Inauguration du monument élevé à la mémoire d'Alexandre Ribot, à Saint-Omer

Le 21 juin 1936

Gabriel HANOTAUX

Inauguration d’un monument
élevé à la mémoire d'Alexandre Ribot

A SAINT-OMER
Le 21 juin 1936

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. GABRIEL HANOTAUX
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

« Morin de la montagne » ! — s’il m’est permis de reprendre le nom révolutionnaire de votre ville, gardienne de la frontière, — Saint-Omer, ville de saint Bertin, du « grand dieu de Thérouanne », ornement, par votre cathédrale, de la deuxième Belgique, boulevard de la latinité, et, enfin, patrie de Suger, l’un des plus grands parmi les conseillers de nos rois, vous vous deviez à vous-même de donner à la France l’un des meilleurs parmi les conseillers de la République : Alexandre Ribot !

Quand l’on parcourt, pour venir jusqu’à vous, Messieurs, ces longues plaines du Nord, que je connais bien puisqu’elles furent le site de mon enfance, quand, en avançant vers le rivage, on sent se lever ces hauts vents de la mer froide qui accumulent sur vos horizons les lourds nuages noirs, pleins de menaces et de fécondité, on respire, à pleins poumons, l’atmosphère qui a nourri votre vigueur et tourmenté vos destinées.

Pays de vies combattantes et dévouées ; pays de labeur et d’acceptation ; pays de patience et de tolérance dans le sens profond du mot tolérer ; pays où la douleur de vivre elle-même est le prix d’une perpétuelle vigilance et autorité sur soi-même, comment votre pays, Messieurs, n’aurait-il pas formé, pour l’offrir à notre chère France, toujours en proie, cet homme qui avait appris de vous la façon dont vous vous êtes gardés libres par un parti pris séculaire de lutter, de tenir et de supporter.

Vos franchises sont parmi les plus anciennes ; elles datent de 1127. Depuis lors, vous pensez et vous agissez par vous-mêmes. Disputés entre l’Empire et la France, vous avez fait votre choix. Fils de vos œuvres — peuple, bourgeois et notables — vous êtes restés, dans le corps national, vos propres seigneurs. Et, pour en venir tout de suite aux calamités qui vous accablaient hier encore, quand la France jouait, une fois de plus, son existence totale contre un ennemi qui jouait la carte de la guerre, c’est votre Nord, notre Nord, qui a délégué aux affaires françaises ces hommes si admirablement recrutés et préparés : Ribot, Jonnart et l’illustre maître de la discipline et de la victoire, le maréchal Pétain.

 

Alexandre Ribot fut éminemment l’homme d’entre les deux guerres.

Arrivé à la vie publique comme le Second Empire succombait, il reçut le choc de la défaite, du démembrement, de la ruine, de l’anarchie déchaînée. Mais, dès lors, dans la tourmente, il apparaît tendant au-dessus du flot, pour les sauver du désastre, les deux palladiums de la patrie : l’ordre et la liberté.

Quels cœurs que ceux qui ne désespérèrent pas en plein désespoir ; quels hommes, que ces hommes qui gardèrent la foi dans le courage, la raison et la sagesse finale de la France ; qui accueillirent Faidherbe et combattirent avec lui à Bapaume et à Saint-Quentin ; qui accompagnèrent Gambetta quand « il sauvait l’honneur » ; qui entourèrent Monsieur Thiers quand il maintenait l’unité nationale ; qui n’attendirent le salut de personne que d’eux-mêmes et qui, pour tout dire en deux mots, se donnèrent corps et âme à la « grande blessée » jusqu’à son relèvement !

Par eux, la France s’est retrouvée elle-même, la France de l’union sacrée, de l’autorité mondiale, de la victoire et de la liberté. Les peuples surpris se posaient, la question : « Dieu est-il français ?».

D’un mouvement naturel, le jeune Ribot, dressant son grand corps souple, vêtu de la redingote noire, muni d’un admirable dossier de droit, de lettres, de tradition, d’idéal et de lumières, gagna doucement les premiers rangs parmi ces continuateurs et ces éducateurs. Rien qu’à le voir, inclinant sa haute taille dans un mouvement d’attention et de bienveillance, on sentait rayonner de lui le triple souffle qui échauffait son âme : science, conscience, humanité. Etant la fermeté même sur la doctrine, s’il y avait quelque faiblesse apparente en lui, comme on l’a trop répété, c’est, qu’hésitant à se prononcer, il pesait, le pour et le contre, afin de se faire, selon le mot populaire, une raison avant d’agir : sa conscience interrogeait sa science.

On a été injuste pour Ribot parce qu’il voulait être juste pour tous. Et voilà ce que la passion partisane ne pardonne pas ; les hommes de cette haute tenue morale, elle tâche à les vider de leur force de coups d’épingle. Mais Ribot restait inflexible dans la douceur, et sa longanimité indulgente s’attachait, non à la faveur populaire d’un jour, mais aux services qui peuvent attendre le jugement de l’histoire et de la postérité.

Et vous voilà réunis autour de cette figure, vous qui fûtes ses électeurs ; et nous voilà au milieu de vous pour célébrer avec vous cette mémoire, nous qui fûmes ses collaborateurs et ses admirateurs. Nobles effusions, génératrices de clarté en ces temps sombres !

Rappelons ce qu’il fit, et, de ce simple récit, nourrissons nos âmes, à l’heure où la patrie cherche encore en son sein de tels directeurs, de tels serviteurs.

Gambetta disait : « Le nouveau régime sera la dictature de la persuasion. » En effet, on vit ce peuple se ranger docilement, autour des chefs qui lui tenaient le langage de la raison. Evénement cartésien, s’il en fut, qui eut, naturellement, pour moyen, l’autorité de l’éloquence. Le bien dire pour le bien penser et le bien agir.

Tandis que d’autres régimes ont dû, pour s’imposer, recourir à des violences parfois sanglantes, la IIIe République, depuis soixante-cinq ans dure, n’a connu que le débat libre et la discipline volontaire par adhésion.

Et tel est le piédestal sur lequel s’élève la figure d’Alexandre Ribot. Il était l’éloquence même, et j’ajoute que ce don intellectuel magnifique avait pour soutien, en lui, la plus rare qualité morale : le désintéressement.

L’éloquence ! La France n’était-elle pas nourrie du Conciones ? Notre gloire classique n’était-elle pas dominée par le nom de Bossuet ; les heures de notre liberté, par les noms des Mirabeau, des Vergniaud, des Barnave ; notre histoire parlementaire par les noms des Guizot, des Thiers, des Lamartine ?

Gambetta parut. Ribot parut près de lui. Contraste frappant de cette simultanéité dans le même devoir. La France aux deux fronts, nord et midi, versant, austral et versant boréal, armée pour les deux combats, s’adossant à elle-même en sa double force, entend l’appel héroïque du Pyrénéen et se laisse gagner à l’exposé pénétrant et émouvant de l’Artésien !

L’éloquence de Ribot est indéfinissable, tant elle est simple et pure. Elle applique d’instinct le conseil de Fénelon « Ne se servir de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité. » On l’a parfois comparée, pour la force de l’argumentation et pour la richesse de la documentation, à celle de M. Thiers. Oui, si l’on y reconnaît, en plus, un frisson de l’âme qui, par son tremblement communicatif, emporte les adhésions et les cœurs.

Il m’a dit lui-même qu’il ne pouvait monter à la tribune sans être saisi d’une sorte de crise intérieure où il y avait de la souffrance. Cette émotion parfois caressante, parfois angoissante, anima la longue campagne de la spiritualité et de la tolérance qui marqua l’apogée de sa vie parlementaire. On ne pourrait en détacher une fleur sans altérer son éclat et son parfum. J’entends encore la chaude péroraison, quand il défendait les congrégations enseignantes et qu’il achevait le débat par l’évocation de « ces grandes idées libérales qui sont l’essence même de la République française qui n’est rien si elle n’est pas la liberté organisée » « La liberté organisée », telle était la leçon que cette haute parole française laissait à notre trouble et troublant avenir !

D’autres viennent de vous rappeler la science financière unique du ministre qui, pendant la guerre, se consacra à saliver, par la France, la fortune de la France, en lançant ces « bons du trésor » qui firent, d’une affaire de budget, une contribution du cœur.

D’autres vous ont dit l’habile sagesse qui veilla aux dangers menaçants quand le ministre des Affaires étrangères, qui avait noué les premiers liens de l’alliance russe, sut ménager l’entente franco-anglaise en doublant la visite de notre flotte à Cronstadt par la visite de la flotte à Portsmouth.

D’autres ont signalé la vigilance de l’homme d’État quand, portant ses regards sur les générations futures, il adapta aux nécessités modernes les règles un peu désuètes de notre enseignement secondaire.

Mes confrères de l’Institut lui sont encore reconnaissants de l’assiduité avec laquelle ce grand esprit, se pliant à nos modestes travaux et levant les yeux au-dessus d’une colonne de notre lent Dictionnaire, voulait bien apporter à nos finances d’hommes de lettres, le soin minutieux et l’expérience incomparable du manieur des finances de l’État.

A tous ces travaux, même aux plus minutieux, il se donnait avec le même goût, j’allais dire le même enthousiasme ; car rien d’humain ne lui était étranger. Et c’est ainsi que son âme s’était élevée, de degrés en degrés, jusqu’à se rendre capable des plus hauts devoirs.

L’Histoire de France n’oubliera jamais ces heures où un assaut de catastrophes inouï fondait sur elle et sur la cause dont elle était le martyr : ces heures où la Russie désertait, où le parlement se déchirait en vaines querelles, où l’indiscipline et la lassitude mettaient la crosse en l’air, où tout le monde avait gagné la bataille de la Marne, où Joffre était envoyé le plus loin possible du front, en Amérique, où une polémique macabre s’appliquait à dénouer le lacet des souliers d’Almereyda, où les caisses étaient vides, où les pirates faisaient couler goutte à goutte l’or de leur affreuse spéculation dans la gorge râlante de l’ennemi. Le cri même de la patrie : « des canons, des munitions ! », trahissait.

Il fallut une âme d’airain, un ressort d’acier à ce bourgeois de Saint-Omer — comme il y avait eu les bourgeois de Calais, — à cet homme qui avait subi l’affront du ministère de vine-quatre heures, pour se tenir droit dans la tempête, pour traquer les artifices de la propagande, pour démasquer les fausses propositions de paix, pour forger le commandement unique, pour fournir à nos généraux les moyens de reprendre l’offensive et de bousculer une bonne fois l’agonie acharnée des Hindenburg et des Ludendorf, pour diriger l’intervention américaine, pour maintenir à tout prix le front de Salonique, et transmettre à d’autres la victoire.

Car il en fut ainsi ; et ces autres ont fait la paix.

 

Que l’histoire reste muette sur ce simple mot ; et, qu’en présence de leurs nouveaux devoirs, les générations qui nous succèdent recueillent la leçon de nos fautes et se gardent d’y retomber !

Une âme, un idéal, voilà ce qui survit, de ces grands morts que nous honorons.

 

Comme il atteignait la fin de cette longue vie si accablée de labeurs et de services, déjà penché vers la tombe, un jour que nous franchissions de compagnie le seuil de l’Institut, Ribot se tourna vers moi, et, mettant la main sur mon épaule, comme s’il cherchait un soutien : « Hanotaux, me dit-il, croyez-vous à l’immortalité de l’âme ? » L’anxiété était sur son visage. Il se sentait à l’heure où l’homme s’attend à la rencontre qui le guette à chaque détour de sa route. Je lui dis : « Mon cher ami, je ne suis pas assez fort, pour refaire le traité de l’Existence de Dieu de Fénelon, et encore moins les Pensées de Pascal. Quant à moi, ma position est prise. Mes aïeux ont choisi pour moi. Par eux, je me rattache à l’ordre universel, à la loi morale, à la loi chrétienne. » L’homme releva la tête et me dit : « C’est vrai. Notre devoir est inscrit en nous. Votre parole me touche » ; et, avec un sourire, il ajouta : « Je ferai le discours pour la réception de Goyau. »

Ce discours, il l’écrivit ; il le couronna par cette conclusion si belle, qui est comme une profession de foi : « Quel que soit l’avenir des croyances religieuses en France, une Église qui compte dans le passé tant de gloires, qui inspire tant de dévouements, qui fait vivre en paix tant de consciences, qui soulage et console tant de souffrances, ne peut pas ne pas tenir une grande place dans notre société. Sur ce terrain de la liberté et du respect mutuel de toutes les convictions, pourquoi tous les Français ne pourraient-ils pas se donner la main ?.... Quoique j’approche du terme d’une carrière déjà longue, je ne désespère pas de voir la France victorieuse et toujours menacée, rassembler ses forces, écarter les querelles qui ne peuvent, que l’affaiblir et, sans rien abdiquer des principes de la société moderne, se reposer enfin sur l’union sincère de tous les hommes de bonne volonté. »

Homme de bonne volonté !... Il ne put même pas prononcer cette forte parole sous la coupole qui en eût multiplié le retentissement. Il mourut avant le jour fixé pour la réception.

L’idéal et l’âme subsistent. Inclinons-nous devant l’image qui consacre cette grande mémoire ; gardons au cœur la parole et l’exemple.