La Province et les Provincialismes

Le 25 octobre 1941

Abel HERMANT

La Province et les Provincialismes

PAR

M. ABEL HERMANT
Délégué de l’Académie française

 

MESSIEURS,

Le Français, qui se flatte volontiers, peut-être avec un peu trop de complaisance, d’être né malin, ne se pique pas moins d’être né sensible, mais il y met plus de discrétion et une sorte de pudeur. Il aime d’y mettre aussi de l’originalité, de l’inattendu, et on le voit — car il n’aurait garde de s’en cacher — marquer de l’émotion pour des objets, dont l’intérêt certes est concevable, mais qui ne semblaient pas devoir, à première vue, affecter particulièrement la sensibilité.

C’est ainsi que l’habitude nous est venue, je ne veux pas dire la mode, de ne parler de l’ancienne France et de ses provinces qu’avec des inflexions de voix qui trahissent une ferveur contenue et qui élèvent au ton de la mysticité les entretiens les plus positifs de politique ou de géographie.

Cette sentimentalité à l’égard des provinces aurait bien surpris sous l’ancien régime, — je n’entends pas celui d’hier, mais l’ancien « ancien régime », — et si elle a commencé de se manifester environ l’époque de la restauration, ce ne fut pas du moins chez ceux qui revenaient, sans doute n’ayant rien oublié, mais ayant appris, de loin, beaucoup plus de choses que l’opposition d’alors ne voulait en convenir. On raconte en effet que le duc de Berri, au cours d’un voyage officiel, essuya d’assez mauvaise grâce la harangue d’un préfet qui pensait lui faire sa cour en pleurant les défuntes provinces, et répondit en quatre mots, bien secs : « Nous préférons les départements. »

Cette préférence ne manqua pas de paraître aux auditeurs du prince hardie, voire quelque peu scandaleuse, de la part d’un héritier qui ne pouvait sans hasarder ses titres mêmes faire bon marché d’aucune tradition. Il n’est cependant pas besoin d’être grand clerc en psychologie ou en philosophie de l’histoire pour se l’expliquer, ainsi nue l’indifférence des ascendants royaux du dut de Berri, à l’égard, si je puis dire, de l’idée de province. Cette idée n’avait rien alors de ce qui la rend aimable ou vénérable à nos yeux, et la pensée ne serait venue à personne qu’elle valût que l’on « s’attendrit », comme disait Saint-Simon de Louis XIV quand la mort de Madame ou du Dauphin lui tirait quelques larmes.

Ce n’est pas seulement parce que nous avons l’attendrissement plus facile, mais jusqu’à la loi du décembre 1789 qui supprima les provinces, qui, après une lente agonie dans les bureaux de l’Assemblée, les acheva, elles n’avaient pas comme aujourd’hui le charme triste et le prestige des choses qui furent et ne sont plus. Elles n’offraient pas ce prétexte au sentiment.

Elles n’avaient pas non plus pour elles la littérature, qui aurait aussi bien pu ne pas attendre qu’elles fussent rayées du nombre des vivants et de la carte de France pour s’aviser que le génie français devait jaillir de toutes les sources du royaume, s’enrichir de la diversité des climats, se complaire aux résidences éloignées de la capitale et même, comme disaient déjà les Italiens, aux villégiatures, enfin qu’il pouvait aller au peuple disséminé par toute la France, ou, aussi bien, venir de lui. Mais on ignorait parfaitement ce que nous avons depuis appelé le folklore, et si on ne l’eût pas ignoré, on l’eût méprisé parfaitement. Il fallait être Malherbe pour s’en aller au Port-au-foin demander aux crocheteurs des leçons de français à l’état naissant. Il fallait être Alceste — ou Molière — pour préférer au sonnet d’Orante la chanson du roi Henri.

Les provinces, qui n’avaient pas la littérature pour elles, avaient contre elles la politique. Si bien incorporées qu’elles fussent maintenant au royaume, elles restaient un souvenir non plus menaçant, mais au moins importun des temps où l’unité française n’était pas encore constituée. Elles ne partaient pas moins ombrage au pouvoir royal que plus tard à la Constituante et aux Assemblées de la République, et peur la même raison le seul fait de leur existence, même purement nominale, donnait à l’unité française, même achevée, comme un démenti. La vieille France n’était, comme nous disons à présent « régionaliste », ni devant la révolution, ni surtout pendant, ou après le régionalisme est une nouveauté de la dernière heure.

Le monde, apparemment sans le faire exprès, et même à son insu, était en ceci le précieux auxiliaire de la politique d’unité : c’est dans les salons que le mot province avait l’acception la plus décisivement péjorative. Ces impondérables de frivolité sont parfois ce qui fait pencher la balance. Les gens du bel air dénigraient ou narguaient la province, sans d’ailleurs prendre la peine de dire ce qu’ils entendaient au juste par province : ils s’entendaient, cela vaut toutes les définitions, qui embrouillent plus souvent qu’elles n’éclairent. Ou, si l’on veut, ils définissaient la province par des oppositions : comme disent les philosophes, ils la posaient en l’opposant. À Paris certes. Mais plutôt à la Cour, qui elle-même s’opposait à la Ville, et où l’on ne laissait pas de rencontrer, ce qui compliquait encore les choses, maints provinciaux de passage. Ils s’y attardaient volontiers, mais ne s’y déprovincialisaient pas, et Versailles leur reprochait... de n’avoir pas l’air de Paris.

Molière lui-même, paraissant pour la première fois devant Louis XIV, s’excuse fort humblement, et non sans trahir de l’inquiétude, de ne pouvoir offrir à Sa Majesté qu’un de ces petits divertissements et dont il régalait les provinces ». Et Mme de Sévigné proteste fièrement que son pauvre mérite, tout médiocre qu’il est, n’est pas encore réduit à se sauver en province comme les mauvais comédiens ». Il serait peu convenable de douter que son cœur de mère ne souffrît avant tout de la privation de sa fille ; il n’est cependant pas bien sûr qu’elle tienne l’absence pour le plus grand des maux, et elle parait, en maints endroits de ses lettres, davantage tourmentée par la crainte qu’à force de vivre en province, Mme de Grignan ne vienne provinciale.

C’est un souci qui, de nos jours, lui serait épargné la distance et le temps sont vaincus bien plus encore que ne le proclamait un peu prématurément Alfred de Vigny en ses imprécations contre les chemins de fer. La facilité des communications, comme on dit en style ferroviaire, passe maintenant tout ce que l’imagination poétique de ce moins de cent cinquante ans a pu anticiper ; et de la maison même du berger qui va aussi doucement que naguère avec ses quatre roues, on entend les voix de toute la terre : ce qui maintenant effraierait Pascal, c’est le bruit éternel ou, comme il disait aussi plus familièrement, le tintamarre de ces espaces infinis. Grâce à ces progrès, qui ne sont pas toujours d’un agrément certain, la physionomie de l’univers a perdu cette diversité que goûtaient les amateurs de pittoresque et, à plus forte raison, un pays de dimensions moyennes comme la France a pris ce visage unique que la politique souhaitait, et que, pour user d’une expression dont on abuse un peu, nous appellerons son vrai visage ; non, disons plutôt son visage français, qui n’est que français.

Nous pouvons donc nous abandonner sans scrupule à notre dilettantisme des anciennes provinces, nous savons qu’il est désormais pratiquement inoffensif et que l’on ne risque rien de ressusciter les provinces : on ne ressuscitera pas la province ; il n’est personne qui ne sente la différence de ce pluriel et de ce singulier.

Nous n’avons nul sujet à craindre que ces provinces, qui, un peu tardivement, nous sont devenues si chères, ne contrarient les bons sentiments que nous avons à leur endroit, par on ne sait quoi de provincial, dont, avec notre fâcheux esprit, nous ne saurions nous défendre de nous moquer. Un chroniqueur irrévérent, l’autre jour, se demandait avec une véritable angoisse si les basses brettes, ainsi que les appelle l’auteur de l’Ingénu, ne portent pas déjà les mêmes chapeaux qui donnent ici une si étrange idée du célèbre goût parisien.

Et ce n’est pas seulement des modes qu’il s’agit, mais de choses beaucoup plus importantes, du langage par exemple. Est-ce qu’on ne parle pas maintenant partout le même français, aussi bien — ou aussi mal ? C’est tout juste s’il subsiste, du nord au midi, quelques différences d’accent. Il paraît d’ailleurs que nous autres Parisiens nous avons aussi le nôtre. Les Bordelais prétendent que nous « parlons pointu ». Si nous leur demandons ce qu’ils appellent « parler pointu », ils répondent : « C’est comme vous parlez ». Autre exemple de la difficulté, de l’impossibilité de définir.

Mais il n’y a qu’un français, qu’on le parle ou non pointu, et les idiotismes qui sentent le terroir, les tours de province sont devenus si rares que certains même le regrettent. Nous avons, en effet, à cet égard, un autre dilettantisme, qui chez des écrivains notables, un Montaigne ou, parmi les contemporains, un Daudet, se plaît à rechercher la marque d’origine qu’à dessein ou sans y penser ils ont imprimée à leur style ou à leur vocabulaire personnel.

Voilà une fantaisie qu’auraient jugée sans indulgence les législateurs de la langue française dans l’âge classique, et singulièrement nos aînés de l’Académie, officiellement chargés par le Cardinal de donner à notre langue « des règles certaines », c’est-à-dire valables par toute la France. Il n’y avait pas d’unité à laquelle Richelieu tînt davantage, et il témoignait ainsi un grand sens de la réalité française, qui n’est pas nécessairement conforme à la réalité des autres nations.

Renan sans doute a eu raison de dire que « la langue invite à se réunir, elle n’y force pas » ; que « les États-Unis et l’Angleterre, l’Amérique espagnole et l’Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation » ; tandis que « la Suisse, si bien faite, puisqu’elle a été faite par l’assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues » ; mais l’unité que voulait Richelieu et à laquelle aspirait instinctivement la France était celle d’une personne qui ne s’est pas faite elle-même par le libre accord de plusieurs volontés particulières.

Une seule nation, une seule langue, tel devait être le symbole de la France une et indivisible ; et il ne suffisait pas qu’il n’y eût qu’un seul vocabulaire, il fallait encore qu’il n’y eût qu’un seul bon usage. Mais qui en devait décider ? La raison ? Vaugelas nous avertit que l’Usage fait bien certaines choses par raison, mais qu’il en fait aussi sans raison et beaucoup même contre raison. Quelle confiance dès lors accorder à la raison ? Pascal a dit : « Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace... »

Vaugelas a un critérium moins original, qui n’a que le défaut d’être négatif. Il va de soi qu’il se réfère à l’usage de la Cour, mais souvent comme par manière d’acquit et en réservant les droits de la critique. Ce qui pour lui atteste sans réplique qu’un usage est le bon usage, c’est qu’il n’est pas celui de la province. Il s’y connaît, étant lui-même provincial, de bonne famille savoyarde et né à Meximieux en Bresse.

« Quel est donc cet homme charmant ? » dit l’Ingénu, quand on lui apprend que le pape peut lui donner dispense d’épouser sa commère. Ce mot plaisant revient en mémoire quand on parle de Vaugelas, qui n’avait pas de tels pouvoirs, mais qui a su prendre en son temps sur la langue française une sorte d’autorité morale justifiée par un grand amour, exempte de tout pédantisme, et alliée à la plus aimable fantaisie. Notre Compagnie doit bien se garder de bouder cet homme charmant : elle aurait l’air de lui tenir rigueur pour quelques petits désagréments qu’elle dut à sa façon de comprendre la vie. Il poussait le mépris de l’argent jusqu’à jeter par les fenêtres le peu qu’il en avait et à ne jamais payer ses dettes, par principe ; de sorte qu’il mourut insolvable, et comme l’Académie lui avait confié « la principale charge du Dictionnaire », tout le matériel s’en trouvait chez lui et fut saisi par ses créanciers. L’Académie ne recouvra son bien qu’à grand peine. J’ai mis à dessein dans cette dernière phrase le verbe recouvrer, afin que du haut du ciel, Vaugelas voie que j’ai pratiqué ses Remarques : il y revient à quatre reprises, avec une sainte colère, sur ces confusions de verbes qui se ressemblent, comme recouvrir et recouvrer, que l’on fait en certaines provinces, « mais que jamais M. de Malherbe ne s’est permises, quelque besoin qu’il en pût avoir pour la rime. »

J’exagère un peu en parlant de sainte colère. Les expressions de Vaugelas, quand il condamne un provincialisme, sont plutôt froidement dédaigneuses. J’en ai relevé trente-six dans les Remarques. Je n’ai pas eu grand mal à compter. La Société des textes français modernes, qui a publié un fac-similé de l’édition originale fidèle jusqu’au respect même des fautes d’impression et des erreurs de pagination, n’a cependant point poussé la superstition de l’exactitude jusqu’à n’y pas ajouter, pour la commodité du lecteur, une table alphabétique fort bien faite.

Chacun de ces trente-six arrêts souverains et sans appel désigne nominativement la province coupable. C’est en Poitou que l’on dit « cent mille écus valant » pour vaillant. C’est par toutes les provinces que l’on dit « sortir un cheval de l’écurie » quoique ce verbe soit neutre, la faute est générale, mais « on accuse les Gascons d’en être les auteurs ». Vaugelas, par parenthèse, aurait pu reprendre là- dessus certains grands écrivains de son temps, ou qui suivirent de près ; car, si jamais M. Coëffeteau n’a dit ou écrit « sortir son cheval », Bosquet ne s’est pas gêné pour écrire « sortir quelqu’un d’affaire », pour « le tirer d’embarras ».

Vaugelas est particulièrement sévère pour les provinces « de là Loire », avec un accent grave, c’est-à-dire « au- delà », au sud de la Loire ; mais il est juste, et quand « toute la Cour dit je vas et ne peut souffrir je vais, qui passe pour un mot provincial ou du peuple de Paris », c’est au peuple de Paris ou même à la province qu’il donne raison contre la Cour. Qu’aurait-il pensé de George Sand, qui s’obstinait à écrire je vas, au grand désespoir des directeurs de revues et des correcteurs d’imprimerie ?

Vaugelas ne s’en prend pas seulement aux provincialismes de vocabulaire ou de syntaxe, il s’occupe aussi volontiers de prononciation et d’orthographe : les deux vont ensemble, n’en déplaise aux réformateurs qui reprochent à notre orthographe de n’être pas phonétique, comme si elle était la seule, et si l’anglaise, par exemple, ne la battait en ceci, et de loin. Sur ce point de l’orthographe il est assez vétilleux, ce qui ne laissera pas de surprendre certains naïfs, persuadés qu’au XVIIeet au XVIIIe siècle on n’y attachait aucune importance. Il est vrai que c’est la bourgeoisie du XIXe siècle, principalement sous la royauté de juillet, qui s’est avisée de prendre une pratique sûre de la règle des participes pour une distinction équivalente à ce que pouvait être la naissance sous l’ancienne monarchie ; mais les personnes qui sont brouillées avec cette règle, et avec les autres, ont le plus grand tort d’alléguer pour leur excuse que Mme de Sévigné faisait des fautes d’orthographe et qu’elles ne sauraient avoir la prétention d’écrire mieux que la marquise. Nous les renverrons au Traité de l’Éducation des filles, où Fénelon, parlant des fautes d’orthographe ainsi que des prononciations vicieuses, apportées de la province, ou contractées à Paris même par le commerce des domestiques », traite les unes comme les autres de « honteuses », simplement.

Si, grâce à notre continuel va-et-vient, les différences même de prononciation ne sont plus guère qu’un souvenir, il y a beau temps, à plus forte raison, que les provinces n’ont plus d’orthographes particularistes. L’unité française est de toute façon acquise et se maintiendra. On peut donc sans crainte ressusciter les provinces, ou redonner leur nom à des groupes de départements : il n’y a plus aucun danger que les Basques, par exemple, en profitent pour se remettre à parler le français comme un proverbe impertinent prétend qu’ils parlent l’espagnol.