Discours du président des cinq Académies 1947

Le 25 octobre 1947

Maurice GARÇON

SÉANCE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

DU SAMEDI 25 OCTOBRE 1947

DISCOURS

DE

M. MAURICE GARCON
PRÉSIDENT

 

MESSIEURS,

La condition humaine est rude. Notre vie s’écoule hâtivement sans nous laisser grand répit. Dès le sortir de l’enfance il faut besogner et pendant tout le cours de l’existence un mouvement laborieux nous oblige à poursuivre notre chemin. Rares sont les moments de repos. Pourtant, ils sont nécessaires et il convient que parfois nous arrêtions notre course. Dans ces moments-là, il nous appartient de faire le bilan des jours passés et de prendre des résolutions pour l’avenir. Ainsi le navigateur, parcourant les mers, s’égarerait s’il négligeait à intervalles réguliers de faire le point.

Les brefs instants pendant lesquels il nous est donné de suspendre l’activité que la nécessité nous impose sont trop peu fréquents pour que nous ne devions pas, lorsqu’une trêve est possible, saisir l’occasion qui se présente et profiter d’elle pour méditer.

On a dit quelquefois que la méditation est fille de la solitude. Sans doute, elle fuit le tumulte, mais je pense cependant que, lorsque des idées sont exprimées devant une assemblée d’hommes éclairés, elle provoque en chacun d’eux des méditations communes dont la somme crée un rayonnement d’esprit qui ne peut être infécond.

Après des vacances qui furent, pour la plupart d’entre nous, laborieuses et an moment où nous nous disposons à reprendre nos travaux, nous voici réunis. Nous obéissons, en nous assemblant, à une sage tradition. Tous les domaines de l’activité humaine sont ici représentés et l’occasion nous est propice à échanger des pensées et à réfléchir sur quelques-uns des problèmes que pose notre actuelle destinée.

Quelle que soit la sérénité extérieure que nous puissions affecter, nous sommes inquiets. Le monde est bouleversé et nous n’envisageons de nous remettre à l’ouvrage que le cerveau rempli de sombres préoccupations. C’est dans les moments de trouble qu’il est précieux de faire la rencontre d’hommes dont on sait que la diversité de leurs travaux, la liberté de leurs opinions et la valeur de leur jugement sont capables d’éclairer la conscience hésitante entre des solutions contradictoires.

Arrêtons-nous donc un moment et trouvons dans la halte qui nous est possible une occasion de nous confier nos soucis et de chercher des raisons d’espoir.

Nous avons, depuis un an, laissé quelques-uns d’entre nous en chemin. Le destin a mis un terme à leur carrière et ils ont disparu nous laissant de grands regrets. L’estime que nous leur portions rend plus vive notre peine. Permettez-moi, avant de resserrer nos rangs, de nous rappeler leur souvenir et de jeter quelques fleurs sur leurs tombeaux à peine refermés.

M. Petit Dutaillis, archiviste paléographe et agrégé d’histoire, a mené de front des fonctions importantes au ministère de l’Instruction publique et une œuvre d’historien patiente et perspicace. Professeur à Lille, recteur à Grenoble, inspecteur général de l’Instruction publique, directeur de l’Office des Universités et écoles françaises à l’étranger, il ne négligea jamais de poursuivre des recherches dont sa thèse sur l’histoire du règne de Louis VIII avait marqué le début. Spécialisé dans le moyen âge du XIIe au XVe siècle, particulièrement en Angleterre et en France, il fut appelé par Lavisse va établir le quatrième volume de son Histoire de France. Le tableau qu’il a tracé des règnes si troublés de Charles VII, Louis XI et Charles VIII demeureront comme une merveilleuse pénétration de l’esprit d’une époque. Il est possible que des découvertes nouvelles permettent d’éclairer quelques obscurités de détail, mais on peut affirmer que, pour la compréhension du temps décrit, on n’ira pas plus loin que notre confrère. Des œuvres moins générales ont suivi notamment La condamnation de Jean Sans Terre, La révolte des paysans anglais en 1381. Récemment il avait abordé, par un à-côté, le problème de Shakespeare que l’on ne peut toucher sans soulever de si grandes polémiques. Sa sérénité de savant ne l’avait point quitté pour cela et, en rapprochant l’œuvre obscure d’un précurseur et sa pièce sur le Roi Jean du grand dramaturge, il avait montré la distance qui sépare l’honnête médiocrité du génie. La réputation de M. Petit Dutaillis avait étendu très loin le prestige de la science française. Ses fonctions l’avaient mis en rapport avec les universités étrangères. De partout on s’adressait à lui. Sa disparition ne constitue pas seulement un deuil pour nous, c’est tout le monde de l’érudition qui regrette un savant d’une autorité incontestée.

Franz Cumont nous était venu de Belgique. Depuis 1913 il était associé étranger de l’Académie des Inscriptions. D’abord professeur à Gand, puis conservateur du Musée du Centenaire à Bruxelles, il avait renoncé aux fonctions officielles et depuis trente-trois ans il approfondissait les problèmes archéologiques auxquels il avait consacré toute son activité. Grand voyageur, il avait rempli des missions en Asie Mineure et avait pratiqué des fouilles jusque sur les bords de l’Euphrate. Ses travaux forment la fonction entre l’antiquité gréco-romaine de la basse époque et l’antiquité orientale. Il avait approfondi les mystères du culte de Mithra et poussé très loin ses recherches touchant le Manichéisme. Sa perte est vivement ressentie tant à Bruxelles, qu’à Rome et à Paris. Il partageait son temps entre ces trois capitales ou l’on conserve de lui le souvenir d’un homme affable et d’un commerce charmant.

Jean-Jacques Salverda de Grave avait été élu membre associé an 1927, Professeur à La Haye et membre de l’Académie Royale des Sciences de Hollande, il appartint à cette génération de romanistes qui poussa si loin la connaissance d’une civilisation ancienne, trop longtemps laissée dans l’oubli et dont la découverte a si bien éclairé les quelques origines de notre génie national. Bon érudit, il publia de nombreux ouvrages sur la littérature du moyen âge. Excellent philologue, il aborda les problèmes de linguistique avec une perspicacité qui ne permettait pas de le trouver en défaut. Jean-Jacques Salverda de Grave possédait notre langue à la perfection. Il était serviable, on ne faisait jamais en vain appel à sa science et c’est avec chagrin que nous avons appris sa mort.

L’Académie des Sciences a perdu trois de ses membres.

M. Lespiau était entré tard à l’institut. Il avait soixante-dix ans lorsqu’il fut appelé remplacer M. Le Chatelier. Il ne devait qu’à sa modestie de n’être point entré plus tôt dans notre Compagnie. Élève de Normale, puis agrégé, il se consacra à l’enseignement de la chimie. Il fut un savant, dont Haller a rappelé que l’essentiel de son œuvre est une interprétation géométrique puis mécanique des échafaudages réalisables par des combinaisons judicieusement agencées. Sa carrière fut méthodique, mais son esprit n’était pas pour cela conformiste. Un air d’inquiétude qu’on croyait parfois découvrir dans son regard, était une forme de réserve un peu timide. Mais, jeune, il avait passionnément pris parti dans la querelle qui s’éleva relativement à la notation atomique et il fut de ceux qui firent, entre la notation des équivalents, triompher un système qui a rendu tant de services. L’âge venu, il avait quitté Paris et vivait dans le Midi. Il s’éteignit dans sa quatre-vingt-troisième année. Ses amis et ses élèves ne l’ont pas oublié et gardent pour sa mémoire une affectueuse et respectueuse estime.

M. Léon Bertrand qui mourut le 24 février dernier était un géologue. Ancien élève de Polytechnique et de Normale, il devint maître de conférence, puis professeur à la Faculté des Sciences. Il sut mener de front les travaux de laboratoire et les observations sur le terrain, et devint le géologue peut-être le mieux documenté sur les régions bouleversées par les soulèvements des Alpes et des Pyrénées françaises. Pendant la guerre de 1914 il collabora à mettre au point, pour la Direction des inventions, l’utilisation de l’onde de choc et le repérage de l’artillerie par le son. Dès la paix revenue, il reprit ses études géologiques et se spécialisa dans la recherche du pétrole. Sa théorie sur la formation des Pyrénées fit l’objet de vives controverses. Il s’entêta, étudia les gisements de Roumanie et les zones bitumeuses de Madagascar, et fut récompensé de son opiniâtreté lorsqu’on découvrit en 1937, dans les Pyrénées, vers 1500 mètres de profondeur, un réservoir de gaz qui est à l’origine d’une de nos richesses nationales. Ce savant désintéressé fut élu à l’Institut en 1945. Il ne devait, hélas, pas siéger longtemps. Agréable de rapports, courtois de manières, il fut aimé de ses élèves et de ses collaborateurs et laisse chez nous de grands regrets.

Paul Langevin était des nôtres depuis 1934. Ce fut un grand savant. D’origine modeste, fils de ses œuvres, il se manifesta d’abord comme le propagateur des théories les plus difficiles issues de l’école de Cambridge. Professeur au Collège de France dès l’âge de trente ans, il se manifesta de bonne heure un grand physicien. Son œuvre scientifique est considérable. Je n’aurai pas la présomption de développer devant vous l’importance de ses découvertes, ni de vous les expliquer. Permettez-moi seulement, pour reprendre une formule de M. Elie Cartan, de dire qu’il n’est plus un seul des problèmes posés par la physique depuis plus de quarante ans où la clarté de son esprit, ses qualités expérimentales, sa connaissance approfondie des grandes théories physiques en même temps que de l’analyse mathématique n’aient apporté la lumière et l’ordre là où régnaient auparavant l’obscurité et la confusion. Ce grand esprit n’a cependant publié qu’une petite partie de ses travaux. S’il exerça une influence considérable, c’est plus par son enseignement oral et son rayonnement personnel que par ses publications. Il faudra aller chercher l’essentiel de son œuvre dans les cahiers de notes prises par ses disciples dans ses cours, dans son laboratoire et à l’occasion de conversations familières. Je serais incomplet si je n’ajoutais que, rarement, on eût rencontré un esprit pins ouvert et plus curieux. Il ne bornait pas son horizon à ses seules préoccupations scientifiques. Il se tenait au courant de tout ce qui peut intéresser l’esprit et rien de ce qui était humain ne lui était étranger. Bon, généreux parfois jusqu’à l’utopie, il poussait très loin l’amour de la justice. Lorsque vint le bouleversement de 1940, il était désigné pour être victime d’un régime qui brimait la liberté de penser et fut envoyé en résidence surveillée à Troyes. Il étonna tous ceux qui l’approchèrent par la fermeté de son caractère. Rien ne put l’ébranler dans ses convictions. Un an plus tard, menacé d’être arrêté par les Allemands, ses amis résolurent de le faire évader et organisèrent son passage clandestin en Suisse. Il fallut presque lui faire violence, car il ne voulait pas laisser en arrière sa femme, alors souffrante et qui ne pouvait le suivre. Sa mort cause un grand chagrin non seulement à ceux qui peuvent apprécier travaux, mais encore à tous ceux qu’il a approché et qui se rappellent son abord sympathique, sa voix chaude et surtout sa poignée de main vigoureuse, signe de sincérité et d’honnête franchise.

La philosophie a fait une grande perte en la personne de Pierre Janet qui, depuis 34 ans, siégeait à l’Académie des Sciences morales et politiques, où il avait succédé à Alfred Fouillée.

Agrégé de philosophie en 1882, il avait d’abord enseigné à Chateauroux, puis au Havre. C’était l’époque où Théodule Ribot publiait ses ouvrages célèbres sur les maladies de la mémoire et de la volonté. La psychologie expérimentale passionna le jeune professeur qui, d’abord, fréquenta un hôpital pour y recueillir des observations touchant la psychologie pathologique, puis, comprenant que rien ne s’improvise et qu’il faut un fond solide pour construire, il entreprit ses études de médecine et commença à publier. Entre temps, il avait été nommé à Paris où il soutint une thèse qui fit grand bruit sur l’automatisme psychologique. Se séparant des matérialistes qui voudraient faire de l’homme un pur automate, il convint cependant avec eux que l’automatisme joue un rôle important, mais le porta dans le domaine psychologique en constatant qu’il existe au sein de la vie morale elle-même. Il l’observa dans certains développements des passions, dans l’association des idées, dans quelques manifestations de l’imagination et poussa loin sa doctrine puisqu’il trouva, dans cet automatisme une cause de liberté et par là une condition du progrès. Frappé cependant de ce que l’automatisme est souvent lié à une misère physiologique, il trouva dès lors dans ses connaissances médicales un moyen d’investigation précieux, s’aidant de l’observation clinique de cas pathologiques pour découvrir, par l’exception, des règles psychologiques générales.

Devenu un des maîtres de la psychologie expérimentale, il fut appelé au Collège de France en 1895. Ses premiers travaux, sont peut-être aujourd’hui dépassés, mais il n’en reste pas moins l’un des chefs incontestés d’une école, qui rassembla, notamment à la Salpêtrière, un groupe de savants parmi lesquels il faut compter notre ami Georges Dumas dont, l’an dernier, nous avons eu à déplorer la perte. Janet publia d’importants ouvrages. De l’angoisse à l’extase, Les débuts de l’intelligence; L’intelligence avant le langage. L’âge n’avait pas ralenti ses facultés et il conserva jusqu’à sa mort une verdeur étonnante de corps et d’esprit. Petit, sec, on était frappé d’abord par son air attentif. Tout l’intéressait et lorsqu’ayant écouté, il engageait une controverse, c’était avec une précision et une clarté qui entraînaient la conviction. Il aimait souvent illustrer ses propos d’une charmante malice et n’avait que des amis.

M. Émile Dard, diplomate, de carrière, joignait à une grande distinction et une politesse exquise, de grandes qualités d’historien. Il entra dans la carrière en 1898 et fit partie de la promotion où figurait André Tardieu. Appelé par ses fonctions à séjourner dans diverses capitales, il utilisa ses loisirs à dépouiller des archives. En même temps qu’il gérait en bon Français les intérêts nationaux qui lui étaient confiés, il publia des ouvrages d’histoires qui ont rendu de grands services en éclairant d’un jour nouveau certains faits demeurés obscurs, De bonne heure, Albert Sorel avait deviné en lui un érudit consciencieux. En marge d’un travail d’études sur le duc de Reichstadt le grand historien avait noté : « essai très distingué d’un jeune homme qui, si je ne me trompe, promet du talent. »

À propos de Choderlos de Laclos, qu’on ne connaît guère que comme l’auteur des Liaisons dangereuses, mais qui fut aussi un général, il éclaircit l’origine de certains troubles révolutionnaires fomentés par le duc d’Orléans. Après une étude sur Hérault de Sechelles grand magistrat lettré avant de devenir Président de Convention, Émile Dard publia son œuvre capitale : Napoléon et Talleyrand, jugeant l’ancien évêque d’Autun avec une sévérité tempérée par la constatation de ses mérites politiques. D’autres ouvrages suivirent sur l’époque napoléonienne. Notre confrère terminait un travail sur l’ancien régime lorsque la mort le surprit. Nous regrettons en lui autant le savant que l’homme courtois, affable et dont on ne trouvait jamais la gentillesse en défaut.

Avec Funck Brentano, l’Académie des Sciences morales perd le doyen de sa section d’histoire. Né dans le grand-duché du Luxembourg il avait été naturalisé français pendant la guerre de 1870. Archiviste paléographe, il fit toute sa carrière à la bibliothèque de l’Arsenal dont il devint conservateur en chef des manuscrits. Après une thèse sur les origines de la guerre de Cent Ans, il publia des études sur Philippe le Bel qui lui firent attribuer le Grand Prix Gobert par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Les liasses dont il était le conservateur l’amenèrent cependant à s’occuper d’une époque plus récente. Après avoir dépouillé les archives de la Bastille, il publia des ouvrages sur les lettres de cachet, les secrets de la Bastille, le Masque de fer, l’Affaire du Collier, le Drame des poisons et combien d’autres dont les titres sont dans toutes les mémoires. Le caractère particulier de l’œuvre de Funck Brentano est d’avoir su conquérir une grande audience. Trop souvent le public est effrayé par les livres d’histoire. Il craint que l’érudition qu’ils contiennent en fasse des œuvres obscures destinées à de seuls initiés. Funck Brentano, et en même temps que lui Lenôtre, eurent le grand art de ranimer l’intérêt des profanes et de montrer par les récits alertes et vivants tout l’attrait de l’étude du passé. Sans doute on éleva des critiques sur sa méthode mais il sut si bien rester un historien, exact, attentif et minutieux qu’il conquit un vaste public et l’instruisit en l’intéressant. Sa réputation s’étendit. Il fit des conférences aux États-Unis, à Cuba, à Budapest, en Irlande. La place qu’il tient dans une véritable renaissance des études historiques n’est pas prête d’être oubliée.

L’Académie des Beaux-Arts avait élu Raynaldo Hahn en 1945. Il nous venait du Venezuela, mais avait depuis longtemps adopté la France pour patrie. Engagé volontaire dans nos armées en 1914, il avait reçu la rosette de la Légion d’honneur au titre militaire. Cultivé et subtil, ce grand musicien produisit une œuvre d’une grande distinction et d’une suprême élégance. Elève de Gounod et de Saint Saëns, héritier de Massenet et de Messager, il possédait une technique parfaite, composait avec une science scrupuleuse, mais sut toujours éviter qu’on devinât son effort, ce qui est le fait des vrais artistes. Rien de laborieux en apparence, le tour est aisé et la mélodie ailée. Nous savons pourtant ce que furent ses scrupules par le journal et les notes où il a analysé avec une grande finesse ses découragements et ses espoirs. Il aborda tous les genres : Ciboulette, Brumell, Malvina, sont des œuvres pleines de grâce et de bonne humeur, le Marchand de Venise montre combien il pénétra l’âme de la cité multicolore aux mille canaux, pleine de joie, de drames et de mystère. Comment oublier le nocturne dont la mélancolie transporte en plein rêve ? Faut-il rappeler le lyrisme de la Fête chez Thérèse et la sensibilité de ses mélodies Chansons grises et Etudes latines ainsi que le haut style de sa musique de chambre qui lui amenèrent, de bonne heure, une juste célébrité. Devenu directeur de l’Opéra, il s’éteignit universellement regretté. Il convient de lui apporter aujourd’hui l’hommage reconnaissant de tous ceux auxquels ce grand artiste procura de si douces émotions.

Tels sont les deuils que nous avons à déplorer. Ceux qui ont disparu étaient divers. Leurs occupations, leurs caractères paraissaient les séparer et ils semblaient venir d’horizons éloignés : les uns se consacrèrent à des recherches sévères et peu intelligibles au grand public, d’autres, pratiquant des arts plus accessibles connurent une notoriété plus considérable. Pourtant, si nous examinons ce que fut leur vie, nous y découvrons une grande unité. Tous ont été animés par la volonté d’apporter au pays le fruit de leurs efforts et de servir au rayonnement du génie national.

Par-là, note découvrons un enseignement qui doit nous être précieux.

L’homme n’a pas le droit de vivre égoïstement dans la seule recherche de son bonheur personnel. S’il lui est accordé de se procurer des joies légitimes, elles ne peuvent jamais être obtenues au détriment du bonheur d’autrui. Les peuples grands sont ceux chez lesquels bat un cœur unanime et les époques heureuses sont celles où de pareils peuples, fuyant la tentation de nuire à leurs voisins, joignent leurs efforts pour améliorer pacifiquement la condition humaine dans le monde. S’il est possible que tous n’adoptent pas les mêmes programmes pour atteindre ce qu’ils croient juste, les divisions d’opinions ne doivent être que la manifestation diversement exprimée d’un désir commun d’améliorer la condition générale. C’est pourquoi il ne peut pas être permis que l’esprit de parti se montre aveugle assez pour empêcher la conciliation entre des doctrines qui ne doivent avoir pour ambition commune que d’aboutir au Bien. S’il convient de respecter la liberté de conscience de chacun, il ne serait pas tolérable que, sous prétexte qu’on croit tenir la vérité, on veuille, par la force, l’imposer à d’autres qui ne sont pas moins fermes dans leurs convictions. Toute vérité humaine est incertaine et c’est 1a confrontation et l’accommodement de ce qui est raisonnable en chacune qui doit permettre de découvrir des solutions capables de rallier tous les suffrages et d’apaiser toutes les consciences.

Jamais peut-être nous n’avons senti aussi clairement la nécessité de nous allier et de nous soutenir, parce que rarement l’universalité des peuples a senti aussi durement les rigueurs de l’adversité. En moins de cinquante ans, deux guerres ont semé la ruine et le découragement. À peine sortions-nous d’une première épreuve et vivions-nous dans l’illusoire félicité d’une victoire trompeuse que nous avons dû supporter de nouveaux malheurs imposés par l’ambition frénétique d’un peuple qui se croyait maître d’asservir l’univers. Une immense coalition d’hommes libres a affranchi le monde. Elle nous a rendu le service, en même temps qu’elle brisait nos fers, et nous rendait à la vie, de nous apprendre à détester toute dictature d’où qu’elle vienne et à nous insurger contre tout ce qui prétendrait nous empêcher de vivre libres.

Pareils, cependant, à ceux qui, sortant de l’obscurité, se sentent éblouis lorsqu’on les amène brusquement sous une lumière éclatante, nous demeurons interdits devant le spectacle de notre avenir. Soudainement livrés à nous-mêmes, nous nous apercevons que nous n’avons été libérés qu’au prix de sacrifices que rien ne pouvait laisser prévoir, que nous errons dans des ruines et qu’il nous appartient, non pas de reprendre une existence qui nous fut naguère peut-être trop facile, mais de reconstruire un édifice dont les fondations même sont bouleversées.

Pour ceux qui ne sont frappés que par le côté apparent des difficultés à vaincre, tout se réduit à des problèmes matériels. Trop aisément on ne voit que la nécessité de pourvoir aux besoins immédiats. Pourtant, pour ceux qui réfléchissent, auxquels la philosophie et l’histoire ont ouvert les yeux, et vous êtes de ceux-là, le problème est dominé par des questions morales sans lesquelles il n’est pas possible de découvrir de doctrine sûre, capable de fournir des remèdes certains.

Avant de parler des maisons à reconstruire, des industries à remettre en route et de stocks reconstituer, il faut se préoccuper de la moralité publique. C’est elle seule qui est susceptible de servir de base à l’établissement d’une société équilibrée. À quoi bon dresser de magnifiques plans d’urbanisme et les discuter dans le vide si les maisons ne s’élèvent pas. À quoi bon produire si la récolte doit rester entre les mains d’affameurs ? À quoi bon posséder des marchandises si elles doivent être accaparées par des spéculateurs ? À quoi bon compter sur les pouvoirs publics si des fonctionnaires sont vénaux et corrompus ? Comment compter sur une solidarité humaine, si chacun ne cherche que son intérêt particulier ? À quelle probité croire si l’on n’obtient ce qui est dû qu’en glissant des pourboires ? Quel fondement pourrait-on établir sur la Justice, si elle devenait partisane ? Il n’est pas de système social stable, pas d’économie possible, si tous les citoyens n’adoptent pas une ligne de conduite conforme aux règles de la morale.

Or, c’est par là qu’aujourd’hui nous avons le plus à faire.

Les guerres et les grandes convulsions sociales amènent incontestablement avec elles un grand abaissement de la moralité. Sans doute, à leur occasion, on assiste à de merveilleux développements de vertus. Les actes de courage, les sacrifices personnels, sont innombrables, l’amour de la patrie poussé au paroxysme conduit aux plus grands héroïsmes, les héros foisonnent et poussent très loin l’esprit de sacrifice. Mais, en s’éloignant des travaux pacifiques, l’homme se rapproche du temps où il était barbare. La nécessité où il est de compter pour rien la vie le fait revenir à la cruauté, l’obligation de trouver souvent dans le hasard ce qui lui est indispensable lui enlève le sens profond de la probité et, lorsque le moment d’abandonner les armes est venu, il se trouve transformé, moins capable de maîtriser ses instincts et par là, mal adapté pour la reprise de la vie sociale. Les dangers courus et dont il est sorti en frissonnant lui donnent un désir plus âpre de vivre pour lui-même comme s’il voulait prendre une revanche contre les incertitudes des années dangereuses. Un besoin de jouissance le pénètre alors que cependant que tout est dévasté et que les nations sont ruinées. Au moment où le travail serait le plus nécessaire pour reconstituer ce qui a été ravagé, où il devrait relever les décombres, il se sent pris d’une grande lassitude et manifeste la tendance à se procurer des joies égoïstes. Pour avoir été trop menacé et trop privé, il a soif de satisfactions immédiates et supporte mal les contraintes. Pourtant, beaucoup sont nécessaires et c’est dans le conflit entre ce désir individuel de retrouver le bonheur et la nécessité sociale d’un sacrifice général pour retrouver l’équilibre, qu’il faut voir une des causes principales du trouble qui bouleverse le monde.

 

Il est d’autant plus malaisé d’éviter ce conflit que nous avons dû, nous-mêmes, créer, pendant quatre ans, un déséquilibre social volontaire. Pendant les années dures de l’occupation, nous avons élevé la désobéissance et la rébellion à la hauteur d’un devoir. Nous avons encouragé une indiscipline nécessaire contre un régime injustement imposé, nous avons légitimement récompensé ceux qu’on aurait voulu nous représenter comme des fauteurs de troubles et nous avons ainsi contribué à ruiner l’économie de ceux qui voulaient nous asservir. Mais aujourd’hui que nous sommes débarrassés, nous réfrénons mal des habitudes de turbulence qui n’étaient bonnes qu’à ébranler une organisation haïssable et qui ne sont plus de mise dans un moment où nous avons au contraire besoin de discipline, de travail et de calme.

Seulement, on ne change pas le comportement des hommes mûrs aussi brusquement qu’il serait aujourd’hui souhaitable, et il faut tenir compte de leurs impatiences. D’autre part, une génération grandit qui n’a pas connu d’époque heureuse, dont l’esprit a été bouleversé dès l’enfance, c’est-à-dire lorsque se forme le jugement, et qui est arrivée top souvent à ne plus discerner le bien du mal. Ils ont vu leurs parents frauder — il le fallait pour vivre sous l’occupation — et ils imaginent mal qu’un acte qui paraissait naguère légitime soit devenu soudain répréhensible. Enfin, depuis que l’ennemi a été chassé, la misère qui a suivi n’a pas beaucoup encouragé à revenir à des idées plus saines. Sous l’empire de certaines nécessités et d’habitudes vicieuses la victoire n’a pas rendu encore une liberté sans laquelle la conscience humaine ne peut se former une notion nette de ses devoirs.

Ainsi notre premier souci doit être de refaire un esprit public sain. Je crois fermement qu’on y parviendra en plaçant chacun librement devant l’étendue de ses responsabilités. Si on prétend ramener l’homme à la moralité par des menaces et des mesures de rigueur et faire son bonheur en lui imposant des lois qu’il désapprouve et qui sont contraires à sa nature parce qu’elles portent atteinte à sa liberté, on lui fera perdre la notion de ses obligations sociales. Au contraire, l’homme libre et qui se sent responsable de ses actes est plus rempli de scrupules que celui auquel on impose des contraintes qu’il n’a pas délibérées et qui l’incitent à frauder. Si, libre de ses actions, il se montre mauvais citoyen, personne ne songe à lui trouver d’excuses.

Rousseau pensait que la loi est l’expression de la volonté générale. Peut-être doit-on préférer la formule de Diderot, qui estimait qu’elle constate seulement l’accord du plus grand nombre des volontés. De toute manière, la loi légitime est celle qui est conforme à l’opinion que se font du bien et du mal la majorité de ceux qui en subissent la sujétion et un gouvernement solide et durable ne pourrait maintenir son autorité par une multiplicité de lois et de règlements dont la majorité ne sentirait pas la nécessité et qui, par conséquent, n’inspireraient pas le respect.

Pendant la période où nous avons dû supporter la tyrannie d’un ennemi cruel et d’un pouvoir injuste, on nous a imposé une législation arbitraire. Personne n’a songé sérieusement à obéir. Mais à sa faveur s’est trop instaurée cette idée fausse que la réglementation peut pourvoir à tout, qu’il n’y a pas lieu de tenir compte des souhaits de la volonté générale et qu’on peut imposer aux citoyens, comme à titre d’expérience, toutes les obligations imaginées par les esprits utopiques de doctrinaires rêveurs. Trop facilement on fait bon marché de la notion de liberté. Au profit de quelques heureux bénéficiaires, au premier rang desquels voudrait s’inscrire l’État lui-même, on prétend tout guider, méprisant l’initiative individuelle, seule source du progrès. Une armée de fonctionnaires indifférents tend de se répandre sur le pays pour arrêter l’esprit d’entreprise. Ils arbitrent souverainement et souvent sans préparation, les problèmes économiques les plus obscurs.

Un membre de notre Institut nous a exposé naguère, et avec quelle autorité, comment, au temps de Colbert déjà, des jeunes hommes sans compétence définie et qui devaient plus à la faveur qu’au savoir, avaient acquis le droit de tout régenter et comment ces bourdons avaient dominé la ruche. Mais il vous a dit aussi comment la Révolution française avait chassé ces inutiles et donné à la France, dans la liberté, un siècle de prospérité. La loi qui porte atteinte aux libertés essentielles est une loi immorale parce qu’elle provoque la fraude et conduit au désordre. Croit-on qu’on fait une loi juste lorsqu’on met tous les citoyens dans la nécessité de la violer pour vivre, et que les magistrats, chargés de réprimer, sont dans l’obligation d’enfreindre eux-mêmes les textes qu’ils ont la mission d’appliquer.

Personne n’oserait contester que, dans les moments tragiques, il est nécessaire de mettre un frein aux spéculations des faiseurs d’affaires sans scrupules. Lorsque règne la disette, il faut veiller à la juste répartition des denrées. Aux périodes de péril, il importe au salut public de prendre des mesures rigoureuses, mais elles seront d’autant mieux acceptées par les bons citoyens qu’ils sauront qu’elles ne doivent avoir qu’une durée limitée et proportionnée au bouleversement. Il ne serait pas permis qu’à la faveur du malheur, on se propose d’instaurer définitivement un régime qui contrarierait les libertés du commerce et de l’industrie et qu’on tente de rendre permanente une réglementation qui se résout en tracasseries, trouble la société et aboutit, sous prétexte d’assurer la répression, à des provocations qui sont un encouragement hypocrite à la violation de la loi. Un gouvernement qui ne compterait que sur la police pour maintenir son pouvoir ne saurait durer. Il doit se fonder sur la confiance qu’il inspire aux citoyens que la police doit protéger et non persécuter.

Autant dans une période de malheur il est aisé de faire comprendre à chaque homme que son devoir civique lui commande de sacrifier à l’intérêt commun sur des choses essentielles, autant on démoraliserait et on diviserait un pays en voulant lui imposer des sacrifices dont il ne verrait pas la fin et dont il pourrait penser qu’ils ne lui sont demandés que pour servir les intérêts d’une classe ou d’un parti.

Quel Français refusera d’applaudir au châtiment des mercantis, des affameurs et des pêcheurs en eau trouble ? Quel Français auquel on promettra de lui rendre ensuite sa liberté, refusera de se soumettre avec désintéressement aux obligations temporaires que l’infortune publique rend nécessaires ? Son sacrifice sera d’autant plus unanime qu’il l’aura consenti pour le temps du péril et qu’il n’aura accepté d’être dirigé que pour la durée suffisante à rétablir l’ordre et recouvrer sa liberté.

La loi ne peut s’abstenir de tenir compte de l’état des mœurs au moment où on la promulgue, c’est-à-dire de l’estimation faite par l’opinion, de ce qu’est le bien et le mal, le permis et le défendu.

Dans l’incertitude où nous sommes de notre avenir, nous avons le devoir, tenant compte de ce que l’autorité de l’État est plus que jamais nécessaire, d’entretenir autour de nous cette idée que, pour mériter la liberté à laquelle nous avons droit et sans laquelle notre condition serait servile et méprisable, nous devons resserrer les liens de la solidarité nationale, nous unir pour triompher de l’adversité et ne pas attendre notre salut de moyens de fortune improvisée par de chimériques autoritaires. Il nous faut chercher notre équilibre social en donnant à chacun la notion qu’il acquerra sa liberté en ayant l’esprit social dans le sens noble du terme, c’est-à-dire en chassant l’égoïsme et en unissant les efforts individuels en vue du bien de tous. Ainsi provoquera-t-on la renaissance d’une moralité publique sans laquelle il n’est pas de société proprement organisée.

Où trouverait-on plus que dans une Compagnie, indépendante comme la nôtre, l’autorité convaincante capable de répandre ces idées qui me paraissent justes parce qu’elles s’inspirent de la loi morale ?

Pour moi, en dépit des tableaux sombres qu’on veut parfois me présenter, je ne me sens pas accessible au découragement. Trop souvent notre pays a montré qu’il savait sortir du tumulte et triompher de l’adversité. Il est possible qu’avant de retrouver l’équilibre et le calme, auquel nous aspirons et que nous devons assurer à nos enfants, nous rencontrions de grands obstacles et que le destin nous provoque des heurts, mais je pense que, pour chasser l’abattement et dominer l’infortune, il suffit que nous sachions qu’au bout de nos épreuves il ne dépend que de nous, de notre bonne volonté, de nos efforts, de notre travail et de notre persévérance de conquérir une liberté sans laquelle nous ne mériterions plus d’être considérés comme des hommes.