Réflexions sur les récompenses scolaires

Le 24 octobre 1908

Maurice DONNAY

RÉFLEXIONS SUR LES RÉCOMPENSES SCOLAIRES

PAR

M. MAURICE DONNAY
MEMBRE DE LACADÉMIE FRANÇAISE

lu dans la séance publique annuelle des Cinq Académies
du samedi 24 octobre 1908.

 

 

C’était la distribution des prix, par un beau jour d’été, dans les lycées de Paris. Midi sonnait à l’horloge de la Sorbonne et, la cérémonie terminée, les jeunes élèves s’étaient répandus sur le boulevard Saint-Michel avec leurs familles. Quelques-uns se redressaient littéralement sous le poids des livres et portaient, enfilées sur leur bras, les couronnes de feuillage vert ou doré, dont tout à l’heure des professeurs, des généraux, des ministres même avaient ceint leur tête, avec une indifférence émouvante : les autres, plus nombreux, s’en allaient d’un pas moins léger, bien qu’ils ne portassent rien du tout ; un rassemblement s’était formé autour d’un cocher qui refusait de conduire, jusqu’à une gare lointaine, un enfant studieux et ses parents : l’enfant avait vraiment trop de livres. Et je me divertissais à cette petite scène, lorsque je crus reconnaître parmi les badauds, l’ancien élève Bouvard, mais combien vieilli et changé ! Bouvard, qui fut mon condisciple au lycée Mirabeau, aujourd’hui lycée Gambetta, autrefois lycée Louis-Philippe, toutes choses étant égales d’ailleurs.

Je n’avais pas revu mon camarade depuis que nous avions terminé nos études ; nous échangeâmes les questions et les réponses d’usage après un si long temps et, comme il était accompagné d’un jeune garçon :

— C’est votre fils ? demandai-je.

— Oui, c’est mon fils… élève de notre vieux lycée... un jeune camarade, par conséquent. C’était aujourd’hui la distribution des prix.

— Ah ! ah ! fis-je. Eh bien ?

— Eh bien ! il na rien eu, dit Bouvard avec une sorte d’orgueil ; pas un prix, pas un accessit ; ce n’est pas le déjà nommé Bouvard, c’est le jamais nominé Bouvard, c’est le faible en thème, c’est mon fils !

« Comment, pensais-je, Bouvard peut-il se réjouir d’une semblable calamité ? » Vraiment, son attitude choquait toutes mes idées sur les récompenses scolaires. Je crus même que le chagrin l’avait rendu fou.

Bouvard devina admirablement mes pensées.

— Où alliez-vous ? me demanda-t-il.

— Je rentrais chez moi.

— Je vous accompagne. Mon fils n’est pas un aigle, me dit mon ami ; mais ce n’est pas non plus un cancre : ils étaient cinquante dans sa division et, d’après le classement général, il est le vingt-troisième. Vais-je le lui reprocher ? lui demander avec insistance : pourquoi es-tu le vingt-troisième dans le classement général ? Il ne pourrait pas me répondre. On peut donner les raisons d’être le premier ou le dernier, et au besoin le second ou l’avant-dernier ; mais peut-on donner les raisons d’être le vingt-troisième ? Cela échappe à l’analyse. On ne devient pas vingt-troisième, on naît vingt-troisième ; il est né vingt-troisième, et j’aurais mauvaise grâce à lui en vouloir, puisque cette particularité, il la tient de moi, son père. Oui, je reconnais en lui toutes les qualités modérées du vingt-troisième : son intelligence n’est ni éveillée, ni endormie : il a la compréhension ni lente, ni foudroyante il n’est pas de ces enfants qui apprennent rapidement et oublient de même, ou bien qui apprennent difficilement et n’oublient jamais. Non, il apprend assez vite, et oublie assez vite.

Il ne discute pas les informations de ses maîtres : il pousse un soupir de satisfaction, lorsque Malherbe vient enfin ! Il sait, à n’en pas douter, que la différence entre Racine et Corneille, c’est que le premier dépeint les hommes comme ils sont, et le second comme ils devraient être. Il ne s’attend pas à trouver chez les princes mérovingiens, encore barbares, une politique suivie. Aussi, je ne lui gèlerai pas ses vacances par d’injustes reproches.

Il continuait : — Ah ! je me rappelle, lorsque j’étais au lycée, je voyais approcher cette époque des vacances avec angoisse, avec épouvante, car, vous le savez, je n’étais jamais nominé dans aucune faculté. Mes parents se désolaient, attribuaient à la mauvaise volonté, à la paresse, aux pires instincts, ce qui n’était que prédestination sans doute, déterminisme peut-être, hérédité, que sais-je ? Et ils se dépensaient en récriminations amères, en prédictions sinistres. Mais, l’année où j’échouai au baccalauréat, mes vacances furent véritablement pathétiques. Avez-vous observé que les baccalauréats, les distributions de prix coïncident parfois avec les grandes causes judiciaires et que la Sorbonne prononce alors ses verdicts en même temps que la Cour d’assises ?

Cette année-là, on jugeait deux jeunes scélérats, coupables d’un horrible forfait et dont le procès faisait grand bruit. Mes parents se livraient au jeu édifiant des parallèles et, à travers certaines phrases désobligeantes, j’entendais bien que je me préparais une fin semblable à celle de ces tristes déracinés, de petite bourgeoisie somme toute, et qui, avant reçu une certaine instruction, quittèrent leur province, vinrent à Paris, assassinèrent une fruitière et montèrent sur l’échafaud. La nuit, je rêvais que le bourreau venait me réveiller ; il avait, l’apparence du proviseur et la bouche pleine de citations brèves, comme les tapissiers de ces petits clous que l’on appelle de la semence. Il me disait en souriant : Dura lex, sed lex, mors ultima ratio, et comme je lui demandais si je souffrirais : quot capita tot sensus ! Il me conduisait sur une grande place où cent mille jeunes gens, tous bacheliers, me regardaient en ricanant, tandis qu’un père disait à son fils : « Tu vois, mon enfant, les inconvénients de la paresse. »

Oppressé par ces souvenirs, Bouvard se tourna vers notre jeune camarade : « O mon cher vingt-troisième ! prononça-t-il gravement, je te ferai des vacances charmantes. »

Il poursuivit : — Eh bien ! la vie a continué pour moi le collège. Chaque année, à la même époque, mes transes, mon supplice recommencent avec les distributions de prix, de rubans violets, verts ou rouges ; on couronne, on palme, on crucifie. Oui, c’est le collège qui continue et, comme autrefois mes parents, c’est ma femme à présent qui m’humilie en me comparant à des camarades, à des collègues mieux doués ou plus habiles. Elle accompagne de réflexions sans bienveillance la nomination d’Un tel dans l’ordre de la Légion d’honneur, et c’est d’une voix sifflante qu’elle m’annonce que Tel autre a obtenu de l’avancement. Est-il utile de vous dire que je suis dans l’administration !

Tantôt, elle me fait honte, tantôt elle me plaint, ce qui est pire, elle me traîne dans la pitié. J’appréhende de rentrer tout à l’heure à la maison ; elle va gémir de ce que notre fils marche sur mes traces ; elle me citera des parents qui, obscurs par eux-mêmes, empruntent de l’éclat à leur progéniture ; et, ce soir, pendant le dîner, elle enviera qu’il y ait des maisons où l’on boit à la santé des lauréats, où la mère de famille voit autour d’elle ses enfants, la tête couronnée de feuillage ; elle regarde son époux et tous deux se souviennent des paroles du prêtre qui les unit : « Vos enfants seront autour de vous comme de jeunes plants d’oliviers. » Car ma femme a de l’ambition ; poussé par elle, j’ai fait de la littérature, de la politique, j’ai joué à la Bourse, et je n’ai réussi en rien, je ne suis rien, je ne fais partie d’aucune société, ni même d’aucun dîner, ni de la Soupe aux choux, ni de la Pomme, ni de la Poire. C’est affligeant ! Alors, tout pour moi est une cause de vexation. Vous ne pouvez pas vous imaginer le mal que me font les journalistes avec leurs enquêtes et leurs interviews. C’est habituellement à l’époque des vacances, encore, que l’on demande aux importantes personnalités de la politique, des lettres, des sciences et des arts, leur opinion sur les grandes questions qui nous divisent : la décoration des comédiennes ou le désarmement ; ou bien il s’agit de nommer un prince des poètes, un prince des critiques, un général de l’armée du vice. « Ah ! remarque ma femme avec animosité, on ne demande pas ton avis à toi ; on ne s’informe pas non plus de connaître où tu passes les vacances, si tu aimes la mer ou la montagne ; on ne s’inquiète pas de savoir comment tu travailles, si c’est assis, couché, ou debout ; mais on demande tout cela aux autres ! »

— Et, à force de citer les autres, de me montrer à quoi arrivaient les autres, on m’a fait gâcher ma vie à moi. J’étais né vingt-troisième : mais, depuis ma plus tendre enfance, on m’a proposé comme but de la vie d’être dans les dix premiers, si bien qu’à vouloir dépasser les autres, je ne me suis pas atteint moi-même. Je n’ai pas joui de ma modeste destinée et j’ai souffert de ma médiocrité qui, sous l’action de ce levain, fermentait.

Je vous parlais d’enquêtes tout à l’heure ; précisément, ces jours-ci, un grand journal en ouvre une sur les récompenses scolaires : convient-il de les supprimer ou de les maintenir ? On s’est adressé aux plus notoires écrivains et la diversité de leurs réponses démontre, une fois de plus, combien, sur n’importe quel sujet, les meilleurs esprits, dans notre pays, sont divisés, éparpillés. L’un estime que l’émulation loyale est pour les jeunes intelligences un bon entraînement au travail, surtout en France où l’on aime toujours l’honneur et la gloire. Un autre ne croit pas, d’une façon générale, que l’émulation soit un bon procédé d’éducation. Celui-ci constate que ses condisciples dont les noms revenaient le plus souvent dans les palmarès continuent aujourd’hui à occuper une place considérable dans l’élite du pays. Celui-là affirme, au contraire, que les succès du collège ne prouvent rien et n’indiquent jamais le succès futur.

Ah ! qu’il est malaisé de se faire une certitude et même un doute. Tout compte fait, il apparaît bien que les plus notoires écrivains se partagent en deux camps : les traditionalistes qui demandent le maintien des distributions de prix, et les « hommes de progrès », qui en demandent la suppression. Mais personne n’a songé à consulter les intéressés et, dans un beau referendum, à faire voter les jeunes élèves. J’ajoute qu’il serait piquant de connaître leur opinion sur le maintien ou la suppression des palmes, croix, rubans, titres dont se parent volontiers les grandes personnes, notamment les « hommes de progrès » comme il convient ceux-ci ont vraiment trop l’air de dire aux enfants : « L’émulation et la vanité, ce n’est pas pour vous », de même qu’on leur dit : « Vous pourrez fumer et vous faire du mal, lorsque vous serez grands. » Quant à moi, j’aurais donné mon avis sur cette question le mieux du monde, mais on ne me l’a demandé en aucune manière.

— Naturellement, concluais-je, vous vous seriez déclaré pour la suppression ?

— Pour le maintien, protesta Bouvard, Pour le maintien. Vous ne m’avez pas du tout compris : je ne suis pas un « homme de progrès », ni un révolutionnaire, encore moins un envieux, et j’ai du sens commun. J’exige que le travail et l’intelligence soient récompensés, et solennellement. On n’imagine pas un élève qui viendrait chercher son prix à un guichet, comme un pauvre une ration de pain ou quelque vêtement. Ne créons pas le lauréat honteux. Je suis pour les distributions éclatantes des prix, et j’ai emmené mon fils à celle de notre cher et vieux lycée, bien que je fusse certain d’avance qu’il n’aurait pas même un dernier accessit. Je voudrais que cette cérémonie eût développé en lui le sens de l’inégalité ; car l’inégalité est une des conditions mêmes de la vie, et elle la rend possible et peut-être belle en la rendant infiniment variée ; on la constate en tout et partout, dans la nature entière, et parmi les pierres même, et l’homme doit l’accepter, sous peine de ne pouvoir jamais être heureux, puisque, pour rester dans le domaine physique et moral, il y aura toujours des forts et des faibles, des grands et des petits, des bons et des méchants, des intelligents et des simples. C’est pourquoi j’ai désiré que mon fils vît, pendant trois heures, ses camarades monter sur l’estrade et en redescendre couronnés, tandis que lui-même demeurait assis sur son banc. J’ai pris des instantanés de ce symbolique spectacle : j’en composerai un bel album qu’il feuillettera pendant les vacances, qu’il feuillettera sans honte, comme sans mauvaise forfanterie, sans envie comme sans mépris. Non, non, je ne demande pas la suppression des récompenses ni pour les enfants ni pour les grandes personnes : mais qu’on ne nous fasse pas, ni à mon fils, ni à moi, un grief de n’en avoir point obtenu ; pour Dieu, qu’on nous laisse tranquilles ! qu’on reconnaisse, dans notre humble place, la nécessité sociale qu’il y ait des vingt-troisièmes : qu’on respecte dans notre modeste personne la loi magnifique de l’inégalité. Mon idéal n’est pas plus un prolétariat de surhommes qu’une oligarchie de primaires. Oui, je veux que mon fils s’habitue, se résigne à cette idée que le travail ne suffit pas sans les dons, ni les dons sans la chance, et que le plus grand savoir peut n’être rien du tout pour celui qui le possède sans la grâce, non pas la grâce selon saint Augustin, branche, mais une certaine grâce physique presque et que je ne peux bien vous définir qu’en vous racontant un fait dont j’ai été le témoin. C’était pendant la dernière exposition ; un monsieur et une jeune dame se promenaient sur le trottoir roulant et l’homme disait à sa compagne : — Sais-tu à combien de mouvements nous participons en ce moment ? À six, à ma connaissance. — Tant que ça ! — Oui, d’abord, nous marchons sur ce trottoir, et d’un : ce trottoir roule, comme son nom l’indique, et de deux : et la terre accomplit sa révolution autour de son axe, cela fait trois, cependant qu’elle décrit une orbe elliptique autour du soleil, quatre, et tout notre système planétaire est entraîné vers une étoile de la constellation d’Hercule, cinq, elle-même entraînée vers l’inconnu, six. La jeune dame ouvrait de grands yeux, mais parce qu’elle regardait un beau nègre. Quand ils furent arrivés à l’endroit où ils devaient descendre, la femme sauta légèrement ; mais l’homme aux mouvements ne sut pas coordonner le mouvement de descendre avec les six autres, et il fit une chute ridicule. C’est lui qui avait le savoir, mais c’est elle qui avait la grâce.

Ces propos nous avaient amenés jusqu’au seuil de ma maison. — Au revoir, dis-je à Bouvard, en lui serrant la main, et merci : ce que vous m’avez dit m’a beaucoup frappé. — J’ai sans doute été prolixe, me répondit mon ami ; mais je n’ai pas souvent l’occasion de donner mon avis, on ne me le demande pas ; pourtant, soyez certain que notre opinion n’est pas négligeable, à nous autres vingt-troisièmes. Qui sait si notre légion sans prestige n’est pas, comme l’infanterie, la reine des batailles ?