Rapport sur les prix de vertu 1919

Le 27 novembre 1919

Eugène BRIEUX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 27 NOVEMBRE 1919

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. BRIEUX
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

 

« L’Académie Française fera tous les ans, dans une de ses séances publiques, lecture d’un discours qui contiendra l’éloge d’un acte de vertu. »

Messieurs, votre rapporteur pourrait aujourd’hui satisfaire ce désir de M. de Montyon en se limitant à l’éloge d’un seul acte de vertu, celui que, depuis le commencement de la guerre, ont accompli les soldats de notre pays.

Renonçant à trouver des mots pour les célébrer, pour leur dire notre admiration et notre reconnaissance, il se borne à vous prier de vous recueillir un moment avec lui, afin de rendre, du plus profond de notre être, un hommage pieux à ceux qui sont morts, afin de communier avec la douleur des pères et des mères qui n’ont plus de fils, des fiancées et des femmes qui n’ont plus d’époux et des petits enfants qui n’ont plus de papas à embrasser.

Et quant aux survivants, demandons-nous où nous serions, nous tous réunis ici aujourd’hui et tous ceux de notre race, s’il ne s’était pas trouvé pendant quatre ans, pour arrêter la barbarie organisée, des braves gens qui, à des moments nombreux, ont fait plus que leur devoir. Faire plus que son devoir, ce peut être une définition de la vertu. Il a fallu, en effet, cet excès pour nous assurer la victoire. L’effort des nations alliées eût été impossible ou inefficace si, un certain jour, ils n’avaient pas entendu et compris la parole mémorable : « Toute troupe qui ne pourra plus avancer devra se faire tuer sur place plutôt que de reculer ».

Ce sont ceux-là et ceux qui les ont suivis qui ont mérité tous nos prix de vertu, et, si nous sommes impuissants à les leur décerner, nous leur devons au moins ce salut. Ne pas le leur adresser, parler de récompenses à la vertu et ne pas les nommer eux, d’abord, au premier rang, serait une ingratitude et un sacrilège.

Le grand lauréat de cette année c’est le poilu de la Marne, de la Champagne et de Verdun, c’est le poilu de toutes les batailles, c’est le soldat français tout simplement.

Et si vous le voulez, ce sera le plus humble que nous évoquerons, le plus modeste, le plus chétif, un pauvre petit gars venu d’un de nos plus pauvres territoires, un paysan peu instruit, illettré même, qui ne possédait pas le plus petit lopin de terre, qui n’attendait son pain que de son travail quotidien ; celui dont on pouvait dire qu’il était incapable de comprendre pourquoi tant d’hommes se faisaient tuer. Il le comprenait cependant, non par son cerveau, mais par un idéal ignoré de lui-même et qu’il portait comme une médaille bénite cousue en cachette par une main pieuse dans un vêtement de combat : il le comprenait aussi par tout ce qu’il portait en lui sans qu’il le sût : les traditions de ses morts et les puissances de l’avenir.

Il a été pris dans une tourmente dont les plus intelligents des hommes ne peuvent encore concevoir toute l’ampleur et toute l’épouvante ; il a été le jouet d’événements formidables, hors de proportion avec lui-même et dont il se sentait pourtant l’ouvrier. Malgré la peur — car il a d’abord eu peur : le courage, c’est de la peur vaincue — malgré la révolte de ses instincts, il est allé au-devant de la mort. Il a courbé le dos sous la pluie des obus comme il le courbait sous l’averse, dans les champs ; il a vécu dans l’enfer des détonations, dans les menaces sifflantes des balles, sous le vol des avions inquisiteurs le désignant à la haine d’ennemis capables de le tuer et qu’il n’aurait pu joindre qu’après des journées et des journées de marche ; il a vécu dans les pièges des fils de fer barbelés qui l’accrochaient, le retenaient ; pour l’offrir plus longtemps au danger. Il pensait : « si je tombe, qui donnera du pain à maman ? » et il marchait tout de même ; il tenait tout de même, ne connaissant que son secteur, ou même que sa tranchée, mais sachant bien que d’autres et d’autres encore, semblables à lui, de la mer aux Vosges, s’étaient agrippés au sol, ramassés pour l’élan qui devait rompre la force ennemie à l’heure que les événements permettraient aux chefs de choisir. Il est revenu vainqueur.

Il est revenu vainqueur et il retourne à son champ, gardant sur le visage cette expression mystique, un peu hallucinée encore, qui lui est restée d’un long contact avec la mort ; il a des rayonnements qui rappellent ceux de l’homme légendaire remonté des Enfers ou descendu du Sinaï : il conserve sur sa figure juvénile le reflet des horreurs qu’il a vues et dont une haute pudeur d’humanité lui fait décider de ne pas en parler. Enfin, il est porté à regarder de travers les gens de l’arrière qui l’appellent un héros ; il ne se doute pas qu’il a contribué à sauver la civilisation, dans la plus grande catastrophe qui se soit jamais abattue sur l’humanité, dans la plus gigantesque tentative qu’ait jamais osée un peuple pour établir sur la terre la prépondérance abominable d’une tyrannie ayant l’orgueil comme origine et la terreur pour moyen.

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Après ce salut à nos soldats, j’ai l’honneur, Messieurs, d’avoir à vous parler des prix que vous avez pu attribuer aux populations de l’Alsace-Lorraine.

Vous avez décerné une de vos premières récompenses à Mlle Clairette Preiss, fille unique du député protestataire de Colmar, M. Jacques Preiss.

C’est lui qui, en 1893, osa dire, en plein Reichstag : « La paix du cimetière règne en Alsace ». Il fut emprisonné dès le début de la guerre puis exilé. Il mourut à Munich.

Sa pieuse jeune fille voulut que son corps fût ramené à Colmar. Les autorités allemandes ne purent s’y opposer, mais elles exigèrent qu’au service funèbre, aucun discours ne fût prononcé, sauf celui du pasteur.

Malgré cette défense, Mlle Preiss, qui avait alors vingt-et-un ans, avant que les Allemands stupéfaits pussent intervenir, s’avança sur le bord de la tombe de son père, et dit d’une voix vibrante :

« Contre toute justice, on a emprisonné mon père comme un criminel de droit commun. Jamais il n’a été interrogé. Jamais on n’a formulé les griefs que l’on nourrissait contre lui... Malgré les certificats des médecins qui attestaient l’impossibilité où il se trouvait de supporter plus longtemps les traitements qu’on lui faisait subir, il est demeuré emprisonné dans une cellule, sans qu’aucun adoucissement fût apporté à son sort. Le gouvernement est seul responsable de cette mesure inique. Mon père a toujours cru en une justice immanente, j’y ai foi également. Je suis sûr que mon père sera vengé. »

Trois mois après elle était à son tour condamnée à l’exil. Elle y resta vingt-huit mois, mais la justice en laquelle elle avait foi s’était réalisée, et lorsqu’elle rentra à Colmar, le drapeau tricolore flottait sur la ville, et dans les rues se promenaient librement les soldats français vengeurs de son père, les soldats du général Gouraud.

Pour louer mieux que je ne saurais le faire une autre lauréate d’Alsace, je me bornerai à lire sa citation à l’ordre du jour de l’Armée. La voici :

« Mlle Odile Fritter, née à Guervenheim (cercle de Thann) le 27 avril 1895. Au mois de septembre 1914, âgée de dix-neuf ans, après avoir donné l’hospitalité dans sa famille à Guervenheim, à une patrouille française et l’avoir guidée au cours d’un engagement, a été dénoncée à l’ennemi qui, dans un retour offensif, l’a faite prisonnière. Poursuivie pour trahison par l’ennemi et détenue pendant quatre ans, elle n’a échappé à une condamnation capitale que grâce à l’absence de ses dénonciateurs. N’a été mise en liberté à Colmar qu’à la suite de l’armistice.

Délivré par le maréchal commandant en chef les armées de l’Est. Signé : Pétain. »

 

Dix-neuf ans : Rester captive pendant quatre années à cet âge, sous la menace incessante de la mort ! Et avoir mérité cela par dévouement patriotique ! Mademoiselle, votre patronne sainte Odile est aussi la patronne de l’Alsace et je suis certain que du haut de sa montagne, la fille d’Adalric vous sourit en vous bénissant.

Ses sourires et ses bénédictions, sainte Odile peut les répandre sur toute l’Alsace. Parmi tant de dévouements, nous n’en pouvons, hélas ! signaler que bien peu. Voici sœur Ludwina, de Guebviller, âgée alors de soixante-quinze ans, qui fut condamnée à six mois de prison pour avoir — je copie l’acte d’accusation de l’ennemi — « pour avoir déclaré à plusieurs reprises à ses compagnes, en se frappant la poitrine : « Je suis une Française ! J’ai ça là-dedans et personne ne me l’en arrachera ». Voici une autre religieuse, du même âge, sœur Assela, entrée au couvent de Strasbourg il y a plus d’un demi-siècle. Elle a soigné les blessés de 1870 et ceux de 1914. Voici sœur Faustine, âgée de quatre-vingts ans, supérieure de l’hôpital civil de Guebviller, au service des malades depuis quarante-deux ans : sœur Salvien, supérieure de l’ordre de Niederbronn, qui demeura à Thann sous le bombardement : et voici encore, après ces vieillesses saintes et magnifiques, l’effort charmant et douloureux d’une toute jeune fille, Marie Bohrer, dont le père fut tué pendant la guerre, par l’ennemi. Depuis 1915, elle entretient un cimetière de deux cent douze tombes, et va porter des fleurs, dans les bois et dans les champs, aux endroits où une humble croix indique le lieu de l’éternel repos de nos soldats dormant dans cette terre d’Alsace qu’ils ont reconquise et qui s’est refermée sur eux.

Après la noblesse, le dévouement et la piété, nous saluons le courage de trois artisans. Daniel Schwind, de Thann, s’est précipité dans une maison où vivaient treize personnes et qu’un obus asphyxiant venait d’atteindre. Sept étaient tuées sur le coup ; les six autres furent sauvées. Victor Mathieu, de Schirmeck, a fait quatre ans et demi de prison pour avoir, en 1914, guidé une patrouille française. Ignace Mark, serrurier à Altkirch, est aujourd’hui âgé de plus de quatre-vingts ans ; il a été voltigeur de 1859 à 1867. En 1914, il cache quatre soldats français dans sa boutique de serrurier. Les Allemands reviennent, l’emmènent prisonnier, le relâchent, mais il devra germaniser l’enseigne qui porte son nom. Il s’appelle Ignace : il devra s’appeler : Ignaz. Il refuse : « Je suis né Français, je veux mourir Français. » On le menace en vain de déportation, il s’entête ; aujourd’hui il regarde avec fierté le nom écrit au-dessus de sa boutique, français comme le fut celui de ses ancêtres et comme le restera celui de ses petits-enfants.

Je terminerai cette trop courte liste des lauréats alsaciens par une touchante histoire, celle de Marie Teutsch, l’aînée de douze enfants. Le père, un Alsacien, n’a pu demeurer là-bas ; il vit, depuis trente ans, au Mans. — dans l’espoir d’être un jour assez riche pour aller revoir son village natal. Mais il n’y veut pas aller seul. Il veut y emmener tous les siens. La vertu de sa fille Marie qui a été signalée à l’Académie lui vaut une récompense dont le montant permettra au vieil Alsacien d’aller montrer à ses douze enfants le clocher du village délivré.

À Metz, trois femmes du peuple, MMmes Barbé, Beckel et Pierron ont réussi pendant plus de quatre ans à tenir en échec la surveillance allemande au collège Saint-Clément où étaient internés des prisonniers français. Mme Beckel est concierge, Mme Pierron, couturière à la journée ; Mme Barbé employée de tramways. Mme Beckel s’offre à laver la vaisselle et le linge des détenus. À un Allemand qui demandait la raison de son zèle, elle répondit : « On sert sa Patrie comme on peut. » L’Allemand ne comprit pas et la félicita. MMmes  Barbé et Pierron quêtaient au dehors et remettaient à Mme Beckel chocolat, cigarettes, farine recueillie à la poignée çà et là, bonbons, sous-vêtements de laine, etc., etc. Mme Beckel glissait ces objets entre les pièces de linge qu’elle rapportait, les passait à la barbe des sentinelles et des infirmiers allemands, puis, tout en lavant le plancher, elle disait les bonnes nouvelles, les vraies nouvelles de France. À ces malades déprimés par la mauvaise nourriture et par la souffrance, elle apportait le réconfort physique et l’autre. Elle leur versait le contre-poison des mensonges ennemis. Avec elle, c’était un peu de la France douloureuse mais vaillante qui leur rendait visite. À faire ainsi, ces trois femmes simples, obscures, modestes, risquaient leur liberté, la vie peut-être. « Tout le monde en aurait fait autant, disait l’une d’elles que l’on félicitait ; seulement nous étions des femmes du peuple : ça nous était plus facile. »

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L’Académie a voulu, aussitôt qu’il a été possible, se donner la joie de choisir ses lauréats en Alsace-Lorraine, parmi nos enfants retrouvés. Elle avait le même désir de saluer dans la même proportion les populations des contrées envahies, nos enfants martyrs. Mais ce dessein n’a pu, cette année même, être réalisé. Le nombre des belles actions est si grand, la modestie de ceux qui ont souffert et qui se sont dévoués est si grande aussi qu’il a été impossible dans le court laps de temps dont nous disposions de faire autre chose que couronner les mérites les plus connus, ceux dont l’éclat imposa la publicité.

Parmi ceux-là, il est un dévouement, un martyre et un héroïsme exceptionnels. C’est le dévouement, le martyre et l’héroïsme de Mlle Louise Thuilliez qui fut, avec Miss Cavel, condamnée à mort, par les mêmes juges, le même jour. Elle n’échappa qu’au dernier moment au peloton d’exécution et subit une détention cellulaire de près de trois ans. Qu’avait-elle fait ? Messieurs. Mlle Thuilliez avait sauvé la vie à plus de deux cents soldats anglais, belges, français et russes. Pour lui témoigner notre respect, notre reconnaissance et notre admiration, nous lui donnons bien peu de chose, tout en lui décernant la plus haute de nos récompenses. Mais une âme comme la sienne, légitimement fière du grand devoir accompli, trouvera suffisant de savoir que son nom restera dans la mémoire de tous, à côté des noms les plus resplendissants.

Le second prix que l’Académie peut attribuer cette année, aux habitants de la ville de Lille, a été mérité par M. et Mme Villot. Hélas ! l’une de ces deux couronnes peut être déposée que sur une tombe. M. Villot est mort, mort des suites de sa captivité en Allemagne, et notre hommage à Mme Villot, sa collaboratrice, est endeuillé de condoléances.

M. et Mme Villot créèrent pour l’agglomération Lille-Roubaix-Tourcoing un journal français analogue à la Libre Belgique de Bruxelles, journal de réconfort qui oppossait aux nouvelles désespérantes répandues par l’ennemi la vérité des communiqués français de la Tour Eiffel, captés par un appareil dissimulé de télégraphie sans fil. On en avait d’abord fait des copies dactylographiées, mais M. Villot réussit à créer une imprimerie clandestine qui en assura une plus grande diffusion.

Malgré la surveillance des fonctionnaires allemands affolés, on tira à six cents exemplaires, que l’on colporta sous le manteau, au prix de mille dangers, grâce à un courage vigilant et malicieux. Le journal s’appela d’abord : Patience ; la patience fut, en effet, au cours de ces dernières années, une forme du courage. Il devint ensuite l’Oiseau de France et pendant près de deux ans entretint l’espoir, réconforta les cœurs, guida les consciences. Mais tout fut découvert, M. Villot arrêté, et les ennemis, pour lui faire dénoncer ses collaborateurs qu’ils appelaient ses complices, en arrivèrent à lui faire subir la question. Oh ! pas à l’aide de chevalets ni de tenailles : ils avaient perfectionné la barbarie. Mais, lorsqu’il fut enfermé, et comme Mme Villot était malade, ils lui dirent : « Votre femme se meurt. Elle est en prison. Vous n’avez qu’un mot à prononcer pour qu’elle soit libre ». Et comme il ne le disait pas, ce mot, ils le conduisirent auprès de la pauvre femme, la lui montrèrent, puis, sans lui permettre de lui adresser une parole, le renvoyèrent à la geôle en lui disant : « Vous avez vu, réfléchissez ! » M. Villot ne cédant pas, il fut conduit dans une cellule éloignée. Remise en liberté, Mme Villot redressa l’antenne cachée du poste de télégraphie sans fil, recueillit nos messages, et reprit l’œuvre de son mari. Cela dura jusqu’au 18 octobre 1918, date de la délivrance de Lille. M. Villot revint dans sa cité pour y mourir. Il eut du moins la consolation de savoir la victoire de l’humanité et de la civilisation contre la sauvagerie organisée. Et une de ses dernières paroles fut celle-ci : « Je suis heureux, je sens que j’ai fait du bien ».

 

Le 6 janvier 1917, dans cette même ville de Lille, la gare du Nord présentait un spectacle lamentable. Six cents otages y étaient réunis.

Ils furent envoyés dans un camp de représailles, là-bas en Pologne russe, en plein hiver, dans un baraquement, sans feu, sans lumière, pour les y faire mourir de faim, de misère et de froid. L’acte était délibéré, organisé. Parmi les victimes, qui n’avaient pas été prises au hasard, vous entendez bien, qui avaient été choisies en toute connaissance, se trouvait un prêtre de 75 ans qui fut forcé de partir sans bagage, avec sa seule soutane... parce que la malle qu’il avait préparée pesait quatre grammes de plus que le poids fixé par les bourreaux. Ces bourreaux avaient choisi encore des vieux magistrats, présidents de Chambre à la Cour de Douai, des cultivateurs, des industriels. Le vieux prêtre mourut de froid, un des deux magistrats mourut de froid, un commandant en retraite mourut de froid dans le wagon même. Vingt-six moururent dans le camp ; d’autres sont morts au retour. L’âge moyen des otages était cinquante-cinq ans. Ils souffraient tellement qu’ils ont demandé à être fusillés.

Voilà ce qu’ont fait nos ennemis les... j’ai beau faire un effort pour les appeler Allemands, c’est le nom de Boche qui s’impose et qui flétrira longtemps encore ces hommes dont la cruauté a déshonoré leur propre gloire militaire. Donc, c’étaient les Boches. Dans la prochaine édition du Dictionnaire de l’Académie, nos successeurs, décidément, seront obligés d’inscrire le mot avec cette définition : « Boche — substantif masculin. Terme de mépris mérité par les Allemands au cours de la dernière guerre »...

Parmi les six cents otages envoyés par eux à la mort lente, se trouvait un journaliste, M. Émile Ferré, rédacteur en chef de l’Écho du Nord. Dans le camp de l’assassinat il créa un journal, où il y fit appel au courage et à cette autre forme du courage qui est la gaîté.

« Le rire est bon, écrit-il, le rire est sain... On veut nous terroriser, nous amoindrir et nous abattre... redressons-nous de toute notre taille. Haut la tête et haut les cœurs ! »

M. Émile Ferré fut le porte-parole des martyrs. Il réclama, protesta. Malgré ses geôliers, il montra la vérité à un Comité de neutres qu’on voulait tromper. Il ne courba pas la tête mais il fit courber celle des Boches. Il fut gai, confiant dans l’avenir, courageux et railleur. En un mot, il fut un bon journaliste de France ! Nous nous honorons à le récompenser.

Nous avons pu encore inscrire sur notre palmarès quelques noms — quelques-uns seulement, hélas ! — celui d’une infirmière : Mme Alice Pothier qui dans un hôpital allemand jeta au feu un écrit français contenant des renseignements militaires ; de fureur, le Boche la frappa ! — ceux de sœur Agnès et de Mlles Hidron, de Saint-Quentin, qui soignèrent pendant trois mois trente-six typhiques, abandonnés parce qu’ils étaient français : elles en sauvèrent trente-quatre, — celui de Mme Couturier, âgée de 76 ans, qui soigna un groupe de prisonniers russes évadés et cachés dans une cave ; — celui enfin de Mlle Jeanne Kelber, du bureau de bienfaisance de Saverne, qui ajouta à son dévouement aux pauvres ce trait de bonté de recueillir chez elle son ancienne domestique, âgée de 84 ans, infirme depuis cinq ans, afin de pouvoir la soigner mieux encore et lui assurer la tranquillité de ses vieux jours. Vous avez, messieurs, saisi cette occasion de récompenser la bonté d’un maître pour un vieux serviteur. C’est le contraire qui nous arrive le plus souvent.

 

Ah ! messieurs, si riche que soit notre langue, comme elle paraît pauvre quand on cherche des paroles d’éloges pour les cœurs capables de tant d’héroïsme. Le mieux, c’est de ne pas essayer la tâche impossible, et de les aimer profondément, de les admirer tout bêtement et de leur dire que la France rayonne de leurs vertus.

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Arrivé à ce point de mon travail, à la vue des dossiers, nombreux encore qui me restaient à vous signaler et voyant le peu de place dont je dispose j’ai éprouvé, je vous assure, un sentiment de tristesse. Hélas ! il faut bien se résoudre à l’inévitable, et procéder à une nouvelle sélection dans la sélection déjà faite. Aussi bien comprendra-t-on que cette promotion est une promotion de guerre, et les civils dont j’aurais dû vous dire les mérites seront les premiers à me pardonner, j’en ai mieux que l’espérance. Avant de vous parler des prix décernés aux familles nombreuses, j’appellerai cependant votre attention sur trois cas qui sont symboliques, représentatifs d’une forme de l’énergie française. Ces cas concernent deux femmes et un jeune garçon, lequel n’avait pas encore onze ans au début de la guerre. Il est certainement le plus jeune de nos lauréats. Le préfet du département, le maire de son village, et plusieurs notables nous ont attesté l’énergie de cet admirable gamin que la mobilisation de son père a laissé seul pour assurer l’exploitation d’une ferme de seize hectares et qui a su la diriger, et qui a su tirer de cette terre, morte sans lui, des pommes de terre et du blé !

Mme Feillet est du département de l’Aisne, Mlle Gobet du département du Rhône et le jeune Louis Bourget habite les environs d’Avignon : c’est donc le Nord. Le Centre et le Midi de la France qui, une fois de plus, ont mérité d’être à l’honneur.

Mme Vve Feillet, couturière, a administré son village de Pargnan, en l’absence des hommes. C’est elle qui fut « Monsieur le Maire. » Nos lois sont telles encore que cette femme, qui assura les services municipaux aux moments les plus difficiles et s’en acquitta à la satisfaction générale, n’aura même pas le droit, aux élections prochaines, de mettre un bulletin de vote dans l’urne d’où sortira le nom de son successeur. C’est bizarre. C’est ainsi. Pas pour longtemps, j’espère.

Les épreuves les plus douloureuses ont accablé Mme Feillet. Voici dans sa terrible simplicité le court rapport qui nous a été remis : « Elle a perdu son fils au début de la guerre. Sa mère, âgée de quatre-vingts ans, a été frappée près d’elle par un éclat d’obus dans la maison qui s’écroulait. Elle a été emmenée dans les Ardennes, par l’ennemi, avec cette vieille mère qui n’avait été que blessée, aussi avec son vieux père. Elle les a soignés avec un dévouement admirable. Elle a perdu son vieux père en terre d’exil. Elle est revenue avec sa mère impotente et muette, et elle vit depuis six mois dans une cave, continuant à faire le bien. Elle a donné tout ce qu’elle avait, elle faisait l’école aux enfants, elle ensevelissait les morts, relevait les courages. C’est une femme de France incomparable.... et elle ne le sait pas. »

Mlle Eugénie Gobet, la seconde de ce groupe, est aujourd’hui âgée de vingt-trois ans. Elle est d’une noble lignée, qui peut faire ses preuves depuis la fin du XVe siècle. Mais sa noblesse est sans fortune et sans parchemins. J’ai seulement voulu dire que la mère de Mlle Gobet appartenait à une famille qui cultive la même ferme depuis quatre cents ans. Elle n’en est pas encore propriétaire.

En 1905, Eugénie Gobet a neuf ans. Sa mère meurt donnant le jour à un douzième enfant. Eugénie devint la petite mère de cet enfant. Elle l’élève au biberon. Deux ans après, le père meurt. Eugénie a trois frères : le plus âgé a dix-neuf ans. Malgré sa jeunesse, c’est Eugénie qui devient le chef de famille. La ferme, qui contient une quarantaine d’hectares, est mise en valeur par eux. Les quatre autres ont dix ans, sept ans, quatre ans, trois ans.

La guerre éclate. Les cinq grands garçons sont mobilisés. Eugénie devient chef de culture. L’un est porté disparu à Verdun en 1917, l’autre tué dans l’Aisne, un mois avant l’armistice.

Mlle Eugénie Gobet a fait face à tout pendant les quatre années de la guerre. C’est elle qui a ordonné les labours, les semailles. Elle met la main à l’ouvrage, en compagnie des tout petits. Ses frères se battent pour la terre de France, il faut que cette terre produise du blé pour les nourrir. La grande sœur, la petite sœur, on ne sait comment l’appeler : elle est grande par son courage, et petite par son âge... la belle jeune fille dont les ancêtres sont des laboureurs depuis l’époque de Jeanne d’Arc, défend la France elle aussi : ses frères disputent le sol contre ennemi, elle le défend contre la mort. Elle en fait jaillir de la vie, et elle trouve le moyen, encore, de tricoter pour les grands qui ont froid dans les tranchées. Aujourd’hui, elle a vingt-trois ans. Elle a bien mérité de la Patrie.

Messieurs, je me hâte, afin de ménager votre temps. Mais je suis essoufflé d’admiration. Je vous demande de nous arrêter un instant, dans cette course au sublime. Pensons au mérite d’un si grand nombre de Françaises. Car les Eugénie Gobet et toutes les autres que je viens de nommer ne sont point rares. Mais il faut bien le reconnaître, sachant, d’ailleurs, qu’on ne découragera personne : la vertu n’est pas un bon moyen d’arriver à la célébrité. Ce n’est pas la faute des gens vertueux, c’est celle des témoins, qui sont distraits ou silencieux. Ce fut notre faute à tous, qui, avant la guerre, prenions un tel plaisir à nous dénigrer. Nous avions la forfanterie de nos défauts. Et nous avions si bien réussi, à cette propagande à rebours, que dans les sentiments provoqués à l’étranger par l’héroïsme de nos soldats, il y eut autant de surprise que d’admiration. Les romans où l’on montre les Françaises dont je viens d’avoir l’honneur de vous parler sont rares, plus rares encore les pièces de théâtre. On ne doit pas en faire griefs aux seuls romanciers et auteurs dramatiques. Les lecteurs et les spectateurs y ont leur part de responsabilité. On ne peut, hélas, que s’y résoudre, mais, chaque fois que s’en présentera l’occasion, disons, et redisons, et redisons encore les vertus des femmes de notre pays. Il le faut, car les soldats de nos alliés retournent chez eux sans avoir une idée exacte de nos Françaises. On doit faire un effort pour trouver des violettes ; elles ne parfument ni les grandes routes, ni les trottoirs des villes, cela n’empêche pas qu’elles soient innombrables.

Ce n’est pas dans les villes non plus qu’il a été possible de trouver les lauréats pour la fondation Étienne Lamy, c’est dans les campagnes, et particulièrement dans l’Ouest. M. Martin, qui reçoit un des deux prix de dix mille francs, habite l’Ille-et-Vilaine. Il a eu dix-huit enfants ; il en a élevé quatorze et quatre ont été mobilisés. C’est un fermier, comme l’était M. Perrault dont la veuve est titulaire du second prix de même valeur. Il y a eu aussi, dans cette famille du Maine-et-Loire, dix-huit enfants : quinze ont été élevés : sept fils ou gendres ont été mobilisés. Deux sont morts, deux ont été prisonniers. Fermier aussi, M. Le Blouch, et breton aussi, avec ses seize enfants dont onze garçons ; fermier encore M. Alexis Helbert de la Mayenne, avec ses dix-neuf enfants dont treize vivants. Enfin, M. Jouve de la Lozère, et M. Garrot de la Côte-d’Or reçoivent également un prix que leur valent leurs onze et quatorze enfants vivants.

Tous ces lauréats sont des cultivateurs. J’ai gardé, pour le nommer le dernier, un père de treize enfants, dont sept ont été mobilisés, dont trois sont morts pour la France. C’est un modeste instituteur du Loiret, M. Maugas. Il n’eût pu recevoir un des prix de la fondation Lamy réservée expressément aux familles « les plus chrétiennes de croyances ; » non qu’il soit un mécréant certes ! « c’est un fort brave homme, religieux au sens large du mot, » nous écrit un prêtre qui nous le recommande. Si nos premiers lauréats sont d’admirables exemples de vertus religieuses, M. Maugas est, lui, un exemple aussi admirable de vertus laïques et nous ne lui devons pas un moindre salut.

Mais qu’ils soient bretons, bourguignons, cultivateurs ou instituteurs, tous sont pauvres, tous sont du peuple. Sans doute, nous ignorons les riches, anciens ou nouveaux, aussi abondamment pourvus d’enfants. On peut craindre qu’ils ne soient pas nombreux, et, sans espérer qu’il y ait seulement dix mille familles de bourgeois possédant dix enfants, souhaitons qu’ils soient plus nombreux ceux qui, pouvant assurer à leur descendance la santé, le bien-être et l’éducation, s’abstiennent, soit par égoïsme, soit par une fausse conception du bonheur promis à l’enfant unique.

Plus nombreux, ils peuvent l’être, car nous aurons l’année prochaine, grâce à de magnifiques générosités, des prix plus importants, et en plus grande quantité, à leur décerner.

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Messieurs, nous venons de manifester notre admiration, d’abord à nos soldats, puis à ceux et à celles qui, en Alsace-Lorraine, donnèrent devant l’ennemi des marques d’un si grand dévouement ; nous avons salué quelques victimes de la barbarie allemande dans les contrées dévastées et enfin, nous avons célébré ceux qui, à l’arrière, ont assuré la vie de la terre de France et préparé pour elle les futures générations. Il me resterait à vous dire longuement l’action bienfaisante des collectivités, les œuvres qui ont pansé les blessures, qui vont au secours des orphelins ; il me resterait à vous montrer aussi des défenseurs, au dehors, du prestige et de l’influence de notre nation. Je dois, hélas, me résoudre à un choix et même à me borner à une sèche énumération. Il faudrait bien du temps encore pour vous dire les mérites de l’American Ouvroir Funds qui a dépensé pour les enfants que la guerre a privés de soutien, une somme de huit millions de francs et en promet encore deux par an pendant seize ans. Nul n’a pu ignorer la part qu’ont prise les armées américaines à la lutte qui vient de se terminer par la victoire ; on ne sait peut-être pas assez comment les citoyens des États-Unis ont, parallèlement, exercé, à l’intérieur, l’action la plus généreuse et la plus utile. Hôpitaux, distributions de vêtements et de vivres, assistance aux malades, aux mutilés, aux aveugles, aux veuves, aux orphelins, ils ont apporté partout leur aide pratique, efficace, abondante, ils ne se sont pas contentés de nous donner le sang de leurs soldats, ils nous ont offert la grâce, la piété, les soins de leurs femmes, de leurs admirables infirmières et le concours actif des œuvres créées, en donnant avec une égale prodigalité l’or de leurs fortunes et la bonté de leurs cœurs.

L’Académie française joint sa voix à tous les cris de reconnaissance qui montent vers eux de tous les points du pays, et offre à l’American Ouvroir Fonds, à M. Mygatt, son président, et à Mme Mygatt une médaille d’or.

Vous avez, Messieurs, donné ensuite une part du prix Buisson aux Religieuses de Notre-Dame de la Délivrande, bien connues des membres de l’Institut qui ont apprécié leur dévouement inaltérable à l’hôpital Thiers, mais vous avez surtout, voulu reconnaître les services rendus par elles à la population française de Port-Saïd ; une autre part a été attribuée au Vestiaire du XVIe arrondissement, œuvre non confessionnelle qui, depuis le commencement de la guerre, a habillé quarante-cinq mille cent cinquante personnes. Vous avez décerné ensuite le prix Rigot à l’Oasis, cercle féminin ouvert aux étudiantes et aux jeunes employées ; le prix Duvillier à l’œuvre de l’hôtel Brion, œuvre particulièrement intéressante de préapprentissage fondée par Mme Viviani. Cette fondation est assez riche pour que l’Académie ne lui fasse pas un don d’argent, mais vous avez voulu cependant lui témoigner votre admiration et votre sympathie. Aussi à l’Association Léopold Bellan qui a fondé deux orphelinats et une clinique, et qui poursuit la réalisation d’autres projets à laquelle vous vous associez en lui offrant un prix de six mille francs. Vous collaborez encore, trop faiblement, à votre gré, par un don de deux mille francs à la Maison de Sainte-Agnès, œuvre de mutualité ouvrière fondée et entretenue, au prix de sa fortune, par Mme la Chanoinesse, comtesse Girennerie. Vous avez inscrit enfin sur la liste de vos lauréats la Société d’assistance pour les aveugles, fondée il y a près de quarante ans par M. Péphau, et vous avez voulu ainsi non seulement reconnaître les services rendus, mais vous incliner devant le malheur qui frappe cet homme de bien devenu lui-même aveugle à la nouvelle de la mort de son fils tombé au champ d’honneur en août 1918.

J’aurai terminé, Messieurs, lorsque j’aurai cité le prix de Sussy de douze mille francs, attribué aux Lazaristes français en Perse pour les aider à reconstruire les églises et les écoles détruites par les hordes turques. Enfin, les Sœurs de la Charité à Pékin pourront continuer leur propagande admirable, grâce aux suppléments de subsides que leur apportera le prix que vous les priez d’accepter.

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J’ai fini, Messieurs. En fermant ces dossiers que nous venons d’entr’ouvrir ensemble, nous sentons bien que nous n’avons pas tout fait lorsque nous avons déposé ou décerné des couronnes. Nous sentons que tous les Français ont encore toute leur dette à payer. Aux morts, aux combattants, aux défenseurs de notre honneur, de notre sol et de nos richesses morales et matérielles nous devons plus que de les glorifier. À ceux qui ont défendu la France, nous devons de faire une France plus belle encore. Il ne suffit pas d’avoir sauvé sa mère, il faut lui assurer une vie heureuse et respectée. Il ne faut pas lui donner le spectacle douloureux de fils qui se déchirent entre eux parce qu’ils ne sont pas d’accord sur la façon de l’aimer.

Mais ce n’est pas seulement pour la France que nos soldats ont combattu, que les meilleurs ont donné le meilleur d’eux-mêmes : les uns ont sauvé la civilisation, les autres ont gardé la flamme sacrée. La hauteur de l’idéal qu’ils ont servi indique l’élévation de celui dont nous avons le devoir de poursuivre la réalisation. Et il faut ne pas craindre de répéter ce mot de devoir qui avait un peu trop disparu du langage courant et même de l’autre. Chacun de nous doit se considérer comme chargé d’une dette. Nous n’avons qu’un moyen de la payer à ceux qui sont tombés et à ceux qui demeurent sous des habits de deuil, c’est de faire que tant de sang et de larmes n’aient pas été sans profit pour notre patrie et pour l’humanité.