Centenaire de la mort de Lamennais, à Saint-Malo

Le 23 juillet 1954

André MAUROIS

Centenaire de la mort de Lamennais

SAINT-MALO, le 23 juillet 1954

DISCOURS

de M. André MAUROIS
Délégué de l’Académie française

 

Messieurs,

L’Académie Française m’a chargé de la représenter parmi vous, en ce jour où vous rendez hommage à votre illustre compatriote qui fut l’un des grands écrivains français. Il est beau d’évoquer ce Malouin dans le lieu même où, comme Chateaubriand, il vint écouter le refrain des vagues parmi les écueils.

Breton, Lamennais le fut par toutes les fibres dont son cœur était tissu. Et d’abord par la fermeté. « Absolu comme un moine et têtu comme un Breton », il y avait, en ce petit homme, une volonté que rien ne pouvait briser. Il était né grêle, chétif, avec une tête énorme et disparate ; il resta toujours nerveux et fébrile. Mais il fut, dans sa jeunesse, un ferrailleur redoutable et un duel ne l’effrayait pas. Dans son visage maigre et désolé, au grand nez en proue, les yeux ardents et le front superbe, « noirci par la foudre », annonçaient la force de l’âme. Comme les marins de Saint-Malo, après avoir montré leur bravoure sur les vaisseaux du roi, se hasardaient parfois en corsaires sur les océans, Lamennais, après avoir livré courageusement les batailles de l’Église, n’hésita pas à lancer, sur des mers inconnues, le brûlot solitaire de sa pensée.

Breton aussi par la foi. « Il était croyant comme il était vivant. » Si sa vérité, au cours de sa vie, sembla changer, il éprouva toujours le même besoin profond, de certitude absolue. Il avait faim et soif de croire. Fût-il resté un chrétien laïque qu’il serait devenu, sans doute, un autre Chateaubriand. Conduit au sacerdoce par de saints prêtres, qui croyaient bien faire, alors que la vocation lui manquait, il se vit condamné à un destin tragique. Mais quels qu’aient pu être ses scrupules, ses luttes et ses choix, il traversa un siècle déchiré par les éclairs des révolutions en ne cessant de porter, aux veux de ceux qui l’aimaient et de ceux même qui le blâmaient, la marque indélébile : Tu es sacerdos in aeternam. C’est lui-même qui dit un jour de ses ennemis : « Je leur montrerai ce que c’est qu’un prêtre. »

Je vous le ferai voir, au début de sa vie, admiré par tous pour son génie, entouré de disciples sous les ombrages de La Chesnaie, et véritable docteur d’une Église qui admirait alors ses hardiesses ; je vous le peindrai ensuite rencontrant la démocratie naissante et cherchant, dans la voix encore faible du peuple, les échos lointains de la voix de Dieu ; je vous l’exposerai frappé, condamné, réduit à une noble misère ; et j’essaierai enfin de prouver que ses aspects successifs ne sont pas contradictoires et qu’en dépit des changements apparents, Lamennais resta ce qu’il avait toujours été, évangéliste et révolutionnaire.

 

I

Imaginons-le d’abord au moment où il vient de publier son premier grand écrit : l’Essai sur l’indifférence en matière de religion. Le succès du livre avait été éclatant et comparable à celui du Génie du Christianisme. Chateaubriand appelait le jeune abbé : « Mon illustre compatriote », et l’assurait de son admiration. Lamartine disait : « C’est Pascal ressuscité », et l’abbé de Frayssinous : « Cet ouvrage réveillerait un mort. » Les visiteurs assiégeaient l’Institut des Nobles Orphelines où, dans le cul-de-sac des Feuillantines, l’auteur était l’hôte de l’abbé Carron. Lamennais refusait de les recevoir. Il entrouvrit pourtant sa porte pour un poète presque inconnu, Victor Hugo, qui cherchait un confesseur et qui fut touché par la redingote usée, par les bas bleus déteints et par les souliers de paysan de « l’abbé Féli ».

Celui-ci ne se laissait pas séduire par une vaine célébrité. Etouffant à Paris, il rêvait de campagne et d’air pur. Il fut heureux quand il put s’installer dans sa maison de famille, à La Chesnaie, qui devint alors un Port-Royal breton et romantique. Là il put réunir autour de lui de jeunes hommes assoiffés de vie spirituelle : l’abbé Gerbet, l’abbé Lacordaire, plus tard Benoist d’Azy, Salinis, Montalembert, Maurice de Guérin. « J’ai toujours envié », écrivait-il à Hugo, « le bonheur d’un curé de village dans les pays où le peuple est encore bon et simple. » Il aimait à vivre au milieu d’une cohorte de disciples qui l’admiraient et l’aimaient. Près d’eux, il retrouvait sa propre jeunesse. Il cachait, sous des dehors sarcastiques, une candeur juvénile et une gaieté affectueuse. Si jamais il eut un temps de bonheur, ce fut pendant les trop brèves années où il mena cette vie religieuse, amicale et abritée par les bois de La Chesnaie.

Ce qu’il enseignait alors était la domination universelle du catholicisme. Comme Joseph de Maistre, Lamennais, ultramontain, n’attendait le salut que de Rome. Il n’admettait pas qu’une Église gallicane, alliée à un gouvernement qu’il jugeait condamné, se permît jamais de s’opposer au siège de saint Pierre. Comme les grands papes du moyen âge, il souhaitait que la puissance civile fût subordonnée à la puissance spirituelle. Tout, rois et peuples, évêques et fidèles, pasteurs et troupeaux devait être soumis au Souverain Pontife. « Vous avez régné sur les rois », disait-il à l’Église, « puis les rois vous ont asservie. Séparez-vous des rois et tendez la main aux peuples. »

Lamennais s’oppose ici à Bossuet, qui souhaitait une Église de France zélée pour ses libertés. Mais Bossuet respectait le Grand Roi ; Lamennais méprisait les gouvernements de la Restauration. Il annonçait leur perte. « Le Malouin voyait venir la tempête. Il la saluait d’avance, car il espérait qu’elle lui permettrait de prendre le large et de se battre à sa guise, sur un vaisseau bien à lui[1]. » En 1824, il alla une première fois à Rome et fut reçu avec honneur. Le pape Léon XII l’accueillit en défenseur de la papauté. Certains auteurs disent que Lamennais fut alors invité à rester à Rome et qu’un chapeau de cardinal lui fut offert. Fait plus sûr et plus digne d’être rappelé, Léon XII, après le départ de l’abbé, dit de lui : « C’est un homme qu’il faut conduire avec la main sur son cœur. » Jugement profond. Si le conseil avait été suivi, la tragédie eût été évitée.

La Révolution de 1830 ne surprit pas l’abbé Féli ; il l’avait prédite. Le gouvernement de Juillet le déçut ; il aurait préféré la République. Quelle devait être l’attitude de l’Église devant ce bouleversement ? L’Église devait comme elle l’a toujours fait, disait Lamennais, accepter ce que Dieu a permis et le tourner à la plus grande gloire de Dieu. Elle devait donc être, au XIXe siècle, démocratique, libérale et scientifique. « Pour que le catholicisme redevienne ce qu’il fut, il faut que la science et la foi s’unissent de nouveau, et cette union, qui l’opérera, sinon la liberté ? » Peut-être sera-t-on surpris de voir cet ultramontain, ce théocrate prêcher avec ferveur la liberté ? Mais sa doctrine est cohérente : « Je n’ai d’autre maître, disait-il, que le Dieu tout-puissant, éternel, qui est maître de César. Et par conséquent j’exige de César la liberté religieuse, la liberté d’enseignement, la liberté d’association. Que si vous me dites que l’Église y perdra, vous vous trompez. Cette Révolution de 1830 a été bourgeoise, voltairienne. Elle consacre en fait le triomphe de Béranger, chansonnier anticlérical. Les catholiques pratiquants, en France, sont désormais en minorité. Or toute minorité doit être libérale. »

Ce n’est là que l’aspect tactique de sa position. L’aspect humain en est plus beau. Lamennais, de toute son âme, croit au peuple. Dans son fameux Essai, c’est sur le consentement universel qu’il a fondé la foi. Il est démocrate de cœur et cent fois plus révolutionnaire que La Fayette ou Béranger. La misère du peuple l’émeut. Il a choisi, pour lui-même, l’éminente dignité du pauvre. Aux prêtres, ses frères, il dit : « Ministres de Celui qui naquit dans une crèche et mourut sur une croix, remontez à votre origine, retrempez-vous dans la pauvreté, dans la souffrance, et la parole du Dieu souffrant et pauvre répandra sur vos lèvres son efficacité première. Sans autre appui que cette divine parole, descendez comme les douze pécheurs au milieu du peuple et recommencez la conquête du monde. »

Il souhaite donc la séparation de l’Église et de l’État. L’Église y perdra des subsides ; elle y gagnera la liberté et ce bien plus précieux : la pauvreté. Telles sont les idées qu’il défend dans le journal qu’il a fondé : l’Avenir, qui a pour devise Dieu et Liberté, et qui est bien nommé car, en vérité, l’abbé de Lamennais a de l’avenir dans l’esprit. Il devine que le suffrage universel sera raisonnable ; il comprend que l’Église gagnera tout à se séparer des Superbes ; il se tourne vers la démocratie pour lui enseigner l’Évangile. L’autre grand Breton catholique, Chateaubriand, n’est pas loin de penser comme lui, mais un politique ami de Lamennais, le baron de Vitrolles, prêche la prudence : « Très cher, vous êtes seul... Vous êtes bien haut, mais c’est dans les nuages et vous ne serez compris par personne... » En effet, le journal suscita bientôt des craintes, à droite et à gauche. La hiérarchie le désavoua. Le tirage baissa.

Ce fut alors que Lacordaire suggéra d’aller à Rome solliciter l’appui du Saint-Père lui-même et que trois pèlerins : Lamennais, Lacordaire et Montalembert se mirent en route. O naïve imprudence ! Rome pouvait tolérer ces francs-tireurs de la foi, mais comment leur eût-elle donné une approbation officielle ? Le pape Léon XII n’était plus là pour poser sa main sur ce cœur agité. Grégoire XVI reçut Lamennais, lui offrit du tabac dans une boîte en lapis-lazuli, ne lui parla pas de l’Avenir et, après son départ, le foudroya par l’encyclique : Mirari vos. Ce fut pour Lamennais un coup terrible. Il avait exalté Rome au-dessus des trônes de la terre et Rome le frappait. Il s’inclina, mais, en se relevant, murmura comme Galilée : « E pur si muove ! » Cependant ses ennemis triomphaient et plus d’un ami s’éloignait, avec une hâte excessive.

Sombre, apocalyptique, il chercha refuge à La Chesnaie. Là, près de Gerbet, de Lacordaire, il retrouva quelque temps sa vie méditative et affectueuse. Mais son âme brûlait de retourner au grand combat : « C’est au peuple, au vrai peuple qu’il faut s’identifier ; c’est lui seul qu’il faut amener à défendre sa propre cause, à vouloir, à agir. Le temps est venu de dire tout... » Ce tout fut un petit livre apocalyptique, génial pastiche des prophètes, qu’il appela : Paroles d’un croyant. Sainte-Beuve, chargé de publier cet éloquent pamphlet, en admira la vigueur. « Cet ouvrage, dit l’imprimeur, va faire bien du bruit. Mes ouvriers eux-mêmes ne peuvent le composer sans être comme soulevés et transportés ; l’imprimerie est toute en l’air. » Et c’était vrai. Les typographes avaient appris l’ouvrage par cœur et le récitaient dans un enthousiasme fiévreux.

L’émotion, dans toute l’Europe, fut immense. Appel aux foules souffrantes, appel aux peuples opprimés produisaient un effet magique. Les vieilles monarchies sursautaient de colère. Eh ! quoi ? Le coup le plus dur leur venait d’un prêtre ! Les chancelleries se plaignirent à Rome. En France, Chateaubriand approuva, mais les compagnons de La Chesnaie, Lacordaire, Gerbet, Montalembert rompirent avec leur maître d’hier. La jeunesse s’arrachait les Paroles d’un Croyant. Naturellement, Paris faisait des mots : « C’est un bonnet rouge planté sur une croix. » — « C’est Babeuf débité par Ézéchiel. » — « C’est Quatre-Vingt-Treize faisant ses Pâques. » Le conseil des ministres délibéra deux heures si l’on poursuivrait l’auteur. Ceux même qui blâmaient la noire fureur du ton admiraient la beauté du style. Mais de Rome, par l’encyclique Singularis nos, tomba la foudre de la condamnation. Lamennais eût accepté de se soumettre sur une question de dogme, non sur une question politique et sociale. Ce fut la rupture.

Ah ! quelle figure étrange et désolée fait dans le siècle un prêtre défroqué ! Pauvre jusqu’à la misère, Lamennais ne put, après 1836, garder La Chesnaie. Sa pauvre carcasse avait jadis ballotté dans sa soutane ; il paraissait encore plus maigre depuis qu’il avait quitté celle-ci. Il échoua dans une modeste chambre de Paris et rêva de se faire bâtir un cachot à la porte duquel on verrait un chêne en éclats, brisé par l’orage, avec la devise : Je romps et ne plie pas. Les visiteurs étaient rares. Parfois Béranger, Chateaubriand et Lamennais se réunissaient sous la tonnelle du chansonnier qui s’était fait « l’infirmier des grands orgueils brisés du temps », et le sarcastique Sainte-Beuve appelait ce brelan de rois sans couronne : « Le Carnaval de Venise de notre haute littérature. » George Sand se disait charmée de Lamennais : « Il n’a jamais existé sur terre, écrit-elle, un cœur plus tendre, une sollicitude plus paternelle... » Lamennais, lui, n’aimait pas les femmes et soutenait qu’aucune d’elles ne peut suivre un raisonnement plus d’un quart d’heure. Il était pourtant devenu un familier de l’Hôtel de France, rue Laffite, où vivaient Sand, Marie d’Agoult, Liszt et où il rencontrait Mickiewicz, Ballanche, Eugène Sue. Là son œil vert, son grand nez acéré comme un glaive effrayaient les timides ; les autres admiraient sa candeur naïve et sublime.

Il continuait à écrire des livres et des articles, d’une violence qui inquiétait. « Je crains bien, disait Béranger, que faible et bon comme il l’est, il ne tombe de Charybde en Scylla... Le voilà sans carte et sans boussole et rien ne garantit qu’il n’échouera pas au premier écueil... » Le gouvernement, qu’il attaquait, le persécutait. Il y eut, chez lui, une descente de police. Chateaubriand lui écrivit généreusement : « Si la pensée n’est plus en sûreté dans votre grenier, mon illustre ami, ma maison vous est ouverte. » Lamennais, lui, ne voulait penser qu’à la misère extrême des pauvres gens. Son ton devint plus âpre en 1840, dans un pamphlet : le Pays et le Gouvernement, où il flagellait durement M. Thiers. Qui possède un style de feu se brûle à sa propre flamme. La brochure fut saisie, l’auteur traduit en cour d’assises et condamné à un an de prison. Le 4 janvier 1841, il entra à Sainte-Pélagie.

 

II

Peu de scènes plus belles que la visite, à Lamennais emprisonné, de Chateaubriand désabusé. Ce dernier l’a décrite à sa grande manière : « Je ne vais pas voir les prisonniers, comme Tartuffe, pour leur distribuer des aumônes, mais pour enrichir mon intelligence avec des hommes qui valent mieux que moi... Dans la dernière chambre en montant, sous un toit abaissé que l’on peut toucher de la main, nous, imbéciles croyants de liberté, François de Lamennais (il aurait dû écrire Félicité de Lamennais, mais il a voulu balancer sa phrase) et François de Chateaubriand, nous causons de choses sérieuses... Il a beau se débattre, ses idées ont été jetées dans le monde religieux ; sa parole a retenu le bruit du ciel... »

Chateaubriand, tout en traitant le prisonnier avec amitié, regrettait profondément que Lamennais n’eût pas, en restant attaché au sacerdoce, conservé son autorité. La jeunesse eût alors entouré le missionnaire, en qui elle eût trouvé à la fois les idées qu’elle aime et le progrès auquel elle aspire. « Quelle puissance que l’intelligence et la liberté représentées dans un prêtre ! Dieu ne l’a pas voulu, concluait Chateaubriand. Nous avons été bercés en naissant par les mêmes flots ; qu’il soit permis à mon ardente foi et à mon admiration sincère d’espérer que je rencontrerai encore mon ami réconcilié sur le même rivage des choses éternelles. »

Il me plaît d’imaginer, en ces suprêmes contestes, les deux grands Bretons assis dans une cellule de Sainte-Pélagie et dominant, de toute la hauteur de leurs génies, leurs destinées et leurs temps. Tous deux ont aimé dès l’enfance la mer, leur première nourrice, et accueilli la tempête avec ravissement. Chateaubriand a trouvé dans son cœur les orages désirés, Lamennais dans son esprit. Chateaubriand a grandi dans la forteresse féodale de Combourg ; Lamennais sous les ombrages, plus rustiques, de la Chesnaie. L’un et l’autre ont fait preuve de fidélités toutes bretonnes, Chateaubriand à un roi auquel il ne croit plus guère, Lamennais à la liberté et au peuple. Tous deux s’avancent en tâtonnant dans la nuit froide « où l’on cherche un trésor et où l’on ne trouve qu’une fosse ». Tous deux croient que le monde va vers un bouleversement total, mais Chateaubriand, qui n’attend des hommes rien de bon, ne voit plus d’avenir qu’au ciel ; Lamennais pense que, de ce bouleversement, renaîtra une société. « Je trouve partout, dit-il, des résistances du passé contre l’avenir, mais je les trouve aussi partout vaincues. C’est pourquoi je ne m’étonne ni ne m’effraie... Quand je regarde l’Europe, j’y vois le travail de quelque chose de grand qui va naître. Mais l’enfantement de Dieu sera long. »

Lorsqu’éclata la Révolution de 1848, elle ne surprit ni Chateaubriand, ni Lamennais. Le premier qui gardait, dans son agonie, sa haine pour Louis-Philippe, murmura : « C’est bien fait. » Le second alla porter dans l’Assemblée nationale, sur les gradins de la Montagne, son visage semblable au masque de Dante, son œil d’aigle, sa redingote usée, ses bas bleus et ses gros souliers. Sa voix était si faible qu’il fallait venir au pied de la tribune pour l’entendre. « L’Assemblée me fatigue, disait-il. L’air qu’on y respire asphyxie aussi bien au physique qu’au moral. » Mais il fonda un journal, le Peuple constituant, qui tirait à quatre cent mille exemplaires quand les Journées de Juin filèrent le suaire de la Révolution. Après ces jours de réaction, un cautionnement fut exigé des journaux et Lamennais saborda le sien : « Il faut aujourd’hui de l’or, beaucoup d’or, pour avoir le droit de parler », écrivait-il amèrement dans le dernier numéro encadré de noir. « Nous ne sommes pas assez riches. Silence aux pauvres ! »

Le coup d’État du Napoléonide l’atterra. C’était désormais la nuit sans étoiles. Nox sine stellis. Il mourut en 1854. Peu de temps avant sa mort, il tomba en prière. « Voilà les bons moments, dit-il ensuite. Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur. Où sont-ils ? Qui nous le dira ? » Il mourut dans la foi qu’il s’était faite et demanda à être enterré dans la fosse commune : « Comme le marin mort, dit l’abbé Boulier, descend dans les flots qui referment sur lui sa tombe liquide, sans une croix, sans un pli, Lamennais voulut glisser dans la glaise anonyme où les misérables qu’il a tant aimés, et qui l’ont aimé, dorment leur dernier sommeil. »

Le gouvernement impérial, qui craignait des manifestations, exigea un enterrement nocturne et clandestin. Ce fut le Mercredi des Cendres, 1er mars 1854. Les masques qui descendaient des derniers bals virent, devant une vieille maison du Marais, derrière un cercueil, quelques hommes illustres en habit noir. Parmi eux Lamartine et Béranger. Des étudiants se joignirent à ce petit cortège, qui fut bientôt encadré de police et de pelotons de cavalerie. Au bruit des chevaux sur le pavé, des gens se mirent aux fenêtres et demandèrent : « Que se passe-t-il ? » Les jeunes répondirent : « Lamennais est mort. Tous au Père- Lachaise ! » Devant le cimetière, on se trouva quelques milliers. Il ne fut pas permis à la foule d’entrer. Comme il l’avait voulu, Lamennais fut enterré sans un mot, sans une pierre tombale, sans la croix pour laquelle il avait brisé tant de lances.

 

III

Ah ! que ne repose-t-il, comme il l’avait souhaité un moment, sur le Grand-Bé, au pied de la tombe de Chateaubriand ! Mais si son corps, sous la terre, n’est plus qu’une argile sans nom, la pensée de Lamennais demeure vivante. Le ver irréfutable, celui qui dévore les mémoires et les gloires, l’a respecté. Son ami Vitrolles lui avait dit un jour : « Vous subissez, mon ami, les conditions de votre génie. Il est enfant de la tempête et vous la semez au loin, sans le savoir. » Ce qu’a semé cet impétueux esprit a germé. Dès 1854 tout, dans l’Église, devenait peu à peu mennaisien. Plus tard, la politique sociale de Léon XIII se rapprocha tout à fait de celle qu’avait définie Lamennais. La démocratie chrétienne, le catholicisme social, la liberté de l’enseignement, la liberté de la presse, la séparation, tout ce qu’il rêvait et désirait lui survit. D’autres forces coopèrent avec celles-là et ne sont pas moins nécessaires, mais si le catholicisme garde, en notre société française, une telle place, il le doit pour une large part à Lamennais et à ceux qui, en des temps plus propices, ont pu, sans se séparer de l’Église, y faire germer les grains semés à La Chesnaie.

De quelque point de l’horizon politique qu’il vienne, un Français ne peut que s’en réjouir. Avons-nous trop, pour rétablir en son unité notre pays et pour porter remède aux misères, de toutes les bonnes volontés ? « L’avenir me justifiera », répétait Lamennais. L’avenir 1’a justifié. À son frère, il avait laissé ce testament : « Je te lègue la plus belle chose du monde : la vérité à défendre. » À nous tous il a légué, sur sa vie et sa pensée, des vérités à défendre. J’ai essayé de vous montrer cette grande âme divisée contre elle-même. « Prêtre par le cœur, prêtre par la raison, prêtre toujours », et condamné par les siens, Lamennais fut un être déchiré. Affectueux et tendre, aimant à être aimé, il se sépara pourtant de ses plus chers amis lorsqu’il se trouva en désaccord avec eux. « Mais il avait, dit Sainte-Beuve, le don d’attacher et c’est ainsi qu’on a vu à son lit de mort les représentants des diverses époques de sa vie, étonnés de se trouver là ensemble et réunis dans une commune douleur. » Ainsi nous voici, messieurs, non point étonnés de nous trouver ici ensemble, puisque nous y sommes pour honorer la mémoire d’un grand homme, mais unis dans une commune piété et dans une commune volonté de rendre justice à celui qui défendit toute sa vie, envers et contre tous, la justice et la liberté.

André MAUROIS.

 

[1] Abbé Jean Boulier.