Rapport sur les prix de vertu 1917

Le 20 décembre 1917

Émile BOUTROUX

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

Lu dans la séance publique annuelle du 20 décembre 1917.

PAR

M. ÉMILE BOUTROUX
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Nous ne songeons pas à récompenser la vertu. Peut-il y avoir une commune mesure entre le don de soi, qui en est l’essence, et les libéralités dont nous disposons ? Pourrions-nous un instant nous imaginer, par exemple, qu’en offrant quelques centaines, quelques milliers de francs aux héros qui, à cette heure, acceptent tous les sacrifices, affrontent mille morts pour sauver notre patrie de la servitude et de la ruine, nous nous acquittons envers eux ? Nulle équivalence n’est concevable entre l’infini et le fini, entre l’esprit et la matière. Le dévouement au devoir, l’amour pur, l’abnégation est quelque chose d’absolu, qui se suffit ; c’est comme une participation mystérieuse au surnaturel et au divin.

Loin de nous, donc, la pensée de nous ériger en juges, ou en pédagogues dispensateurs de satisfecits, à l’égard de ces âmes qui, ayant atteint à la grandeur morale, sont, pour nous tous, les modèles que, respectueusement, nous devons contempler et nous efforcer de suivre ! Mais il est une autre manière d’entendre notre rôle : c’est de demander aux documents que nous avons entre les mains des enseignements sur les caractères propres de la vertu française, sur sa nature et sur sa puissance. Souvent nous nous plaisons, pour nous former une image du génie français, à consulter surtout les hommes qui le déconsidèrent : interrogeons aussi ceux qui l’honorent ; et, par la vertu que déploient ces nobles témoins de notre race, jugeons du fond que peut faire la France, dans ses tâches présentes et futures, non seulement sur les théories de ses sauveurs, mais encore sur ses qualités traditionnelles. Examen certainement intéressant ; car enfin, si nous sommes et demeurons prêts à supporter allégrement, aussi longtemps qu’il sera nécessaire, tous les labeurs, toutes les épreuves, tous les sacrifices, est-ce simplement pour que nos enfants puissent se laisser vivre dans le bien-être et dans l’insouciance ? N’est-ce pas aussi, n’est-ce pas surtout pour que subsiste, toujours elle-même à travers les adaptations et les progrès nécessaires, celle qui nous a portés, celle qui nous a nourris, notre mère adorée, la France ?

Un premier enseignement nous est donné, semble-t-il, par le nombre et par le titre même des prix dont j’ai à vous entretenir. Ces prix, qui actuellement sont au nombre de cinquante-deux, et qui deviennent plus nombreux d’année en année, s’appellent prix de vertu. Ce nom nous paraît tout simple, et nous ne voyons pas comment il pourrait provoquer la réflexion. Mais, tout près de nous, de l’autrecôté du Rhin, ce que nous, Français, désignons par le mot de vertu : le désintéressement, la bonté, la générosité, la valeur morale de l’individu, est traité de détail infime, dont un homme de haute culture, c’est-à-dire de culture allemande, ne saurait se préoccuper. « La vertu individuelle, enseigne l’illustre professeur Treitschke, est bonne pour le cloître. »

Qu’importe au maître d’esclaves la moralité de ses serviteurs ou de ses bêtes de somme ? L’Allemand digne de ce nom ne connaît qu’une vertu : la germanisation de l’intelligence et de la volonté. À ses yeux, les hommes, comme les autres êtres de la nature, ne sont autre chose que des réserves d’énergie potentielle, que l’État allemand a pour fonction de transformer, à son profit, en énergie actuelle. Ils n’acquièrent de valeur qu’en devenant des rouages passifs de la machine allemande. C’est le fait des femmes et des enfants, des faibles, des êtres sensibles, c’est-à-dire des primitifs, de remarquer et d’apprécier la bonté, la pitié, la bonne foi, la délicatesse, la droiture du cœur et la pureté des mœurs. L’amour, en particulier, doit être tenu pour une chose purement privée, qui ne saurait, à aucun degré, relever de la loi ou de l’estime publique.

Contre de telles doctrines, notre pays, par l’intérêt même qu’il ne cesse d’attacher à vos prix de vertu, proteste. Car c’est bien la vertu, au sens trivial du mot, l’obéissance naïve à la morale de la tradition et de la conscience, c’est la bonté et la beauté intérieure de l’âme, que vous avez mission de discerner et d’honorer. En dépit de la nécessité, chaque jour plus impérieuse, d’organiser étroitement nos forces morales comme nos forces matérielles, si nous voulons soutenir victorieusement la lutte pour l’existence, vous persistez à confesser, selon les enseignements de l’antiquité classique et selon les préceptes du christianisme, l’éminente valeur de la justice, de l’équité, de la générosité, de l’amour, c’est-à-dire de l’homme en tant qu’homme.

En vain affecte-t-on, là-bas, de nous mépriser parce que nous honorons l’homme ; en vain répète-t-on que le sentiment, loin d’être une fleur de l’âme, n’est que cette ivraie nuisible, qu’un bon jardinier coupe et jette au feu : nous lutterons jusqu’au bout, pour rester dignes de nos pères, de ces preux qui, à travers leurs rudes batailles, répétaient ce vers d’une de leurs chansons de gestes :

Li cuers d’un homme vaut tout l’or d’un pays.

En même temps qu’ils racontent notre culte traditionnel pour la vertu, les programmes et les récits que nous avons sous les yeux notent celles d’entre les vertus que les Français considèrent comme fondamentales. Nulle hésitation n’est possible : la vertu la plus populaire chez nous, c’est la vertu familiale. Vingt-cinq, au moins, de nos prix vont spécialement à la piété filiale, au dévouement fraternel, à la pureté des mœurs, à l’activité généreuse et à la grandeur morale qui distinguent les familles étroitement unies.

Et, pour ces prix, vous ne risquez pas de manquer de candidats ; car, en dépit des théories bruyantes suivant lesquelles un homme conscient se devrait à lui-même de revendiquer par-dessus tout son indépendance, et de n’user de ses semblables, parents ou étrangers, que comme d’instruments pour vivre sa vie, la terre de France continue de persuader à ses fils qu’un lien d’amour n’est pas une chaîne, mais une force et une joie ; qu’à se dévouer aux siens, on remplit un devoir, non seulement très impérieux, mais très cher : qu’il n’est pas de sentiment agréable ou pénible qui ne soit transfiguré, ennobli, exalté ou allégé par la sympathie de nos proches : qu’il est naturel et qu’il est très doux de faire correspondre l’union des âmes à la communauté du sang : et que de notre pays, de notre monde, de l’univers, disparaîtrait l’un des joyaux qui en sont l’honneur, si cette création merveilleuse de notre sol et de notre génie venait à s’éteindre : le foyer français.

Je voudrais citer, à cet égard, quelques exemples. Voici la famille Le Touzé, de Saint-Quay-Portrieux (Côtes-du-Nord). Le père est mort, laissant dix enfants. Cinq d’entre eux sont sous les drapeaux. La vie est dure pour ceux qui demeurent au pays. MlleLe Touzé, âgée de vingt-neuf ans, ne songe pas à aller chercher fortune ailleurs. Tandis qu’elle aide sa mère à soigner ses jeunes frères et sœurs, elle cultive la métairie, conduisant elle-même les chevaux, faisant les labours, chargeant et déchargeant les fumiers, ensemençant les terres, moissonnant, fauchant, égale à toutes les tâches. Par sa vaillance, par sa vertu tranquille et intelligente, un foyer est sauvé.

MlleCatherine Somprou, âgée de cinquante ans, blanchisseuse à Mont-de-Marsan, avait quatorze ans quand elle commença d’assister sa mère, devenue veuve avec six enfants. L’âge vint de se marier, mais elle s’y refusa, pour se donner toute à sa tâche encore inachevée. De ses quatre frères elle a fait d’excellents travailleurs. Sa sœur, mariée et mère de huit enfants, ayant vu son mari devenir tuberculeux et ayant été, elle-même, atteinte par la contagion, Mlle Catherine Somprou s’est mise en devoir de soigner la famille de sa sœur en même temps que sa vieille mère. À elle seule, elle entretient la flamme de deux foyers français.

L’amour de la famille : ce sentiment engendre naturellement le désir de posséder une famille nombreuse. Et, en effet, la fécondité de la race française, en Algérie et au Canada, est hors de pair. Par quelle fatalité faut-il que la France semble, depuis quelque temps, briguer ce titre humiliant, contraire à son passé : le pays sans enfants ? Les savants étudient ce redoutable problème et analysent les causes du mal. Tous leurs travaux aboutissent à une même conclusion. Le mal est moral : c’est une défaillance de la volonté, de la puissance d’effort et de lutte, c’est une estime et une recherche immodérée de la tranquillité et de la jouissance ; en un mot c’est une crise d’égoïsme. Gardons-nous de prêter l’oreille aux raisonnements sophistiques par lesquels on voudrait nous faire croire que, le maximum de jouissance pour le minimum de travail étant la formule scientifique de l’idéal, la diminution de la natalité représenterait, pour une nation, le progrès véritable, au sens objectif et rationnel du mot. Comment le suicide pourrait-il être, le mode de vivre idéal ? Et de quel droit l’individu considérerait-il la vie qu’il trouve en lui comme sa chose, alors qu’elle lui vient de ses parents, de ses ancêtres, de sa race, de la nature, c’est-à-dire de Dieu ? De quel droit pourrait-il proclamer : « La création du monde est suffisamment justifiée, si elle a pour couronnement et pour terme l’épanouissement du moi distingué et confortable que, par mon industrie, j’ai su me façonner » ? Comment oser dire : « Je jouis, donc le monde peut finir : il a rempli son rôle » ?

Nous n’avons pas le droit de confisquer la vie. La transmettre, saine et féconde, à une génération nouvelle, maintenir l’existence de notre famille, de notre race, de l’humanité, est un devoir : c’est le devoir primordial. À l’heure présente, plus que jamais, tandis que notre pays sacrifie, pour subsister, la fleur de sa jeunesse, et semble offrir l’avenir en holocauste au passé, l’éducation d’une famille nombreuse est plus qu’une preuve de force et de vaillance, c’est une vertu ; et la nation a le devoir d’entourer cette vertu de ses hommages et de sa reconnaissance.

Telle a été la pensée dont s’est inspiré notre cher secrétaire perpétuel, dans la fondation qu’il a faite, l’année dernière, en faveur des familles nombreuses et profondément chrétiennes. L’importance matérielle de cette fondation, qui institue, pour chaque année, deux prix de 10 000 francs chacun, est un symbole. M. Étienne Lamy dit, de toutes ses forces, à notre pays qu’il doit cesser de fermer les yeux sur une défaillance qui est, proprement, le mal radical ; et que, tandis que l’on se plaît, très justement, d’ailleurs, à honorer les manifestations brillantes ou généreuses de l’activité humaine, il serait étrange que l’on laissât dans l’ombre cette vertu qui, seule, rend les autres possibles.

Noble dessein, très digne d’un homme dont tous les écrits, toutes les paroles sont des actes, consacrés à la grandeur morale de la patrie ! Précieux exemple, qui, dès aujourd’hui, a suscité plusieurs fondations analogues, et qui, certainement, continuera à trouver de nombreux imitateurs ! Il existe chez nous, n’est-il pas vrai ? une contagion, non seulement du paradoxe, mais de la vérité et du bien.

Le premier résultat de la Fondation Étienne Lamy a été de mettre en évidence la quantité de familles nombreuses, vivaces et honorables, que possède notre pays, notamment dans les campagnes : par où l’on voit que la France n’a qu’à se retremper dans ses traditions pour redevenir confiante dans la vie, entreprenante, aventureuse, féconde ! Les deux familles auxquelles votre choix a dû se borner représentent des types, et non des exceptions.

La famille François Gannaz, de Sallanches (Haute-Savoie), se compose du père, de la mère et de quinze enfants, dont l’aîné a dix-huit ans et le plus jeune un an. Est-ce pur et simple hasard, si cette famille est nombreuse ? Le père, cultivateur, tandis que, visitant son domaine, vous admirez le grand chalet qu’il a, peu à peu, fait construire, la terre qu’il a achetée par morceaux, pour élever et faire travailler auprès de lui tous ses enfants, répond à vos félicitations : « Il s’en faut encore que tout cela soit payé. Mais quoi ! il fallait bien oser ! » Cet homme a cru en la Providence, en lui-même, en sa famille ; il a cru à l’efficacité de l’effort, à la puissance de la vertu et du travail ; et, tout naturellement, il a risqué. Cet homme a plus qu’à demi résolu le problème sur lequel pâlissent les réformateurs. Ce n’est rien d’améliorer les conditions de la vie, si l’homme ne s’amende. Le vrai remède au mal qui nous ronge tient en ces deux mots : Croire, oser.

Admirable famille d’ailleurs, bien portante, gaie, unie, active, pieuse, et tendrement attachée à sa terre, donc foncièrement française !

La famille de Firmin Verjat, cultivateur à Buffières (Haute-Saône), compte seize enfants, et est, elle aussi, un modèle d’union, d’ardeur au travail, de piété, de résignation courageuse et active. Cinq fils sont mobilisés, dont trois ont reçu la croix de guerre. De cette famille, comme de la précédente, la commune est fière, et elle applaudit au choix de l’Académie. Puissions-nous voir le jour où toutes les communes de France rivaliseront de zèle pour honorer et multiplier les familles nombreuses !

Pénétrée de l’importance suprême de cette question, l’Académie a consacré aux familles nombreuses plusieurs des prix dont il lui est permis de disposer à son gré. Elle a pu ainsi récompenser certaines familles, telles que les familles Amet, de Cornimont (Vosges), et Gaudre, de Vingt-Anaps (Orne), qui, aux plus solides et touchants mérites, joignent cette éminente qualité d’avoir prospéré dans leurs affaires, non malgré le grand nombre de leurs enfants, mais grâce à ce nombre même. On est trop prompt à se servir du mot de charge pour caractériser une nombreuse famille. Une famille nombreuse n’est pas un fardeau, c’est une richesse, lorsque, jouissant d’un espace suffisant, ainsi qu’il est généralement possible à la campagne, parents et enfants, à travers la distance des âges, se plaisent à vivre ensemble, et unissent cordialement leurs efforts pour le bien commun. De toutes parts on nous démontre que les conditions de la vie moderne exigent, pour toute activité qui veut être efficace, l’association. Se pourrait-il que toutes les formes de l’association fussent actuellement réalisables et efficaces, sauf celle que la nature même a instituée, et qui répond aux sentiments les plus spontanés et les plus forts de l’âme humaine ? Que la civilisation dépasse la nature et fasse mieux qu’elle, soit : Mais il serait étrange qu’elle tendît à la détruire, dans ce que celle-ci a de plus profond, de plus pur et de plus idéal !

 

Si l’on analyse les vertus familiales dont nos récits nous offrent tant d’exemples, on constate qu’elles sont généralement liées à un sentiment qui leur imprime un caractère spécial : l’amour du sol. La force de ce sentiment dans notre pays est déjà manifestée par les termes mêmes de plusieurs des donations qui vous ont été faites. Tel prix doit être décerné à un enfant des Côtes-du-Nord, tel à un enfant de Saint-Omer, ou de Decize, ou de Seine-et-Oise, ou de la Seine, ou de Roanne. Le Français a le culte du sol natal. Il ne l’aime pas comme une chose inerte et banale, comme une matière à exploiter. Il chérit, dans sa terre, une mère et une nourrice. Il entend son langage, il répond à son sourire, il s’offre à ses caresses et à son influence ; il traduit en vertus morales la fécondité de ses entrailles, l’harmonie de ses formes, la grâce sobre et précise de ses paysages. Il s’est, à ce point, épanché dans son sein, lui communiquant, en des monuments sans nombre, chacune de ses émotions, de ses fiertés, de ses douleurs, lui faisant partager ses souvenirs et ses espérances, ses amours, ses fantaisies et ses rêves, qu’il ne sait plus, aujourd’hui, distinguer entre lui et sa terre. Et s’il arrive qu’un insolent envahisseur, par méchanceté pure et par envie, dévaste froidement ses campagnes, rase ses arbres, démolisse ses tours séculaires et viole ses cathédrales, c’est en son cœur même qu’il se sent frappé par ces traits d’une sauvagerie savante. Car il vit dans sa terre, comme sa terre vit en lui.

 

Sur l’amour de la famille et sur l’amour du sol repose un troisième sentiment essentiel de l’âme française, que nos prix de vertu mettent constamment en évidence : je veux dire l’amour de la patrie. Un Français n’aime pas la France à condition qu’il trouve chez elle plus de bien-être qu’ailleurs, plus de richesses, plus de moyens de satisfaire ses appétits. Il l’aime pour elle-même, telle qu’elle est, avec ses grandeurs et ses misères, avec ses revers et ses gloires, avec son passé d’idéalisme et d’honneur, avec son fonds irréductible de bon sens, d’honnêteté, d’ardeur généreuse, d’héroïsme simple et spontané.

C’est que, chez les Français, l’amour de la patrie n’est pas une attitude imposée à l’âme, du dehors, par un dressage artificiel. Il n’est que l’élargissement de l’amour de la famille et de l’amour du sol. Aussi est-il, en réalité, universel dans notre pays : il empêche de pénétrer jusqu’à l’âme les sophismes, soit disant humanitaires, dont essaient de se griser certains esprits : il est naïf, il est franc, il est profond, il est tenace, il est indéracinable, parce qu’il gît au cœur même de notre race, parce qu’il est paysan.

 

Nombreux et divers sont les dévouements dont il me reste à vous parler. Mais, quel qu’en soit l’objet immédiat, tous s’inspirent de ce triple amour de la famille, du sol et de la patrie, qui, dès l’abord, a fixé notre attention.

Plusieurs de vos couronnes sont attribuées à des instituteurs et à des institutrices. Or, parmi les traits qui distinguent ces hommes et ces femmes d’élite, je remarque, une profondeur d’affection et une délicatesse de sentiment qui montrent bien que leurs élèves ne sont pas pour eux des étrangers, mais une famille, extension spontanée de la famille naturelle.

Mme Durroux, institutrice publique à Charlat, commune de Betchat (Ariège), est mère de cinq enfants, que, de concert avec son mari, elle a parfaitement élevés. Elle a sous son toit et elle fait vivre sa vieille mère et une tante infirme. Sa tendresse se répand sur les enfants de son école, et elle se fait aisément comprendre, parce qu’elle se fait aimer. L’amour, dit saint Augustin, ouvre les oreilles, aures caritas aperit. Des environs, les enfants de ces populations rustiques, sensibles au charme de son clair et persuasif enseignement, accourent. Elle forme leur intelligence ; elle élève, par la communion religieuse des âmes, leur conscience et leur cœur ; en même temps elle s’applique à leur donner l’instruction et l’éducation pratiques qui répondent aux conditions de la vie dans ces régions. Elle est, pour ses élèves, une mère selon l’esprit.

De Duval, Ernest, instituteur public à Herblay (Seine-et-Oise), mobilisé en 1914, il nous est dit qu’il donnait à ses élèves un enseignement essentiellement moral et patriotique. Nous comprenons à quel point ce témoignage est véritable, quand nous voyons Duval, à peine entré en campagne, manifester les sentiments les plus nobles, et déployer les plus belles qualités militaires. De sergent il est vite devenu adjudant, puis sous-lieutenant. En mai 1915 il reçoit la croix de guerre, avec cette citation : « Officier de très grande valeur, qui a su inspirer à ses hommes une confiance sans limites. A donné le plus splendide exemple, en maintenant ses hommes sous une mitraille infernale... » Le 4 octobre 1915 il tombait en Champagne, à la tête de sa compagnie. Cet instituteur d’enfants, d’emblée, s’était montré un entraîneur d’hommes. Ce fils tendre et doux, ce maître bienveillant et affable, était un héros. Combien de ses collègues ont fait preuve de vertus semblables ; et quelle n’est pas, parmi les Français qui se sont révélés soldats de race, la proportion de ceux que l’on croyait voués uniquement au culte paisible de l’étude et des jouissances intellectuelles ! La pensée, elle aussi, elle surtout, peut-être, à notre époque de science et de critique, fait les hommes supérieurs, non seulement dans les travaux de l’esprit, mais dans la vie pratique, et jusque sur les champs de bataille.

J’aimerais à vous parler des autres instituteurs et institutrices qui figurent sur votre palmarès : de Mlle Marie Philippon, directrice de l’École maternelle de Régny (Loire), cette éducatrice admirable, cette ingénieuse patriote, qui, avec de vieux chiffons, avec de la bourre cueillie aux balayures des usines de tissage, confectionne, en collaboration avec ses élèves, des centaines de couvertures pour nos soldats ; de Mlle Perrier, directrice de l’École Sainte-Marie, à Curemonte (Lozère), qui, à elle seule, fait vivre cette école libre, et qui sait si bien inculquer à ses élèves l’amour des champs, la fidélité au sol natal : de Mme Regnard, institutrice à Colombe-Bedoin (Vaucluse), et de Mlle Sauvant, institutrice libre à Villeret, commune de Chanaleilles (Haute-Loire), toutes deux si pleines de cœur, si dévouées aux pauvres et aux malades.

Ces exemples, et tant d’autres, nous donnent confiance que l’école, après la guerre, ne faillira pas au rôle capital qui lui appartiendra. L’école est susceptible d’exercer sur l’homme une influence profonde. Qu’est-ce, par exemple, que cet état d’âme étrange, plus effrayant à mesure qu’on le pénètre davantage, dont le peuple allemand, aujourd’hui, donne le spectacle au monde ? Ce n’est pas un effet de la guerre, puisque c’est, au contraire, cet état d’âme qui a engendré la guerre. Ce n’est autre chose que l’insolente volonté de puissance et de domination d’un Frédéric II et d’un Bismarck, devenue, par l’université, par le gymnase, par l’école réelle, par l’école populaire, la conscience même de la nation allemande. L’école, chez nous, est loin d’avoir ainsi modelé les âmes ! Et nous ne saurions souhaiter qu’elle substituât une conscience de cette sorte à celle que nous a donnée le Créateur. Mais nous demandons qu’elle aussi, selon ses forces, arme les âmes de nos enfants, aujourd’hui et demain, contre les ennemis féroces de notre race et de notre patrie, contre les destructeurs de la civilisation antique et de la civilisation chrétienne, c’est-à-dire de la civilisation. Nous demandons qu’elle instruise nos enfants de l’histoire et des visées de l’Allemagne, afin qu’ils se défient, si celle-ci, quelque jour, essaie de nouveau de substituer à la guerre ouverte la conquête insidieuse et pacifique des richesses et de l’âme de notre pays. Et nous demandons, d’autre part, que l’école nous aide efficacement à combattre nos ennemis intérieurs : le hideux alcoolisme ; la religion du bien-être, l’indifférence au bien public, le relâchement du sentiment familial et le mépris de la morale, d’où résulte la diminution de la natalité ; la confusion de la liberté avec le droit à l’indiscipline la défiance mutuelle des différents groupes sociaux, des individus et de l’État, qui pousse à s’entre-combattre des hommes appelés à collaborer harmonieusement.

À l’école, en première ligne, il appartient de remplir ces taches. Et l’école française possède, dans ses fortes traditions d’éducation familiale, affectueuse, libérale, humaine, morale et patriotique, les ressorts qui conviennent pour agir sur les âmes françaises. Qu’elle soit, seulement, plus attentive que jamais à observer les conditions de notre existence nationale, et à fondre sa vie avec la vie de la société française, prise dans son ensemble. Car la nation n’est pas faite pour l’école, mais l’école pour la nation. L’école est grande, belle, bienfaisante, féconde, dans la mesure où, respectueusement, intelligemment, cordialement, elle sert la cause à laquelle tous, également, nous nous devons : la dignité, la grandeur de la France.

 

L’Académie, chaque année, recommande à l’estime et à la reconnaissance publiques, non seulement des individus, mais des œuvres, libres créations destinées à vivre d’une vie propre, et à faire fructifier, plus largement et durablement qu’elles ne le pourraient si elles restaient isolées, les bonnes volontés individuelles. Or les œuvres dont j’ai à vous entretenir respirent toutes ces mêmes sentiments que l’examen des dévouements individuels m’a conduit à faire ressortir.

Le Foyer du soldat aveugle, fondé en 1915, présidé par M. Léon Bourgeois et par notre confrère M. Maurice Donnay, a pour objet d’offrir une allocation annuelle et renouvelable aux soldats aveugles rentrés dans leurs foyers, qui se trouvent dans une incapacité totale ou partielle de travailler. Chaleureusement accueillie dans le monde entier, cette œuvre a, dès son premier exercice, distribué des allocations de cent à cinq cents francs à 335 soldats aveugles, dont 243 travailleurs : brossiers, chaisiers, vanniers, masseurs, cultivateurs. Collaborant avec l’État, qui donne aux aveugles de quoi se nourrir, elle leur facilite l’acquisition d’un petit mobilier, d’un outil de travail, des moyens de vivre avec dignité et avec profit, dans des conditions relativement normales. Elle comprend en perfection que ce que désirent des Français, ce n’est pas un bien-être matériel et égoïste, distribué automatiquement par des organisations anonymes, mais la participation la plus large possible à la vie française. Le rêve de l’aveugle, c’est, par son industrie, de faire oublier son infirmité, et ainsi, de l’oublier lui-même : rêve plus réalisable qu’on ne pense, si l’on aide intelligemment les aveugles à le réaliser.

Avec les œuvres d’assistance nées de la guerre, celles qui existaient antérieurement rivalisent de zèle pour le service du pays. Telle la Ligue patriotique des Françaises, que fonda jadis la baronne Reille. Placée sous le patronage de Jeanne d’Arc, cette œuvre se fût reniée elle-même, si elle n’eût, dans son action religieuse et sociale, cherché passionnément le bien de la patrie. Cette œuvre témoigne d’une juste intelligence de la belle devise : « Union sacrée ». Ce serait peu, n’est-il pas vrai ? de se rapprocher en apparence, si l’on devait, en fait, travailler à exploiter les événements, chacun au profit de son parti. Quelle entente effective, durable et féconde serait possible, avec de pareils sous-entendus ? Ce n’est pas une trêve des égoïsmes politiques, c’est un accord sincère et profond des intelligences et des cœurs, que réclame aujourd’hui la patrie. Car, seul, un tel accord peut produire la chose indispensable : le déploiement sans réserve et le concours intime de toutes les activités, en vue de la victoire. Il s’agit, pour nous tous, selon le mot banal, de servir. Or servir, en français, c’est se donner. Se donner est la vertu même, et c’est, du même coup, la force infinie toujours renaissante, donc la force invincible.

Et qui pourrait craindre, en se donnant à cette patrie : la France, de sacrifier quoi que ce soit de ce qu’il appelle ses justes revendications ? Peut-il être inquiétant pour la conscience d’un chrétien de se consacrer à la défense des principes dont la France est le symbole : la justice, la bonne foi, l’honneur, la liberté, la fraternité et l’égalité humaines, c’est-à-dire la charité, au sens évangélique du mot ? Peut-il être dangereux pour l’avenir des travailleurs de sauver de l’asservissement cette France, dont toute l’histoire n’est qu’un progrès continu vers l’émancipation et l’ennoblissement de tous les membres de la famille nationale ?

Comment admettre que les hommes de bonne volonté soient condamnés, sous prétexte qu’ils font partie de groupes différents, à chercher, dans la guerre même, les moyens de s’entre-détruire, après qu’ils auront, ensemble, vaincu l’ennemi extérieur ? Leurs aspirations diverses, dans ce qu’elles ont de juste, ne sauraient être contradictoires ; et plus profondément ils se connaîtront, plus ils comprendront que la variété même de leurs points de vue répond aux faces diverses d’une réalité dont l’ampleur et la complexité nous dépassent. Pourquoi refuserions-nous d’appliquer aux choses humaines elles-mêmes la parole que prononçait le Christ au sujet des choses divines : « Il y a plus d’une demeure dans la maison de mon Père » ?

Cet esprit, non de tolérance, mot tyrannique, comme disait Mirabeau, mais de respect et de bienveillance mutuelle, est précisément celui qu’en 1908 le pape Pie X recommandait à la Ligue patriotique des Françaises, lorsqu’il lui disait : Que vos armes soient « la charité, la bienveillance à l’égard de tous et spécialement pour ceux qui ne partagent pas les mêmes convictions ». La Ligue s’honore d’appliquer ce précepte, et, en l’appliquant, elle prospère. Elle compte plus de 500 000 adhérentes, 1 000 comités, 3 000 sections. Elle travaille pour la Belgique, pour nos pays envahis, pour le front, pour les enfants alsaciens, pour le service des recherches, pour les réfugiés, pour les blessés, pour les prisonniers de guerre, pour les soldats, pour les ouvrières. Partout présente, elle rend partout d’importants services. Ses ouvroirs, à Paris, sont au nombre de 33. Celui de la rue Haxo a distribué 17 000 francs de salaires, celui de la rue de Pontoise 1  000, un ouvroir situé à Levallois-Perret 69 000. La plupart des groupements de province ont créé des organisations appropriées. Devant l’affluence des ouvrières, la Ligue s’est préoccupée de rechercher du travail rétribué. Elle n’a pas tardé à constater combien sont dérisoires les prix offerts aux couturières, et elle s’est affiliée à la Fédération des organismes du travail, qui a pour but de relever la rémunération du travail féminin. Elle a pu ainsi faire travailler un bien plus grand nombre d’ouvrières.

L’une des œuvres de la Ligue qu’il convient de mettre en relief est la visite aux blessés. Dès que l’attention d’une ligueuse est appelée sur un blessé en traitement dans un hôpital de la ville, elle s’empresse d’aller le visiter. Elle se met en rapport avec sa famille. Et elle-même remplace de son mieux la famille absente. Or la famille est l’objet principal des pensées de nos soldats, surtout quand ils souffrent et quand ils meurent. Leur dernière parole est Maman ! Rien ne saurait panser plus efficacement leurs souffrances que l’évocation de leur famille. La Société dont nous parlons ne sépare pas la bienfaisance du souci de l’assistance morale, du culte de la famille et de la patrie : elle est digne de s’appeler Ligue des Françaises.

C’est en 1893 que le baron de Friedberg fondait l’œuvre des Secouristes français infirmiers volontaires. L’objet en était de répandre dans le public la notion des premiers soins à donner, en cas d’accident ou de maladie subite, avant l’arrivée du médecin ; de constituer un personnel capable de remplir cette tâche ; d’installer des postes de secours ; et, en temps de guerre, de créer un corps permanent d’infirmiers et d’infirmières. Dans quel esprit cette œuvre fut conçue, il suffit, pour en juger, de connaître le serment que prête le Secouriste, devant le drapeau français, en entrant dans la Société : « Devant ce drapeau, symbole de la patrie, je jure solennellement de servir avec fidélité et honneur ; je jure de remplir mon devoir exactement et modestement, et d’être toujours, en tout temps, en tout lieu, en toute circonstance, en paix comme en guerre, le serviteur fidèle de la souffrance, accourant à l’appel de tous ceux qui crieront à l’aide. »

Quand la guerre éclata, elle trouva les Secouristes français prêts à l’affronter. Lors de la réunion qui eut lieu, en 1914, en l’honneur des Secouristes conscrits, Mme de Friedberg, présidente du Comité des dames patronnesses, dit à ces jeunes gens : « Nous n’avons pas voulu vous laisser partir pour le régiment sans attacher sur votre poitrine, comme nous avons fait pour vos devanciers, ces écussons, que nous avons brodés pour vous, et qui vous seront, nous en sommes certaines, le talisman qui vous interdira de jamais faillir à votre devoir. Le conseil que nous vous donnons : « Secouriste, fais ton devoir », point n’était besoin, cette année, n’est-ce pas ? de l’inscrire sur cette étoffe, il est inscrit dans vos cœurs  »

Rien de plus vrai : ces jeunes gens sont, entre tous, des hommes de patriotisme et de devoir ; et la liste est longue de ceux qui ont été tués à l’ennemi, blessés, décorés, cités à l’ordre du jour.

Cependant la Société s’ingéniait à remplacer ses membres mobilisés. Elle formait en hâte de nouveaux Secouristes. Bientôt elle put mettre à la disposition de 231 formations hospitalières 2 400 infirmiers et 600 infirmières. Ces volontaires s’acquittent de leurs fonctions, nous est-il dit de toutes parts, avec un zèle, un dévouement, une compétence et une moralité supérieurs. Admirable exemple d’union affectueuse et efficace entre citoyens de toute condition et de toute opinion, dans la pratique commune du devoir envers la patrie !

Comment, par quelques mots, donner une idée de la série d’institutions intéressant l’hygiène sociale, qui a été réalisée en quelques années dans le quartier surpeuplé de Plaisance ! Ce fut d’abord, en 1900, un dispensaire antituberculeux, installé dans une boutique de marchand de vin dépossédé. Puis c’est, en 1901, une Œuvre d’assistance maternelle et infantile. En 1904, c’est la création d’une maison-école d’infirmières privées. En 1905, c’est la création d’une maison offrant le type de l’habitation salubre, et la création d’une Société destinée à généraliser ce bienfait. Puis c’est, en 1909, l’établissement d’un hôpital privé médico-chirurgical. Toutes ces œuvres prospèrent et se développent merveilleusement. Chacune d’elles suffirait à absorber les facultés d’un individu. Or, toutes ont été créées, et toutes sont dirigées par une seule personne, également remarquable par son intelligence, par sa volonté, par sa puissance d’organisation et par son amour passionné des souffrants et des humbles : MlleChaptal, la providence, la guérisseuse, la mère de tout un quartier déshérité. Ne semble-t-il pas que la question sociale approcherait de sa solution, sinon théorique, du moins pratique, si chaque commune de France pouvait, savait, voulait faire, pour ses pauvres, ce qu’a fait, à elle seule, pour une agglomération d’habitants considérable, Mlle Chaptal ?

L’œuvre des apprentis et jeunes ouvrières date du 5 février 1851, époque de la première efflorescence des œuvres sociales catholiques. Elle est due au vicomte de Melun, dont l’ardent apostolat fut particulièrement fécond. Au 2 août 1914, l’œuvre comptait 1810 patronages de jeunes filles, dont 270 à Paris et 450 dans les pays actuellement occupés par les Allemands. En 1917, le nombre des jeunes filles inscrites s’élève, pour Paris, à 55 380, Ces patronages offrent aux enfants des cours de couture, de cuisine, d’hygiène, de pansement, de ménage, de blanchissage, de comptabilité, d’anglais, de sténo-dactylographie, de chant, de violon, de mandoline, etc. Ils comprennent : l’œuvre des trois vêtements, l’œuvre du trousseau, l’œuvre du bon conseil, les répétitions de catéchisme, les bibliothèques, les récréations théâtrales, les thés, les visites aux malheureux, les ventes de charité, etc. C’est toute l’éducation, sinon l’instruction ; c’est la préservation des contagions funestes, et c’est une saine, chrétienne et pratique préparation à la vie. C’est, en particulier, sous l’active présidence de Mme la comtesse de Blacas, et grâce à l’admirable zèle de la secrétaire générale Mme du Hamel, un énergique effort pour reconstituer les 450 patronages de l’Aisne, du Nord, de l’Oise et de la Lorraine, que l’invasion a dispersés. Œuvre patriotique par excellence ! N’oublions pas, en effet, que la plaie du Nord, encore béante malgré les brillantes victoires françaises et britanniques qui promettent une libération prochaine, est la rançon de notre salut, et que le devoir est égal pour tous les Français de procurer — dans la mesure du possible, hélas ! — la réparation de tant de pertes, de tant de ruines ! Dans une famille, le mal de l’un est la souffrance de tous, et chacun revendique sa part des pertes subies.

Mlle Le Couteulx de Caumont vint, en 1912, à l’âge de vingt-sept ans, à Divonne-les-Bains, pour y soigner une maladie déjà ancienne. Son état de santé l’y retint. Et elle y vécut, loin de ses parents et de ses amis. Elle apprit le métier de dentellière, inconnu dans le pays, et elle créa une École de dentelles, qui, pour les jeunes filles de la région, est le salut moral, en même temps que la vie matérielle assurée. C’est une malade qui, de son lit de douleur, répand autour d’elle la santé, la vaillance et la joie.

L’Orphelinat agricole de Saint-François-Xavier, de Gradignan (Gironde), a été fondé par M. l’abbé Moreau, prêtre du diocèse de Bordeaux. Il est dirigé, depuis 1886, par M. l’abbé Lagrave, ancien pensionnaire de l’orphelinat. Les progrès merveilleux de cette institution, qui, actuellement, comprend une vaste propriété et de solides et spacieux bâtiments, se mesurent par ces deux chiffres. Elle a débuté avec 35 francs : elle a vu passer dans ses caisses 2 226 916 fr. 15, provenant de la charité publique ou privée. Elle a donné à la Société un nombre considérable d’agriculteurs capables, d’hommes robustes, d’honnêtes gens.

Il n’est pas douteux que l’une des circonstances qui contrarient le plus directement l’essor de la natalité ne soit la difficulté, pour les familles nombreuses, de se loger sainement à bon marché. C’est à la solution de ce problème que s’est vouée la Société anonyme des logements économiques pour familles nombreuses. Cette Société, fondée en 1903 au capital de 236 000 francs, possède aujourd’hui un capital de 2 600 000 francs, et neuf immeubles, dont sept en exploitation. La population de ces maisons est de 3 482 personnes, dont 2 428 enfants. Le prix des logements les plus grands, comprenant quatre pièces et une cuisine, est, en moyenne, de 410 francs, alors que dans les maisons dites à bon marché, il est de 580 francs. L’excellence des conditions hygiéniques est attestée par le faible taux de la mortalité. Dans l’immeuble n° 1, par exemple, situé rue du Télégraphe, elle est, de 8,11 p. 1 000, alors que dans le XXe arrondissement, elle est de 24. Les familles qui habitent ces maisons ne sont pas assistées. Elles sont chez elles, au même titre que les locataires des maisons les plus somptueuses. La Société sert à ses actionnaires un intérêt, lequel, il est vrai, ne peut dépasser 3 p. 100. L’un des objets que l’on s’est proposés est, en effet, de démontrer que les capitaux qui voudraient s’employer à la construction d’habitations à bon marché peuvent y trouver, sans rien négliger de ce que l’hygiène commande, une rémunération suffisante. On espère contribuer ainsi à la généralisation du logement hygiénique à bon marché pour familles nombreuses. Or, cette généralisation demeure le problème capital. Car le progrès social se mesure, en définitive, à la proportion dans laquelle est diminuée la misère sociale, plus encore qu’à l’effort et au dévouement personnels des bienfaiteurs.

Il est intéressant de remarquer que les locataires de ces maisons ressentent une fierté visible à se trouver dans des conditions normales, et à payer ce qu’il vaut le service rendu. Ceci est dans l’ordre. Que les malades isolés, les impuissants, les abandonnés, soient recueillis par la charité, c’est bien, c’est beau, et c’est nécessaire. Mais il est louable aussi qu’un citoyen se réjouisse de suffire, par son travail, à l’entretien de sa famille, sans être à la charge de la société. C’est à ce résultat, en définitive, que visent tant d’efforts divers. Car aimer réellement ses semblables, c’est les vouloir égaux à soi, libres comme soi. L’amitié, dit la sagesse classique, suppose ou crée l’égalité : Amicitia pares aut invenit, aut facit.

Jusqu’à la guerre, la Société des logements économiques avait rempli exactement son programme. Aujourd’hui, par suite du moratorium, elle voit ses revenus diminués des trois quarts, et elle est en déficit. Elle lutte avec énergie, et elle continue à sauver des centaines de familles. Plus que jamais, le témoignage de votre approbation lui sera précieux.

Je n’ai pu, Messieurs, toucher que légèrement un petit nombre des belles actions que vous avez distinguées. C’en est assez, du moins, pour fixer devant nos yeux l’image de la vertu française. Cette vertu, c’est bien, n’est-il pas vrai ? la piété envers la famille, le sol et la patrie. Et c’est cette piété même qui, se répandant, devient le dévouement envers les faibles, les malades et les déshérités ; car, en son cœur, chaque Français entend la parole du vieil Homère : « Un malheureux est pour toi un frère. »

Quelle est la place de cette vertu dans le monde d’aujourd’hui et dans le monde de demain ?

Nous ne l’ignorons pas : l’Allemagne, du haut de ses chaires d’omniscience et d’infaillibilité, enseigne au monde que cette vertu appartient à un âge disparu. L’Allemagne se plaît à présenter la France comme brave, intelligente et aimable, mais comme désormais incapable de demeurer une puissance de premier rang. Le temps n’est plus, professe-t-elle, où la valeur individuelle jouait un rôle dans les affaires humaines. Les organisations immenses et où rien n’est laissé au hasard, que la science a rendues possibles, se jouent des élans du cœur, et brisent comme un fétu l’héroïsme des don Quichotte. Et, de l’organisation, l’Allemagne a le secret, parce que, seule, elle sait annihiler l’individu et le transformer en rouage de machine.

Cette théorie n’a pas été confirmée par l’événement. La France, elle aussi, sans renier ses principes, a su organiser ses ressources et mettre en œuvre les découvertes de la science. Elle a fait reposer l’organisation, non sur la contrainte, mais sur la liberté. Et sa discipline de raison et de confiance a résisté au choc de la machine allemande. J’en atteste les noms qui, à tout jamais, diront au monde le flot débordant de la barbarie refoulé, comme jadis à Marathon et aux Champs Catalauniques, par les champions de la liberté et du droit ; la civilisation sauvée ; l’ordre moral garanti et l’humanité rendue à elle-même : le nom de la Marne et le nom de Verdun !

La France a tenu bon, en opposant à l’énorme et brutale organisation allemande son âme loyale, généreuse, simple, raisonnable, patiente, conduite par la confiance, par l’amour et par le sentiment du devoir. Qu’elle demeure telle qu’elle s’est montrée depuis le commencement de cette guerre ; que, d’ailleurs, elle utilise, de plus en plus jalousement, toutes ses forces : qu’elle combine, de plus en plus étroitement, son action avec celle de ses loyaux et vaillants alliés : et finalement — nous en avons, dès maintenant, la démonstration expérimentale — elle triomphera.

Et ainsi elle aura vraiment triomphé ; car pourrait-on dire qu’elle eût vaincu, si, comme le Faust de Goethe, ou comme l’Allemagne elle-même, pour gagner la victoire matérielle, elle avait vendu son âme ; si, pour éviter le joug allemand, elle s’était, elle-même, germanisée ?

Mais, se demande-t-on parfois, lorsqu’il s’agira, après la guerre, de maintenir notre situation dans le monde, ne sera-t-il pas nécessaire que nous nous adaptions sans réserve aux conditions de la vie moderne ; et ne devrons-nous pas mettre à profit, de toutes nos forces, les redoutables exemples que nous a donnés l’Allemagne ?

Certes, il faut savoir apprendre, même de ses ennemis ; et, en fait, on n’est parfois que trop enclin à les imiter, à les admirer. D’ailleurs, dans ce monde, transfiguré par la science, qui en a brisé les barrières et en a fait un champ clos unique, l’action, désormais. pour être efficace, doit être, non seulement collective, mais énorme, mondiale, selon un barbarisme que les temps nouveaux somment notre langue d’adopter.

S’ensuit-il, toutefois, que notre France doive disparaître, pour faire place à une France nouvelle ?

Il serait déplorable qu’une telle métamorphose fût nécessaire ; car, si puissantes que soient les méthodes de transformation physique et morale dont les sciences ont doté l’homme, il reste douteux qu’elles lui permettent de changer sa nature même, et qu’il existe des moyens de nous dépouiller de notre âme française. N’avons-nous pas vu les âpres conquérants d’outre-Rhin mettre en œuvre toutes les menaces, toutes les ruses et toutes les caresses, toute leur politique, toute leur psychologie, toute leur pédagogie, pour changer l’âme de deux provinces françaises ? Qu’y ont-ils gagné ? Plus consciemment, plus fortement que jamais, ces deux filles de la France, aujourd’hui, se sentent unes avec leur mère. Lors même que nous le voudrions, nous ne pourrions abdiquer notre âme française.

Nous ne le voudrons pas. Ce n’est pas à nous seuls que nos vertus traditionnelles sont chères. Dans le monde entier, aujourd’hui, là où l’on pense librement, on nous démontre que l’humanité serait diminuée, si la France rejetait ses qualités propres, pour s’affubler d’un caractère d’emprunt. « Terre de France, mult estes dulx païs » : ce vers de la Chanson de Roland nous revient, aujourd’hui, de l’étranger, qui, nous dit-il, chérit, dans la France, le champion de la chevalerie et de l’idéal, en face du matérialisme et de la brutalité. De la terre de France, nous répète-t-on, de son histoire, de son art et de sa littérature, une poésie s’exhale, touchante, simple, claire, délicate, cordiale et bienfaisante, qui pénètre toutes les manifestations de la vie humaine sans jamais détacher l’homme de la nature ; qui, jalouse de vérité comme de beauté, ni ne se perd dans le rêve, ni ne s’incline devant la force, mais qui se plaît à tisser des liens toujours plus subtils, plus intimes et plus forts, entre le réel et l’idéal. L’opinion du monde est d’accord avec notre instinct. La France de Jeanne d’Arc, de Descartes et de la Révolution n’a pas à se renier et à rentrer dans le néant pour faire place à une France nouvelle : la -France doit rester la France ; elle le doit à elle-même, elle le doit à l’humanité.

Et pourquoi, en demeurant loyalement fidèle à son génie, la France se rendrait-elle incapable de garder son rang parmi les nations ? Le spectacle que nous avons en ce moment sous les veux ne prouve-t-il pas, au contraire, que la France, tout en restant elle-même, sait s’adapter aux tâches les plus nouvelles et les plus énormes, et que toutes les organisations que pourra réclamer l’avenir trouveront, dans ses vertus traditionnelles, un fondement aussi solide qu’approprié ? Prenons-y garde : si l’on essayait de gagner les Français à des théories qui impliquent le mépris de la famille, du sol et de la patrie, on n’obtiendrait d’autre résultat que de les livrer, égarés et sans défense, à toutes les aventures, à toutes les expériences, à tous les paradoxes. Il est dangereux de prétendre s’évader de soi-même. Mais est-il besoin d’ôter à la France ses vertus françaises pour lui faire comprendre la nécessité de regarder autour de soi et de connaître exactement les conditions d’existence du monde entier, afin de s’y conformer ; la puissance, plus grande que jamais, de la division et de l’organisation du travail ; le rôle décisif que jouent désormais, dans la vie des nations, les applications de la science et les entreprises de vaste envergure ? Est-ce que, dans la famille et dans la société françaises, le Français n’est pas initié à l’idée de sortir de lui-même ? N’y apprend-il pas à chercher sa fin et sa joie dans une intime communion de sentiment et d’action avec ses proches, avec ses concitoyens, avec ses compatriotes ?

Non, ils ne sont pas les représentants attardés d’un passé touchant, mais voué à la mort, ces héros de la vertu française devant qui, humblement, vous vous inclinez. Ils sont le passé, et ils sont l’avenir. Ils sont la grandeur morale, et ils sont la suprême force ; ils sont la poésie, et ils sont la réalité. Si la France devait périr un jour, ce ne serait pas parce qu’elle aurait conservé ses vertus propres, ce serait parce qu’elle aurait cessé d’y avoir confiance. Il dépend d’elle, et de rester elle-même, et, par là, de demeurer grande et forte. Mais la volonté et une énergie constante y sont nécessaires. Rien de grand, en ce monde, ni ne se crée ni ne se conserve, que par la foi, l’effort et le sacrifice.