbre, -et l’on débute par celui du Maréchal de Saxe, qui n’était à aucun degré une « matière de piété ». Il en fut ainsi jusqu’à l’interruption révolutionnaire. L’Académie, à son rétablissement en 1803, ne s’est pas crue tenue de revenir aux prescriptions de M. de Balzac et, depuis lors, elle a mis d’ordinaire au concours l’éloge ou l’étude d’un écrivain.

Pour 1908, elle avait donné comme sujet : Un discours sur Taine. Nous attendions avec un vif intérêt, mais non sans quelque appréhension, le résultat du concours, curieux de savoir ce que les générations nouvelles pensaient d’un homme qui fut l’un des maîtres de la jeunesse de son temps, mais nous demandant s’il n’était pas un peu tôt pour poser une telle question. Nous avions tort de douter. Le concours a été des meilleurs que nous ayons eus. Parmi les vingt-sept discours qui nous ont été envoyés, plusieurs étaient vraiment distingués. Nous en avons retenu trois.

Le premier mérite du discours que nous plaçons en tête, avec un prix de trois mille francs, est la façon même dont l’auteur a conçu son sujet. Au lieu de se borner à étudier les œuvres, il a voulu étudier l’homme lui-même par le dedans, l’expliquer, et, pour ainsi dire, le décomposer, le démonter. L’entreprise n’était certes pas aisée, pour qui n’avait pu connaître personnellement un écrivain soigneux de ne jamais se raconter lui-même. À force de patiente et curieuse sagacité, l’auteur du discours a réalisé son dessein. Son travail est un remarquable essai de biographie psychologique et morale. Je ne saurais résumer en quelques lignes une analyse aussi fouillée. On nous y fait voir, avec une finesse discrète qui ne laisse pas, appliquée à Taine, d’être assez piquante, que le génie n’est pas une puissance aveugle, livrée aux influences extérieures, mais qu’il s’affirme, se précise, grandit dans un conflit tout intérieur, contrôlé par la raison, et rendu souvent dramatique par l’action des forces morales. N’est-ce pas ce qui ressort, en effet, de l’histoire intime de cet ascète intellectuel qui n’a cessé de se surveiller, de se reprendre, de travailler à se parfaire ? L’auteur explique ainsi, en la prenant de beaucoup plus loin qu’on n’a coutume de le faire, la crise qui modifia si complètement les aspirations qu’avait d’abord manifestées le traité de l’Intelligence. Il nous montre l’éveil des préoccupations morales dans cette pensée longtemps assujettie au déterminisme, la revanche de la sensibilité sur le stoïcisme, l’intuition d’une vérité plus large que le pur intellectualisme, la révélation, la demi-acceptation, au moins par le désir, de ces raisons que la raison ne connaît pas, et qui, seules, eussent pu donner satisfaction à cette âme si droite et, au fond, si tendre.

En somme, dans cette étude, Taine est profondément pénétré, exactement analysé. À peine ceux qui l’ont connu relèveraient-ils quelques traits mal ressemblants : ainsi, était-il moins maladif ou moins silencieux que ne l’imagine l’auteur. On peut aussi regretter que la fin du discours, où il est question des Origines de la France contemporaine, soit un peu écourtée. Mais, à part ces légers défauts, je n’ai qu’à louer de très rares qualités. Le ton général est excellent ; la langue ferme, sobre et précise. Certaines pages ont de l’éclat, mais toujours avec goût et mesure. Il est surtout remarquable de voir comment, dans ce tête-à-tête avec une intelligence aussi puissante, l’auteur garde sa liberté d’esprit, ne se laissant ni dominer par la logique du maître, ni fasciner par sa poésie. En l’admirant, il le juge, et, au besoin, il le critique. Aussi, après avoir constaté cette pondération, cette sagesse, cette fermeté, cette maîtrise qui témoignent d’une réelle maturité d’esprit, quelle n’a pas été notre surprise, en décachetant l’enveloppé qui contenait le nom de l’auteur, d’y trouver celui d’un jeune élève de l’École normale, M. Picard ! L’Académie salue avec joie un début plein de promesses. Si, comme je le rappelais tout à l’heure, elle aime à se reporter vers ses lointaines traditions, elle n’est pas moins curieuse de sonder devant elle l’horizon, d’y découvrir et d’y encourager les talents nouveaux ; elle regarde, comme sa mission la plus chère, de relier ainsi l’avenir au passé. Aussi lui est-il particulièrement agréable de décerner le plus vieux de ses prix au plus jeune de ses lauréats.

Le travail de M. Ferey, auquel est attribué un second prix de mille francs, nous fait assister, non plus aux crises intérieures d’un grand esprit chercheur et inquiet, mais à l’inventaire méthodique des richesses littéraires léguées par un fécond écrivain. C’est un vrai discours, ayant du mouvement, de la flamme. On y regrette des inégalités, quelques négligences de style, et peut-être le développement des idées de Taine été moins rectiligne que ne le suppose l’auteur.

Le discours de M. Codorniu, auquel nous réservons une mention, est intéressant parce qu’il permet de mesurer l’action exercée par l’auteur des Origines sur une partie de ses lecteurs. Il témoigne d’un grand effort d’assimilation. Mais il a le tort de ne s’occuper guère que de la dernière œuvre de Taine et il est, par suite, incomplet.

J’en viens maintenant, aux cent et quelques livres couronnés dans nos concours. À les embrasser d’un coup d’œil, on est frappé de la diversité de leurs objets. Trouver une façon de les grouper, ou un fil conducteur pour s’y diriger, ne serait pas chose facile. Toutefois ne paraîtra-t-il pas naturel d’y chercher d’abord ceux qui nous parlent de la France d’autrefois ou d’hier et qui nous fournissent ainsi l’occasion de relire notre propre histoire, de revivre notre passé ?

Tel est, en première ligne, l’ouvrage auquel est attribué le grand prix Gobert et qui nous fait, remonter à nos origines les plus reculées, l’Histoire de la Gaule, par M. Camille Jullian. Même après Amédée Thierry, cette histoire était à faire. Sur les six volumes qui formeront l’œuvre complète, deux sont parus. Dans la période qu’embrasse le premier volume, les peuples en mouvement ne semblent pas fixés et, à les voir passer et repasser sous nos yeux, on se demande lequel est destiné à dominer le monde alors connu. Sont-ce les Celtes dont les invasions torrentueuses se précipitent sur l’Espagne, l’Italie, la Grèce et l’Asie Mineure ? Sont-ce les Grecs qui, de Marseille, étendent leur autorité sur les côtes de la Méditerranée et lancent leurs vaisseaux jusque dans la Baltique ? Sont-ce les Carthaginois dont les armées traversent victorieusement l’Espagne, la Gaule, el menacent un moment de ruiner en Italie la grandeur naissante de Rome ? Mais toutes ces fortunes sont fragiles et passagères : dès la fin de ce premier volume, il est visible que l’avenir est à Rome. Dans le second, qui a pour titre : la Gaule indépendante, l’auteur nous montre ce que les Gaulois, renfermés désormais sur leur territoire, ont fait pour s’organiser. C’est le tableau le plus complet qui ait encore été tracé de la société gauloise. Celle-ci y apparaît beaucoup moins barbare que ne l’ont présentée les écrivains latins. Toutefois, on pressent qu’elle ne pourra résister à l’assaut qui se prépare de l’autre côté des Alpes. Quand on ferme le volume, on attend et on craint César.

De ces peuples qui n’ont laissé aucun monument écrit, nous ne savons que ce qu’en ont rapporté les Grecs et les Romains, témoins souvent suspects, soit à cause de leur éloignement et de l’insuffisance de leurs informations, soit à cause des sentiments d’épouvante haineuse ou d’orgueilleux dédain sous l’empire desquels ils ont écrit. Découvrir, dans de pareilles conditions, la vérité historique n’était pas chose aisée. M. Jullian s’y est appliqué. Il tonnait et a pesé au juste poids tout ce qu’on peut trouver à ce sujet dans les auteurs anciens ; il sait ce qu’il convient, d’en retenir, d’en écarter ou d’en redresser. Il complète ces renseignements par les indices que fournissent la géographie, l’ethnographie, l’archéologie, la numismatique, la linguistique. Rien ne lui a échappé. Mais s’il a dû accumuler ainsi d’innombrables fiches, il ne s’y est pas perdu et il a su en dégager une vue claire et simple des événements. Des références multiples permettent, de contrôler chaque assertion ; on se sent en pleine sécurité. Le style est sobre et net ; sous la phrase brève, on devine la note prise au cours des recherches ; jamais cependant de sécheresse ; parfois même, dans certains morceaux, de la chaleur et du pittoresque, bien que l’auteur ait paru se garder contre l’imagination plus qu’il ne l’avait fait dans un précédent travail sur Vercingétorix, déjà honoré du prix Gobert ; on le dirait devenu plus soucieux de ne pas quitter le terrain solide. En somme, par l’étendue de la science, par la sûreté et la sévérité de la méthode, l’auteur de l’Histoire de la Gaule se montre le digne disciple du maître historien qu’a été Fustel de Coulanges.

C’est encore à nos origines, non plus à l’origine de la nation elle-même, mais à celle de notre culture moderne, que nous reportent deux ouvrages, dont l’un, celui de M. Courteault sur Monluc historien, reçoit le second prix Gobert, l’autre, celui de M. Delaruelle sur Guillaume Budé, un prix de 1 000 francs dans le concours Bordin. Monluc et Budé, le soldat et l’humaniste : on ne saurait guère imaginer des personnages plus différents ; mais chacun, dans son genre, est vraiment représentatif de la Renaissance française ; tous deux sont, à l’un des tournants de notre histoire littéraire, des précurseurs de l’époque classique.

Figure à la fois saisissante et divertissante, que celle de ce Monluc ; mélange d’impétuosité française et d’adresse gasconne, brillant capitaine en Italie, impitoyable dans la guerre civile, qui, sur le tard, à demi invalide et disgracié, pour occuper ses loisirs et se défendre contre ses ennemis, dicte, tout d’une haleine, au coin de son feu, en un récit parfois fruste, mal poli, touffu, mais entraînant, d’une forme vive, saine et savoureuse, le discours de sa vie. Avec lui, la parole a le mouvement de l’action. Au début, il ne se pique pas de lettres et professe même le dédain des « escriptures ». Mais, avec le temps, il y prend goût. Il se rappelle que de grands capitaines ont été de grands écrivains, ne fût-ce que ce César dont il a voulu se rapprocher en donnant le nom de Commentaires à son livre. Il en vient à penser, avec Brantôme, « qu’il n’y a au monde si bon esmery, pour bien faire reluire les armes, que les lettres », et il comprend, suivant une autre expression de l’historien des Grands Capitaines, qu’à « sonner lui-même sa feste », il ne perdra rien au regard de la postérité. C’est ainsi que ce rude batailleur est devenu, à côté de ses contemporains, Rabelais, Amyot, Montaigne, l’un des créateurs de la prose française. M. Courteault, dans son livre, considère moins l’importance littéraire de l’œuvre de Monluc que sa valeur historique. En étudiant l’homme lui-même, son caractère, les incidents de sa vie, les inspirations diverses sous lesquelles il a écrit, en confrontant ses récits avec les autres documents contemporains, il recherche quelle confiance est due à son témoignage. Impossible d’être plus complet, plus précis, d’user d’une critique plus savante et plus sûre. Ce travail semble vraiment définitif et l’on n’attend plus, de celui qui a été capable de le mener à fin, qu’une nouvelle édition des Commentaires.

Guillaume Budé, qui a précédé de quelques années Monluc, est le type de ces humanistes qui, en France, sous l’impulsion venue d’Italie, découvrent alors la véritable antiquité gréco-latine, se prennent d’amour pour sa beauté et se font les propagateurs de son culte. Il n’en devient pas, pour cela, lui-même un artiste ; il n’est qu’un érudit. Ses ouvrages sont d’une lecture aussi indigeste que ceux des scolastiques contre lesquels il réagit. Il écrit en latin, quand ce n’est pas en grec, et son latin n’a pas, comme celui de son ami Erasme, la grâce alerte et piquante du français de Voltaire ; c’est un latin laborieux, tourmenté, jamais plus lourd que quand l’auteur veut plaisanter. Néanmoins, en travaillant, l’un des premiers clans notre pays, à faire triompher cette idée qu’il ne saurait y avoir d’honnêtes gens, comme on dira bientôt, sans la connaissance des lettres anciennes, il se trouve avoir contribué, autant qu’un Monluc, à la formation de cette prose française dont il dédaignait de se servir, ouvrier, à son insu, de l’évolution dont sortira, un siècle plus tard, notre littérature classique. Brunetière, toujours en éveil sur ce qui intéressait l’histoire littéraire, exprimait, il y a quelques années, le regret que nous n’eussions pas, sur ce personnage, le livre qu’il méritait. On ne peut que féliciter M. Delaruelle d’avoir entrepris de combler cette lacune, sans se laisser rebuter par des lectures souvent pénibles. Il annonce même l’intention de consacrer sa vie entière à l’étude de cette période jusqu’ici trop négligée. Les volumes qu’il nous présente aujourd’hui et par lesquels il a commencé cette étude, témoignent d’une érudition précise et lucide.

Rien ne semble plus loin d’un traité de Budé qu’une tragédie de Racine, et cependant la filiation est certaine. Racine est le fruit parfait de cette culture gréco-latine inaugurée par les humanistes. Aussi n’ai-je pas conscience de vous imposer une transition trop brusque en rapprochant du livre sur Budé celui que M. Michaut nous a présenté sur la Bérénice de Racine. Dans un sujet limité, ce petit livre est un modèle de critique purement littéraire ; tout au plus pourrait-on se demander si l’auteur n’a pas exagéré, non certes le charme de cette exquise et touchante tragédie, mais son importance dans l’œuvre de Racine. Sur ce même XVIIe siècle et dans un ordre d’idées très différent, l’Académie a distingué deux ouvrages, utiles et bien faits, qui l’intéressaient comme gardienne des bonnes traditions de la langue, le Petit Glossaire des classiques français, par M. Huguet, et le Lexique de la langue de Bossuet, par M. l’abbé Quillacq.

Si, poursuivant le cours de notre histoire, nous passons au XVIIIe siècle, nous trouvons, parmi les ouvrages couronnés, un travail soigneusement et solidement fait d’après les sources, sur la Louisiane sous la Compagnie des Indes, 1717-1731, par un jeune agrégé qui porte un nom justement honoré dans l’Université, M. Pierre Heinrich ; puis deux études épisodiques, l’une où M. Funck-Brentano encadre, dans un exposé de l’institution des fermiers généraux, le récit des étranges, pittoresques et, à la fin, tragiques aventures du contrebandier Mandrin, l’autre où M. Dauphin Meunier nous conte les péripéties sentimentales de la Comtesse de Mirabeau, maltraitée et abandonnée par son terrible mari, très vite consolée par d’autres, remariée sur le tard à un Piémontais, bientôt veuve de ce second mari, voulant alors se persuader et persuader au public, avec une véhémence théâtrale, qu’elle n’a jamais aimé que Mirabeau. Signalons encore, dans un ordre d’idées plus austère, trois volumes de M. l’abbé Roussel sur Le Coz, évêque assermenté d’Ille-et-Vilaine, 1790-1802 ; on peut les rapprocher des importants travaux de M. l’abbé Sicard et de M. l’abbé Pisani sur cette époque de notre histoire religieuse, jusqu’ici imparfaitement connue et jugée d’une façon trop simpliste.

Nous voici maintenant au commencement du XIXe siècle. L’Académie a retenu d’abord deux ouvrages qui, sous une forme biographique, intéressent l’histoire générale. Dans l’un, intitulé : Un Préfet du Consulat, Jacques-Claude Beugnot, M. Dejean, utilisant les papiers légués récemment aux Archives par le petit-fils du comte Beugnot, nous raconte ce que fut ce personnage comme préfet de la Seine-Inférieure, de 1800 à 1806. Ce travail aide à mieux connaître un homme d’infiniment d’esprit, sceptique, nullement héroïque, mais suffisamment honnête, très représentai if de la classe moyenne de son temps, qui fut successivement député à la Législative, emprisonné sous la Terreur, préfet et conseiller d’État sous l’Empire, ministre sous la Restauration, pair de France sous la Monarchie de Juillet, assez en faveur auprès de Napoléon pour que celui-ci lui pinçât l’oreille, et auprès de Louis XVIII pour être rédacteur de la Charte, mais empêché, peut-être par son trop d’esprit, d’atteindre au tout premier rôle dont il se croyait digne. En même temps, à un point de vue plus général, il nous donne, par un exemple concret et précis, l’idée de ce qu’a été l’administration française à un moment capital de son histoire, celui où elle avait à réparer les ruines de la Révolution et où, sous la forte main du Premier Consul, elle prenait corps dans la forme qui, depuis lors, s’est à peu près maintenue à travers tous nos changements politiques. L’autre ouvrage est celui du marquis de Caumont La Force sur l’Archi-trésorier Lebrun, gouverneur de la Hollande, 1810-1813. Cc livre agréable et vivant, écrit, d’après des papiers de famille par l’arrière-petit-fils de Lebrun, s’ajoute utilement à d’autres publiés, depuis quelque temps, par plusieurs historiens, notamment par M. de Laborie sur la Belgique, par M. Madelin sur Rome, et où l’on voit comment était conduite et subie l’administration française dans les pays où la conquête révolutionnaire et impériale nous avait établis en maîtres : chapitres intéressants de notre histoire, et souvent aussi sujets pour nous d’utiles examens de conscience. Dans l’ouvrage de M. de Caumont La Force, l’archi-trésorier fait assez bonne figure ; les Hollandais, quoique fort hostiles au régime français, l’appelèrent : « le bon Stathouder » ; ce surnom dut déplaire à l’Empereur qui écrivait : « Quand on dit d’un roi que c’est un bon homme, c’est un règne manqué. »

Avançons de quelques années encore dans le XIXe siècle, et nous rencontrons les six volumes où M. Maréchal étudie Lamennais et ses entours ([1]). Depuis quelques années, il y a comme un renouveau de littérature mennaisienne. À l’aide de documents récemment découverts, des chercheurs étudient les formes diverses d’une influence qui a été plus étendue et qui demeure plus persistante que ne l’avaient cru ceux qui voyaient seulement, dans cette vie, la crise tragique qui l’a violemment séparée en deux. M. Maréchal est l’un de ces chercheurs. Il s’attache à mettre en lumière l’action, jusqu’ici imparfaitement connue, de Lamennais sur les grands romantiques de son temps, Lamartine, Victor Hugo, Sainte-Beuve ; il nous montre comment la pensée religieuse de ces hommes a été dirigée par l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence et a subi le contre-coup de sa crise ; il nous montre aussi comment, en plus d’un cas, ces écrivains n’ont fait, dans leurs œuvre en prose ou en vers, que traduire ce qui avait été préalablement pensé par Lamennais. Très curieux, très fureteur de papiers inédits, M. Maréchal ne néglige pas, pour établir sa thèse, les documents extérieurs aux œuvres dont il s’occupe ; mais le côté le plus original de son travail est la façon dont il recourt à cette vieille méthode, aujourd’hui regardée par plusieurs comme surannée, qui consiste à étudier, avec une attention patiente, méticuleuse et sympathique, l’œuvre elle-même, et il y apporte parfois un don de pénétration, presque de divination psychologique, qui lui fait découvrir tous les secrets que ces livres contenaient en même temps qu’ils nous les voilaient.

Signalons aussi, comme des contributions utiles à notre histoire littéraire, le livre où M. Albert Cassagne recherche comment la Théorie de l’Art pour l’Art a été conçue et pratiquée, de 1840 à 1870, par les derniers romantiques et les premiers réalistes ; l’étude de MM. Séché et Bertaut sur l’Évolution du Théâtre contemporain ; l’intéressante et fidèle biographie de notre regretté confrère, M. Gréard, par Mlle Bourgain. On en pourrait rapprocher deux ouvrages de philosophie sociale : l’un où, sous ce titre, Psychologie des deux Messies positivistes, M. Georges Dumas note les caractères communs et les dissemblances de Saint-Simon et d’Auguste Comte, l’autre où, dans trois volumes, pleins de choses et d’idées, M. Ernest Seillière étudie la Philosophie de l’Impérialisme.

Si j’ai été attiré à m’occuper d’abord des travaux faits sur notre propre histoire, ce n’est pas que nos lauréats aient craint de dépasser nos frontières. Au contraire, si le temps ne me manquait, il eût été intéressant de montrer la curiosité des écrivains français se portant de plus en plus sur les sujets étrangers. J’eusse aimé à vous parler des deux nouveaux volumes du P. Pierling sur la Russie et le Saint-Siège, véritable monument d’histoire diplomatique dont l’éloge n’est plus à faire ; du livre distingué de M. Pierre Morane sur Paul Ier de Russie avant l’avènement ; de l’histoire du Règne de Charles III d’Espagne, par M. François Rousseau, très complète, très judicieuse et puisée aux meilleures sources. Je vous eusse signalé l’excellente traduction des trois volumes de la Correspondance de la Reine Victoria, par M. Jacques Bardoux. Il n’est peut-être pas beaucoup de souveraines dont le fils et successeur se fût risqué à livrer ainsi au public les lettres intimes. La reine Victoria n’y a rien perdu ; ont été ainsi mis en pleine lumière son bon sens, l’équilibre de son esprit, sa haute tenue morale, ce don de naissance, fruit mystérieux de l’hérédité monarchique, par lequel, du jour au lendemain, une toute jeune fille s’est trouvée en mesure d’aborder les plus hauts problèmes de la politique, et, par-dessus tout, son application à ce devoir royal qui n’est pas celui dont l’accomplissement coûte le moins d’effort et de sacrifice. Dans l’ordre des études purement littéraires, je vous aurais dit les raisons qui ont fait distinguer les livres de M. l’abbé Piat, de M. Martinon, de M. Milhaud, sur les philosophes, les poètes ou les savants de la Grèce. J’aurais appelé votre attention sur l’étude très intéressante dans laquelle M. Gendarme de Bévotte a entrepris de remonter jusqu’aux sources les plus lointaines de la légende de Don Juan, et d’en suivre les transformations à travers toits les siècles et tous les pays. Enfin, j’aurais noté, comme un signe des temps, la tendance des jeunes docteurs, en quête de terres inexplorées, à prendre, pour sujets de leurs thèses, des écrivains anglais imparfaitement connus, sur lesquels ils apportent des études très fouillées, très nouvelles pour les lecteurs français et même peut-être pour beaucoup d’Anglais : telles les monographies de M. Berger et de M. Huchon sur deux poètes anglais de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe : William Blake et George Crabbe.

Me permettra-t-on de m’arrêter un peu plus sur deux ouvrages traitant, à des points de vue différents, de ces problèmes de philosophie religieuse qui, plus que jamais, occupent et préoccupent les esprits ? C’est un beau livre, consciencieux et de forte pensée, que celui de Mlle Dugard sur Emerson. L’influence d’Emerson aux États-Unis, comme celle de Ruskin en Angleterre, est une curieuse illustration du besoin d’idéal qu’éprouve, à certains moments, l’homme d’action qu’est l’Anglo-Saxon : tel l’empire des moines contemplatifs sur les chefs barbares et des mystiques sur les féodaux armés. La fortune d’Emerson a été de lancer ses idées au moment où l’Amérique n’en avait plus guère. L’armature dans laquelle le puritanisme avait cerclé les corps et les âmes, éclatait sans la pression de la vie débordante et de la richesse jaillissant du sol ; des aspirations et des tentations se levaient en face desquelles un calvinisme morose se sentait à la fois irrité et impuissant. C’est alors qu’Emerson, comprenant que le grand danger de la démocratie était l’anéantissement de la conscience individuelle, se mit à prêcher l’individualisme, la nécessité d’une haute culture, la recherche de l’idéal. Cet homme qui était, en théorie, presque un quiétiste hindou, se montra, en pratique, un pionnier, parcourant, à grande fatigue, les espaces de l’Ouest pour prêcher le repos à des hommes surmenés, les cités opulentes de l’Est pour enseigner aux hommes d’affaires la vie simple et les hautes pensées ; les Universités pour rappeler aux érudits que la critique stérilise et que seule l’intuition nourrit les âmes. Mais était-il en mesure d’offrir à ses disciples une doctrine qui suffit à diriger leur vie ? Ce penseur qui, dans la crainte d’être asservi par le dogme, déclarait ne pouvoir se prononcer ni sur la personnalité de Dieu, ni sur la persistance de l’âme individuelle, ni même sur la liberté morale, pouvait-il vraiment donner aux autres le « scutum fidei », le bouclier de la certitude ? Quelques-uns de ses premiers compagnons, et non des moindres, ne l’ont pas cru : Brownson et Hecker étaient des penseurs aussi hardis qu’Emerson ; ils ont été plus humbles ; ils ont demandé à la grande tradition ce que leur pensée personnelle n’avait pas suffi à leur donner ; ils se sont faits catholiques.

De ce livre sur Emerson, il me plaît de rapprocher celui où nous est donnée une traduction de la Grammaire de l’assentiment de Newman. Ce traité, où le merveilleux et subtil psychologue, étudie comment se forme l’acte de foi, est d’une lecture difficile, parfois presque troublante, à la façon de certaines pages de notre Pascal ; mais il abonde en pensées puissantes, en vues originales et fécondes, et, à voir les idées qui fermentent, à cette heure, dans le monde religieux, il peut, en certains cas, paraître apporter la parole d’un précurseur. Tout — la nature des idées comme le style de l’auteur — faisait de la traduction d’un tel livre une œuvre singulièrement ardue. Être parvenu à rendre avec exactitude et aisance la pensée du maître, avoir même su transposer quelque chose du charme indéfinissable de sa langue, n’est pas un mince mérite. Quand j’aurai ajouté que l’écrivain qui a tenté et réussi cette entreprise est une femme, et cette femme s’appelle Mme Gaston Paris, on comprendra la satisfaction émue avec laquelle l’Académie lui décerne une récompense si méritée :

Après avoir parlé des écrivains français qui ont traité des sujets étrangers, ne convient-il pas, par reconnaissance autant que par courtoisie, de nommer les étrangers qui ont su écrire et bien écrire notre langue, un Hongrois comme M. Hüszar, déjà une première fois lauréat de l’Académie, un Serbe comme M. Jackschicht, un Italien comme M. de Gubernatis, sans oublier d’autres étrangers, dont le français est la langue naturelle, tels MM. Monnier et Tronchin, de Genève, ou M. de Molin, de Lausanne ?

Mais j’ai beau passer en courant, le temps me presse, et je constate avec effroi de combien d’ouvrages il m’a été impossible de faire même mention. C’est le cas, notamment, de beaucoup de ceux, au nombre de plus de cinquante, qui ont été récompensés dans le concours Montyon et dans les concours annexes. Plusieurs cependant eussent mérité de vous être signalés : romans, biographies, impressions de voyage, critique d’art, traités de morale religieuse. Combien il me peine notamment de ne pouvoir vous parler de ces ouvrages où des hommes d’énergie et d’initiative qui viennent de concourir, comme soldats ou explorateurs, à l’œuvre coloniale, entreprennent d’écrire leurs actions, tel, cette année, celui du général Galliéni sur Madagascar ; et aussi de tous les livres qui, par des conseils, des récits, des fictions, s’appliquent à entretenir et à aviver, dans les cœurs et dans les imaginations, cette flamme de vaillance militaire et de dévouement patriotique, sorte de feu sacré de la persistance duquel dépend l’existence même de la France ([2]) !

Des prix donnés aux pièces de théâtre, je puis parler brièvement, puisqu’en semblable matière, le public juge avant nous, et que nous n’avons guère qu’à confirmer ses arrêts. Par exemple, n’avez-vous pas tous déjà, par votre rire et votre applaudissement, consacré le succès de l’aimable comédie de MM. de Flers et Caillavet, l’Amour veille ? Ce genre de comédie a, depuis Meilhac et Halévy, sa tradition : c’est le genre parisien, fait d’ironie légère, de sensibilité à fleur de peau, de satire qui se joue à la surface, le tout dosé dans une harmonieuse proportion et mis en œuvre avec une entente ingénieuse de la scène. Irai-je émettre gravement des doutes sur la thèse qui paraît être au fond de cette comédie et inviter les maris à ne pas trop se fier au moyen qui leur y est offert, d’assurer la vertu de leurs femmes ? Les spirituels et quelque peu sceptiques auteurs seraient les premiers à sourire de me voir les prendre tellement au sérieux. Ils ont voulu nous amuser et ils y ont réussi.

Dans Ventres dorés, M. Émile Fabre nous présente, sous un aspect nouveau, ce drame de l’argent et des affaires, si souvent mis au théâtre. Au lieu du financier isolé, il fait vivre une collectivité, la compagnie financière, revenant ainsi à ces tableaux d’ensemble, à cette psychologie des foules qui avaient déjà fait le succès de la Vie Publique. Violente dans sa conception, la nouvelle pièce de M. Fabre est un peu brutale dans l’exécution ; mais la vigueur, l’âpreté de satire, l’intensité dramatique y sont incontestables,

MM. Guinon et Bouchinet ont voulu sans doute, dans Son Père, réagir contre le type convenu de la jeune fille toujours ingénue, honnête, généreuse, alors même qu’elle est un peu évaporée ; leur jeune fille est, au contraire, assez vilainement égoïste, intéressée, dure, ingrate. Pouvons-nous dire qu’elle n’existe pas dans la vie réelle ? En tout cas, par la légèreté de la touche et l’agrément de la facture, les auteurs ont réussi à voiler ce qu’il y a de pénible au fond de leur œuvre.

Cyrano était un bohème ; le Glatigny de M. Catulle Mendès en est un pareillement, mais un bohème de nos jours, sans le mirage du lointain, avec la crudité vulgaire et triste qu’ont ces choses quand on les voit de près. Même avec le prestige de sa versification habile et brillante, l’auteur n’a pu nous distraire de cette impression. Peut-être ne le voulait-il pas, et pensait-il dégoûter ainsi plus sûrement les naïfs que tenterait le pittoresque trompeur d’une vie en marge de la société régulière.

Parmi nos prix, il en est, et non des moindres, que l’Académie accorde directement, sans que les auteurs aient posé leur candidature, et qui d’ordinaire sont attribués à l’ensemble de leur œuvre. Le plus ancien de ces prix, que le nom de son fondateur nous rend particulièrement cher, le prix Vitet, est décerné, cette année, à M. Georges Goyau. Il y a dix ans, M. Boissier terminait les lignes où il rendait compte d’une première récompense obtenue par M. Goyau, en déclarant que « l’Académie se plaisait à saluer d’avance en lui un maître dans les études religieuses ». De nombreux ouvrages, publiés depuis lors, ont confirmé ce présage. Envoyé à Rome, au sortir de l’École normale, par des maîtres qui attendaient de lui une histoire définitive de Dioclétien, Georges Goyau y trouvait, sous l’influence d’un grand pape, d’autres inspirations. Ce n’est pas un trait banal de notre histoire contemporaine que la rencontre de Léon XIII et de la petite bande de normaliens croyants que l’Université avait, juste à point, réunis dans notre École de Rome. Le vieux pontife se prend d’affection pour ces jeunes hommes de vive intelligence et de noble cœur, et il rêve d’en faire les messagers de ses pensées de rénovation religieuse et sociale. Ceux-ci, dans l’enthousiasme de leur mission nouvelle, veulent, tout d’abord, au nom de la jeune France chrétienne, dresser un monument à cette papauté qui les a conquis, et ils écrivent en commun leur beau livre sur Le Vatican, les papes et la civilisation. Tout en prenant sa large part de cet effort collectif, M. Goyau publie, sur les questions sociales et religieuses, une suite de volumes, inspirés de l’Encyclique Rerum novarum et dont l’épigraphe pourrait être le Misereor super turbam. Mais ces écrits de circonstance ne sauraient lui suffire. Bientôt, d’ailleurs, il voit disparaître Léon XIII. Il se donne alors plus entièrement au grand travail qu’il a entrepris sur l’Allemagne religieuse, c’est-à-dire sur les vicissitudes du protestantisme et du catholicisme dans ce pays au dernier siècle : œuvre maîtresse, de fond solide et de forme brillante, dont cinq volumes sont déjà parus. Fruit d’une lecture immense, ce travail porte la lumière dans les obscurités et les complications de la pensée allemande. De l’amas de documents morts, M. Goyau fait sortir une vérité vivante. Son idée personnelle y circule à l’aise et le lecteur prend confiance en se sentant conduit d’une main si sûre. C’est d’ailleurs vers une région sereine que M. Goyau le mène. La pensée dominante du livre paraît être que, de tous temps, les grandes vérités ont fait leur chemin à travers les contingences de l’histoire et les passions humaines, s’y heurtant pour s’y polir. De cette idée directrice, l’auteur a recueilli pour lui-même l’indulgence envers les hommes, l’espérance en l’avenir, et son lecteur y vient aussi, sous le charme de cet esprit avisé, délicat et bon. Tout en poursuivant ce grand travail, M. Goyau n’oublie pas ses affections romaines du temps de Léon XIII, et quand le cardinal Rampolla emploie les loisirs de sa noble retraite à écrire une savante étude sur la vie de sainte Mélanie, c’est l’ancien normalien, redevenu le trait d’union entre Rome et Paris, qui, dans un charmant petit livre, résume à la française l’in-folio du cardinal.

L’Académie décerne un autre de ses prix d’ensemble, le prix Née, à M. Le Goffic. Soit qu’il célèbre sa Bretagne en poète ou en romancier, soit qu’il l’observe en économiste pittoresque, M. Le Goffic excelle à nous rendre sensible l’âme bretonne. Celte, et des plus pénétrés par le charme du mystère, de la brume et de la légende, il traduit ses impressions avec la précision, la netteté, la grâce lumineuse d’un Latin : on rêve, en le lisant, de ces radieuses journées qui prêtent parfois aux Cyclades du Morbihan le relief, l’or et la pourpre des tableaux de Claude le Lorrain.

M. Maindron, qui reçoit le prix Kastner-Boursault, est un esprit original et puissant, à la fois botaniste, voyageur, érudit consommé dans l’histoire du costume et des armes, et surtout romancier. Ses livres sont écrits d’un style dru, copieux, robuste et coloré. Ses romans sur le XVIe siècle sont, en ce qui touche le décor des lieux, le geste des personnages, le détail des mœurs, une évocation saisissante de cette époque qu’il connaît mieux que personne. Mais jugeait-il bien nécessaire de pousser cette recherche archéologique jusqu’à copier parfois la licence de langue et d’images dont ne s’effarouchaient pas les lectrices de Brantôme ?

Dans sa laborieuse et honorable carrière d’écrivain, M. Paul Gaulot, auquel l’Académie donne le prix Lambert, a publié aussi des romans, tous d’une veine bien française ; mais il a marqué davantage comme historien. Les deux volumes où il raconte l’Expédition du Mexique et la tragique aventure de l’empereur Maximilien, sont ce que nous avons de mieux sur ce douloureux sujet. Il a aussi écrit, sur divers épisodes de l’époque révolutionnaire, des récits qui parfois ont tellement l’attrait du roman qu’on se demande s’ils sont vraiment de l’histoire. L’auteur se défend cependant, avec une entière sincérité, de s’être jamais aventuré là où il n’eût pu s’appuyer sur des documents solides.

Pour en finir avec les prix d’ensemble, mentionnons le prix Maillé Latour-Landry, donné à M. d’Esparbès, conteur vibrant et enthousiaste des traits d’héroïsme militaire, et le prix Marmier attribué à M. Barracand, poète et surtout romancier très fécond, d’une inspiration toujours saine.

Ce rapport commencé par l’éloquence, je le terminerai par la poésie : éloquence, poésie, les deux plus nobles formes que puisse revêtir la pensée humaine. Sur le prix Archon-Despérouses, réservé aux poètes, mille francs sont alloués à M. Poirier, auteur des Chemins de la Mer et l’un des principaux collaborateurs de la Revue des Poètes. M. Poirier est Breton, mais il semble s’être laissé, comme il le dit, saisir et broyer par l’engrenage parisien. Dans des vers, d’une forme classique à quelques licences près, d’une harmonie souvent musicale, il évoque mélancoliquement sa patrie, il entend le son lointain des cloches de son village. Des prix de cinq cents francs sont attribués à trois autres recueils dont les mérites divers ont frappé l’Académie : les Lauriers de l’Olympe de M. Pierre de Bouchaud, Jeunesse, de Mme Fernand Gregh, et Celles qui attendent, de Mme Perdriel-Vaissière. Malgré tout ce qu’on peut y critiquer, ce dernier petit volume est plein de promesses. Les incorrections y sont nombreuses, et Mme Perdriel-Vaissière paraît trop souvent ignorer ou dédaigner ce qu’on peut appeler l’orthographe de son métier. Nous ne l’en excusons pas. Mais elle a l’inspiration, inspiration élevée, touchante et vraie. En des vers d’un charme subtil et d’une émotion vécue, elle nous dépeint les femmes ou les sœurs de « ceux qu’emportent les marées », accompagnant d’un héroïque sourire le canot qui rejoint l’escadre, entourant d’une double tendresse le nouveau-né que son père ne connaît pas encore, penchées sur « l’énigme de l’horizon », essayant de ne pas entendre les sourdes menaces de la nier mauvaise et de ne pas penser à la séduction endormante des pays de délices, puis, quand elles touchent au terme de l’épreuve, tremblant que leur beauté n’ait souffert de ces deux années d’absence, ou devinant, avec une impatience enfantine, le précieux butin, « voiles fragiles..., fines mantilles...

Dans des coffres en bois de santal ou de rose,
Par d’inhabiles mains masculines, encloses.

Qui donc prétendait que c’en était fini du théâtre en vers ? Bien au contraire, sous l’impulsion de M. Edmond Rostand, il est plus en faveur que jamais. Je n’en veux pour preuve que le joli succès des Bouffons, de M. Zamacoïs. Le héros de la pièce, René dit Jacasse, ne le reconnaissez-vous pas ? Nous l’avons applaudi, voici quelque trente ans : il s’appelait alors Zanetto. Zanetto n’a pas vieilli depuis le Passant ; mais le triomphe de Cyrano lui a rappelé que le marivaudage héroï-comique serait toujours à la mode dans notre pays. Il a donc voulu être de nouveau un Cyrano, mais un Cyrano de vingt ans. Pour se faire plus semblable à son grand aîné, pour montrer, une fois encore, qu’il n’est plus sûre séduction que celle du cœur et de l’esprit, il s’est affublé d’un semblant de bosse et, tel quel, il fait miracle au château du baron de la Douve-Mautpré. Nous n’avons pu rester insensibles à tant de jeunesse, de fraîcheur de sentiment, de facilité et de souplesse de versification, et nous avons donné à M. Zamacoïs le prix Lefèvre-Deumier.

Si empressée que soit l’Académie à faire accueil aux lauréats de ses prix de poésie, elle attend, en ce moment, plus encore. Je l’ai dit en commençant, elle regarde l’avenir non moins que le passé, soucieuse de trouver, parmi les générations montantes, ceux à qui puisse être transmis, sans qu’il s’éteigne, le flambeau reçu des devanciers. Or, aujourd’hui, elle se voit en deuil de ses grands poètes : coup sur coup, elle a vu disparaître Heredia, Sully Prudhomme, Coppée. Pour se consoler de telles pertes, il ne lui suffit pas de considérer les hommes d’un talent éprouvé qui, en nombre déjà el avec des titres divers, aspirent aujourd’hui à remplacer, dans la renommée publique, nos illustres morts. Son regard porte plus loin : elle se demande ce qui se prépare dans les rangs de cette jeunesse qui n’a pu encore dévoiler son secret. Elle épie avec une impatience à la fois anxieuse et confiante les moindres signes qui pourraient y présager la venue d’un génie nouveau, prête à le saluer, quelles que soient son étiquette et son école.

Il serait, surtout à un simple prosateur, fort impertinent de prétendre dicter ou seulement prévoir l’inspiration du grand poète de l’avenir. En cette matière plus qu’en toute autre, il est vrai de dire que l’Esprit souffle où il veut. Je n’ignore pas quelle peut être la diversité de ces inspirations et que leur puissance n’est pas toujours en rapport avec leur pureté. Il en est de troubles et de maladives, nées d’une imagination sensuelle, d’une pensée sceptique ou révoltée, qui se sont traduites en vers délicieux ou superbes. Les « fleurs du mal » ont leurs parfums, peut-être plus capiteux et plus enivrants que les autres. Mais n’est-il pas vrai aussi qu’il y a, dans la vie des nations, des moments où il leur est particulièrement dangereux de respirer de tels parfums, que des constitutions, déjà ébranlées, sont, moins que d’autres, capables de supporter le poison ? Or, à voir ce dont nous souffrons au dedans et ce qui nous menace au dehors, qui oserait affirmer que ce n’est pas le cas de notre pays ? Nous sera-t-il donc permis d’émettre un vœu, de faire un rêve, celui de voir surgir, à notre horizon prochain, le poète d’inspiration saine, virile, vaillante, qui élèvera vers tout ce qui est haut, noble et grand, l’âme de la nation ? Que ce poète apparaisse, et si, déjà prêt à saisir la palme, il hésite encore sur l’orientation de son art, qu’il me permette de lui rappeler les conseils qu’un ancien donnait aux catéchumènes de la poésie. « Les vers », disait Vauquelin, dans son Art poétique,

Les vers sont le parler des Anges et de Dieu
La prose, des humains. Le poète, au milieu,
S’élevant jusqu’au ciel, tout repeu d’embrosie,
En ce langage écrit sa belle Poésie...

Je n’ai pas à craindre que cet idéal paraisse trop lointain et trop chimérique à un vrai poète. Certes, j’entends bien que, pour viser si haut, il faut aujourd’hui plus d’audace qu’au temps de Corneille et de Lamartine. Mais, à ceux qu’arrêterait la sublimité d’un pareil effort, je dirai encore, avec notre vieux poète :

Jeunes, prenez courage, et que ce mont terrible,
Qui, du premier abord, vous semble inaccessible,
Ne vous étonne point. Jeunesse, il faut oser,
Qui veut au haut du mur son enseigne poser.

 

 

[1] Lamennais et Victor Hugo, — Lamennais et Lamartine. — La Clef de Volupté. — Essai d’un système de philosophie catholique, par Lamennais, ouvrage inédit, recueilli et publié d’après les manuscrits. — Le véritable Voyage en Orient de Lamartine. — Lettres inédites de Lamennais à Madame Clément.

[2] Outre les ouvrages portés sur la liste des lauréats, la Commission des prix Montyon avait distingué un livre fort agréable, L’Héritage des Beauvau Tigny, récit historique qui a le piquant et l’intérêt d’un roman ; mais, au moment de le recommander aux suffrages de l’Académie, elle a eu le vif regret d’apprendre la mort de l’auteur, M. le comte de Miramon-Fargues.