Inauguration du monument élevé à la mémoire de Chateaubriand, à Genève

Le 17 septembre 1935

Louis BERTRAND

Inauguration du monument élevé à la mémoire

de CHATEAUBRIAND

A Genève

Le mardi 17 septembre 1935

DISCOURS

DE

M. LOUIS BERTRAND
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

Mesdames, Messieurs,

François-René, vicomte de Chateaubriand, ambassadeur et pair de France, ancien ministre, conseiller des Rois, membre de l’Académie française, l’un des plus grands écrivains de notre langue commune, la plus haute intelligence de notre XIXe siècle français et peut-être de tout le XIXe siècle européen, cet homme que ses familiers appelaient l’Enchanteur, a fait de nombreux séjours dans votre pays. Il a aimé Genève et il a aimé la Suisse, d’abord comme la seconde patrie de tout exilé et comme le refuge suprême de la liberté et ensuite pour la beauté de vos paysages, pour le charme et pour la douceur de la vie genevoise. Sans doute il met au-dessus de tout les grands paysages classiques et les féeries de la lumière méridionale. Ce qu’il lui faut, ce sont des terres heureuses toutes chargées d’histoire et de débris illustres, — et, comme il l’a écrit lui-même, — « du soleil sur des ruines et sur des chefs‑d’œuvre ». Mais il s’est plu chez vous, puisqu’il y est revenu et qu’il y a séjourné à plusieurs reprises, qu’il y a noué de chères amitiés et qu’il a payé votre hospitalité par quelques phrases magnifiques, — sans oublier l’héroïsme des Suisses morts pour la défense de la monarchie française.

Vous avez eu, Messieurs, la généreuse idée de commémorer ce glorieux passage et, d’en perpétuer le souvenir par un monument en l’honneur de cet hôte particulièrement insigne parmi tous ceux qui ont foulé les rives de votre beau lac. Et vous avez bien voulu convier à cette cérémonie un représentant de cette Académie française dont il a tant augmenté le patrimoine de gloire. En cette qualité, je crois exprimer la pensée de notre compagnie et m’associer, en même temps, à vos intentions, en commémorant ici non seulement l’hôte de Genève, mais le grand écrivain qui a jeté un tel éclat sur notre langue, l’homme qui a si profondément traduit l’âme passionnée, l’âme trouble et contradictoire de nos pères romantiques et des vôtres, et, — dans les jours inquiets que nous traversons, — le grand libéral qui n’a jamais désespéré de la liberté, le grand esprit : traditionaliste et religieux qui écrivait à la veille de sa mort : « Ayons foi dans la religion et la liberté, les deux seules grandes choses de l’homme ! »

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De plus grand écrivain, je n’en vois pas chez nous, ni de plus grand poète. (Je n’ai pas dit : de plus grand écrivain en vers ; il faut laisser cet avantage au seul Victor Hugo.) Par l’extraordinaire variété de ses dons et par la puissance de son génie, Chateaubriand domine tout notre XIXe siècle littéraire.

Et d’abord il a introduit chez nous l’exotisme, tout au moins celui des paysages, sinon celui des mœurs et des âmes. Il a créé ou rénové le roman psychologique avec son René ; il a ouvert des sources nouvelles à la poésie, en lui montrant dans son Génie du Christianisme tout ce qu’elle peut tirer de l’émotion religieuse et même tout simplement des beautés de la liturgie et des cérémonies du culte. On a maintes fois signalé les faiblesses de ce fameux livre qui eut pourtant une action si considérable et si bienfaisante. On ne peut pas lui ôter ceci : c’est d’avoir démontré la part prépondérante du christianisme dans le développement de la civilisation moderne. En écrivant Les Martyrs, frayé les voies au roman historique. Et il a été le premier à concevoir l’histoire comme une résurrection. Le premier aussi, en ce XIXe siècle qui a été chez nous le grand siècle historique, il a donné des modèles en ce genre si difficile qu’est la philosophie de l’histoire. Par-dessus tout, il aura été le grand lyrique, celui qui a fourni à la poésie romantique ses thèmes essentiels.

Ce lyrisme, qui est le plus souverain de ses dons, ne l’a pas empêché d’être un réaliste d’une extrême acuité de vision ; Dans ses Mémoires d’Outre-tombe, il a brossé une immense fresque de portraits, il a mis debout une autre « Comédie humaine » qui complète celle de Balzac, qui est tout aussi vivante, avec la poésie en plus. Et cet homme de lettres, ce voyageur, ce solitaire, a fait de la politique. Il ne s’est pas borné à écrire l’histoire ; lui-même, comme il le disait, a fait l’histoire, — et il l’a faite dans un esprit très positif et, en même temps, avec un sentiment très vif de la dignité nationale et de la grandeur de son pays. Cet ambassadeur, ce ministre, cet homme d’État, n’a pas dédaigné d’être, à l’occasion, un pamphlétaire et un polémiste. Alors que la presse était encore dans l’enfance, il a été un journaliste incomparable.

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Personne n’a parlé comme Chateaubriand de la monarchie française. Pour lui, elle est la clé de voûte de l’édifice monarchique européen. La royauté de saint Louis abattue doit entraîner toutes les autres dans sa chute. La révolution de juillet, a creusé le gouffre où va s’engloutir l’ancien monde. C’est l’abandon du titre de noblesse qui conférait au Français la prééminence sur tous les autres peuples : « Quand il n’y aurait, dans la France, dit Chateaubriand, que cette ancienne Maison de France bâtie par le temps et dont la Majesté étonne, nous pourrions, en fait de choses illustres, en remontrer à toutes les autres nations. Les Capets régnaient, lorsque les autres souverains de l’Europe étaient encore sujets. Les vassaux de nos Rois sont devenus rois... »

Le sentiment du mariage du Roi avec la nation était dans le peuple, quelque chose de si fort, que, même après vingt-cinq ans d’anarchie révolutionnaire et de gloire inouïe sous Bonaparte, le peuple épuisé se retourne d’instinct vers le Roi, comme vers son protecteur et son sauveur. En ce moment-là, moment critique, où la France pouvait se croire perdue, où les troupes étrangères campaient dans Paris, Chateaubriand a exprimé ce sentiment avec une éloquence, qui, comme on l’a dit, fut plus efficace que vingt corps d’armée : « Un homme arrive seul de l’exil, dépouillé de tout, sans suite, sans gardes, sans richesses il n’a rien à donner, presque rien à promettre. Il descend de sa voiture, appuyé sur le bras d’une jeune femme. Il se montre des capitaines qui ne l’ont jamais vu, à des grenadiers qui savent à peine son nom... Quel est cet homme ? C’est le fils de saint Louis ! C’est le Roi ! Tout tombe à ses pieds... » Et lorsque ce Roi d’un peuple vaincu se trouve au milieu des rois vainqueurs, des autocrates qui commandent au reste de l’Europe, il prend tranquillement le pas sur eux comme le premier en dignité et par droit d’aînesse : la monarchie, qui est l’aïeule de toutes les autres, ouvre le cortège des monarchies européennes.

Quand on lit tout ce que Chateaubriand a écrit sur ce beau thème, on s’étonne que tant, d’éloquence et de poésie, tant d’idées sages ou profondes, un tel souffle d’héroïsme et de patriotisme, aient été dépensés en vain. Ses adversaires répondent à cela : « Ce royaliste a mal servi la monarchie ; il l’a même trahie par son libéralisme aventureux et surtout par cette conviction intime que l’avenir appartenait à la démocratie. Mais cette démocratie, il la considérait comme une chute, une dégradation profonde et peut-être irrémédiable : « le fleuve de la monarchie. disait-il, s’est perdu dans le sang, à la fin du siècle dernier. Entraînés par les courants de la démocratie, à peine avons-nous fait halte sur la boue des écueils. Mais le torrent nous submerge, et c’en est fait de la vraie dignité politique et, de la liberté de l’homme... » Et, par delà les platitudes du présent, ce qu’il entrevoyait comme aboutissement suprême du flux démocratique, c’est l’état vers lequel semble s’acheminer au moins une partie de l’humanité d’aujourd’hui : « Au plus lointain de l’horizon, au terme du voyage, le repos dans la stupidité d’une demi-barbarie, de vastes pâturages, où des troupeaux humains broutent une herbe épaisse, le front bas, et sans jamais regarder le ciel... »

Hélas : l’herbe même ne sera pas épaisse, — et, au lieu du repos prédit, de la paix même stupide, ce sera la guerre perpétuelle, la guerre atroce et bestiale des premiers âges de l’humanité.

Et pourtant, malgré tous ces pressentiments sinistres, ce royaliste par point d’honneur, plus encore que par conviction, s’évertue à sauver la monarchie, considérée comme forme supérieure de la civilisation, en lui prêchant l’adaptation aux exigences du présent et aussi de l’avenir : prendre la tête de ce que les peuples appellent le progrès, comme Louis XVIII prenait la tête du cortège des rois.

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On a suspecté aussi la sincérité du catholicisme de Chateaubriand : la foi de ce Breton n’est pas douteuse. Ce n’était pas seulement son imagination qui était catholique, comme le prétendait Sainte-Beuve : c’était son cœur. Il était chrétien comme ces héros de Racine, dont il a si justement commenté la psychologie dans son Génie du Christianisme. Qu’importent les noms païens, le décor et le costume, si c’est, au fond, une chrétienne qui parle par la bouche d’Andromaque ou d’Iphigénie. Les deux cultures, l’ancienne et, la nouvelle, s’harmonisent sans effort dans l’âme de Chateaubriand, comme clans celle d’un homme de a Renaissance. Les deux Romes associées dans un même culte lui ont inspiré des pages immortelles.

On lui a reproché enfin cette hantise perpétuelle de la mort, ce sentiment de la vanité de tout effort, de l’instabilité et de l’écoulement de tout beau prétexte pour le scepticisme amer et désabusé, pour l’ataraxie, le retranchement des affaires et du monde !

Ce détachement explique peut-être bien des faiblesses ou des erreurs dans la carrière de cet, homme politique et de ce diplomate qui n’ont pas su donner toute leur mesure. Mais, plus que le sentiment de la mort, il avait le sentiment de l’éternel. Ce n’est pas, comme chez Barrès ou chez Loti, l’horreur ou la peur de finir : il est trop chrétien pour cela. Il s’installe dans la mort, comme dans l’éternel. L’éternel est sa vraie patrie. Il accepte l’écoulement de tout, il sait même en extraire une volupté : « Vous aimez à vous sentir mourir avec tout ce qui meurt autour de vous. Vous n’avez d’autre soin que de parer les restes de votre vie, à mesure qu’elle se dépouille. La nature, prompte à ramener de jeunes générations sur des ruines, comme à les tapisser de fleurs, conserve aux races les plus affaiblies l’usage des passions et l’enchantement des plaisirs... » Au bout de tout cela, la paix, l’oubli dans l’éternel : « La pierre taillée par ordre de Sésostris ensevelit dès aujourd’hui l’échafaud de Louis XVI sous le poids des siècles. L’heure viendra que l’obélisque du désert retrouvera, sur la Place des meurtres, le silence et la solitude de Louqsor... » Seul, le Seigneur demeure éternellement : Tu, Domine, in aeternum permanes...

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Après ce grand lyrisme, ce qui frappe surtout chez Chateaubriand, c’est l’intelligence. Il y a, hélas, de sots génies, il n’est même de tout à fait stupides, en qui le don divin n’est que l’épanouissement d’une sorte d’animalité supérieure. Nulle intelligence plus vive, plus souple, plus agile que la sienne, et, avec cela plus pénétrante, plus incisive, et, quelquefois, plus mordante, plus cruellement ironique, plus sombrement sarcastique. Il a autant d’esprit que Voltaire, mais avec une grâce et une poésie que Voltaire n’a jamais connues. C’est l’intelligence synthétique d’un Goethe, — dont il avait les grands yeux dévorants, — sans la sérénité sans doute et l’olympianisme un peu bourgeois (le vicomte de Chateaubriand est un grand seigneur) mais peut-être avec un esprit critique plus aiguisé et une souplesse plus grande.

Cette intelligence, qui contrôle sans cesse l’émotion, qui se mêle aux plus belles effusions lyriques pour en intensifier l’accent, il en a prodigué l’exemple d’un bout à l’autre de son œuvre. En voici un, pourtant, qui a toutes mes prédilections, parce qu’il symbolise à merveille le Chateaubriand le plus intime, celui qui s’est toujours efforcé de réconcilier en son âme, le paganisme de Virgile et le christianisme de Raphaël et de Michel-Ange. C’est dans ce passage des Mémoires, où il nous décrit une fête donnée par lui, à la Villa Médicis, en l’honneur de la grande duchesse Hélène de Russie, lorsqu’il était ambassadeur auprès du Vatican :

« J’avais donné, dit-il, des bals et des soirées à Londres et à Paris... Mais je ne m’étais pas douté de ce que pouvaient être des fêtes à Rome : elles ont quelque chose de la poésie antique qui place la mort à côté des plaisirs. A la villa Médicis où les jardins sont déjà une parure et où j’ai reçu la grande duchesse Hélène, l’encadrement du tableau est magnifique : d’un côté, la Villa Borghèse avec la maison de Raphaël ; de l’autre, la Villa de Monte Mario et les côteaux qui bordent le Tibre ; au-dessous du spectateur, Rome entière, comme un vieux nid d’aigle abandonné. Au milieu des bosquets, se pressaient, avec les descendantes des Paula et des Cornac, les beautés venues de Naples, de Florence et de Milan...

« J’ai bien de la peine à me souvenir de mon automne, quand, dans mes soirées, je vois passer devant moi ces femmes du printemps, qui s’enfoncent parmi les fleurs, les concerts et les lustres de mes galeries : on dirait des cygnes qui nagent vers des climats radieux. A quel désennui vont-elles ? Les unes cherchent ce qu’elles ont déjà aimé, les autres ce qu’elles n’aiment pas encore. Au bout de la route, elles tomberont dans ces sépulcres, toujours ouverts ici, dans ces anciens sarcophages qui servent de bassins à des fontaines suspendues à des portiques ; elles iront augmenter tant de poussières légères et charmantes. Ces flots de beautés, de diamants, de fleurs et de plumes roulent au son de la musique de Rossini, qui se répète et s’affaiblit d’orchestre en orchestre. Cette mélodie est-elle le soupir de la brise que j’entendais dans les savanes des Florides, le gémissement que j’ai ouï dans le temple d’Erechtée à Athènes ? Est-ce la plainte lointaine des aquilons qui me berçaient sur l’Océan ? »

Mesdames, Messieurs, Je vous dois toute sorte de remerciements pour les joies de qualité si rare que vous m’avez offertes pendant ces deux jours. Mais je mets au-dessus de tout celle que nous venons d’éprouver, j’en suis sûr, à relire ensemble des pages comme celles-là, qui sont parmi les plus belles de notre littérature, — et surtout la fierté que je ressens à communier avec vous dans une langue, à laquelle l’Enchanteur a su donner des accents si émouvants, si pleins de rêve, si spirituels, si intelligents...