Troisième centenaire de Claude Favre de Vaugelas

Le 9 juillet 1950

Édouard HERRIOT

TROISIÈME CENTENAIRE

DE

CLAUDE FAVRE DE VAUGELAS

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. ÉDOUARD HERRIOT

Au nom de l’Académie française

 

On ne peut espérer que l’opinion publique se passionne pour le troisième centenaire de Claude Favre de Vaugelas, baptisé le 6 janvier 1585 à Meximieux, mort en 1650. Il fut, en somme qu’un grammairien et non de cette grande espèce des Bopp, Egger ou Max Muller qui, par leurs études comparées sur les langages anciens, ont contribué pour une part à l’histoire de l’humanité. Les vues de Vaugelas sont plus modestes. Son laboratoire ne dépasse pas les limites de l’Académie française ou celles de l’hôtel de Rambouillet et de la rue Saint-Thomas du Louvre ; il faut le voir dans la chambre bleue de la marquise, en conversation avec Voiture et Balzac, je devrais dire avec Valère et Bélisandre. Mais l’homme a eu la vie et le caractère les plus pittoresques ; il fut une sorte de bohême toujours endetté, toujours aux prises avec ses créanciers qui, après sa mort, se saisiront de tous ses papiers et l’auteur des célèbres Remarques sur la langue française nous figure à merveille ce qu’était cette charmante France du XVIIe siècle en son printemps lorsqu’elle conservait encore son aimable liberté avec quelque désordre.

On nous dit qu’il était un élégant cavalier, d’allure mousquetaire, de belle taille, aux yeux et aux cheveux noirs, au visage coloré. On le représente comme un homme timide et naïf, parfaitement courtois, surtout, avec les dames, ce qui mesure, dans notre pays, le degré de l’éducation. Les documents qui ont été conservés nous montrent un gentilhomme pareil à ceux qu’Abraham Bosse a gravés, avec la longue cadenette, le manteau court, le pourpoint brodé, le col de dentelles, le haut de chausses bouffant, les bottes à revers, des rubans et, à la ceinture, la petite oie.

Les Vaugelas sont une famille de robe. Le père de Claude, Antoine Favre, qui appartenait aussi à notre région, avocat au Sénat de Chambéry avait fondé l’Académie Florimontane. Nul ne lit plus ses œuvres que Lyon eut l’honneur d’imprimer, pas même ses quatrains moraux publiés avec ceux du seigneur de Pibrac, magistrat poète. Par bonheur pour lui, Favre avait eu pour auxiliaire dans la fondation de cette académie qui s’était donné pour emblème un oranger en fleurs l’indulgent et gracieux le François de Sales. Vaugelas jeune homme put lire l’Introduction à la vie Dévote, infiniment plus répandue et appréciée que les subtils traités juridiques de son père.

C’est en 1625 qu’Antoine Favre légua la baronnie de Pérouges à son second fils Claude.

La vie de Vaugelas correspond à l’époque de Charles Emmanuel dit le Grand, le duc ambitieux à qui Henri IV enlevait, par le traité de Lyon, en 1601, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex et de Victor Amédée Ier, mari de Christine de France, généralissime des troupes françaises d’Italie.

Ayant obtenu du roi Louis XIII une pension de deux mille livres, Vaugelas fut placé, en qualité de gentilhomme ordinaire, chez Gaston d’Orléans dont il devint chambellan. Étrange maître, fort brouillon, sans cesse occupé d’intrigues et de révoltes, mêlé à tous les complots contre Richelieu, ami infidèle de Cinq Mars et de Thou. Vaugelas, après bien des traverses qui trouèrent son beau pourpoint, meurt au début de la Fronde, au moment où Gondi s’entend avec Condé. Il a connu la fille de Gaston, la Grande Mademoiselle, la riche héritière qui avait voulu d’abord épouser un roi et qui, plus tard, aimera Lauzun. Les Remarques sur la langue française paraissent en 1647, c’est à dire peu de temps avant les célèbres édits bursaux de Mazarin et l’arrêt d’Union provoqué par le Parlement. C’est dire que le grammairien vécut dans une époque fort troublée. On comprend que sa pension lui ait été payée de façon irrégulière et qu’il ait connu des jours difficiles, même lorsqu’il fut devenu gouverneur des princes de Carrignan, dont l’un était sourd-muet, et l’autre bègue. On dit que la princesse le tourmenta fort, l’obligeant à tenir toujours debout et découvert.

Vaugelas eut de bonne heure la réputation de parler correctement notre langue et d’en connaître toutes les règles ce qui lui valut d’être admis à l’Académie française, avant qu’il eût rien publié et d’occuper l’un des premiers, un de ces sièges que la tradition décore du nom de fauteuils mais qui ne sont en réalité que de très modestes chaises. Il fut chargé avec Chapelain de l’établissement du Dictionnaire. Chapelain avait reçu de Richelieu une mission plus étendue, tracer le plan du grand ouvrage et d’une grammaire, critiquer le Cid ; il n’a pas encore composé sa fameuse Pucelle qui rebutait si fort la duchesse de Longueville et pour laquelle Boileau se montrera si sévère. Mais, dans le travail même du Dictionnaire, chaque mercredi, le scrupuleux Vaugelas était, malgré sa modestie, l’académicien le plus écouté lorsqu’il s’agissait d’épurer et d’unifier la langue française, selon la volonté du Cardinal pour qui cette entreprise était une part de ses vastes desseins. Vaugelas appartient à l’Académie dès 1634 alors que le Parlement n’accorde les lettres patentes qu’en juillet 1637. Ses observations sur la langue sont toujours accueillies avec faveur. Il est aussi le plus appliqué des membres de la compagnie que l’on raille déjà pour le peu d’assiduité de ses membres et pour leur lenteur au travail. Boisrobert se plaint du temps qu’il faut à l’Académie pour étudier un seul mot.

J’en ai vu tel aux Avents commencé

Qui vers les Rois n’était guère avancé

En fait, la première édition du Dictionnaire ne paraîtra qu’en 1694. Au début, les exercices des Académiciens n’avaient pas été bien réglés ; ils se bornaient à changer des morceaux d’éloquence, suivant une tendance bien française.

Les Remarques « utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire » publiées en 1647, sont le résultat et le résumé d’une longue expérience. Éditées sous la forme d’un gros volume chez la veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, imprimeur et libraire ordinaire du Roy, rue Saint-Jacques, à la Toison d’Or, elles sont dédiées à l’éloquent chancelier Pierre Séguier, signataire des lettres patentes de l’Académie et protecteur de cette compagnie depuis la mort de Richelieu ; c’est dans son hôtel de la rue de Grenelle Saint Honoré qu’il a donné un siège fixe à ses confrères. « Il me semble, écrivait Pellisson, que je vois cette île de Delos des poètes errante et flottante jusques à la naissance de son Apollon ». Pour Vaugelas, le maître des langues vivantes, c’est l’usage, c’est-à-dire la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, selon la façon d’écrire des meilleurs auteurs du temps. Vaugelas se rapproche ainsi de Molière, préférant au savoir « enrouillé des pédants », le langage des courtisans et croyant que l’on peut être aussi habile avec un point de Venise et des plumes qu’avec une perruque courte et un petit rabat uni. Le grammairien nous découvre ses maîtres : le cardinal du Perron, cet étrange prélat qui voulait bâtir un temple à l’Inconstance et l’évêque Nicolas Coëffeteau, prédicateur ordinaire de Henri IV. Ses Remarques, il les écrit sans ordre préconçu.

L’usage de la Cour, tel qu’il le recommande, c’est, en réalité, l’usage de l’Hôtel de Rambouillet où l’on discute sur la conjonction car, où l’on se demande si l’on doit dire muscardin ou muscadin, prononcer aveine ou avoine. La préciosité n’apparaîtra qu’un peu plus tard, à Paris, et en province, surtout à Lyon ; elle naîtra de l’esprit de société et de la formation de nombreuses coteries. Ce que Vaugelas veut fixer, c’est le langage de l’honnête homme.

Son ouvrage manque de méthode. Mon maître et ami Ferdinand Brunot l’a examiné en détail dans son admirable Histoire de la Langue française. On peut reprocher à Vaugelas d’avoir fait peser lourdement le poids de la règle sur l’imagination créatrice de l’écrivain, de s’être attardé à des minuties. Malgré des critiques de détail, son œuvre s’impose. Elle a contribué à nous donner l’admirable langue du XVIIe siècle classique. Racine emportait les Remarques à Uzès pour les méditer. Boileau le tenait pour un excellent juge. Saint-Evremond s’inclinait devant son autorité. Et, pour obéir à ses préceptes, Corneille remania nombre de ses vers. Nous devons à Vaugelas, pour une grande part la pureté de notre langue. Il est remarquable que notre grammairien fut l’un des premiers à répandre les mots de pudeur et de tolérance. Il défend le mot poitrine. En bref, il a par sa réaction contre les influences de l’Italie et de l’Espagne, créé de l’idiome français. Somme toute, c’est une grande œuvre.

Vaugelas meurt en février 1650. On ne sait s’il était encore baron de Pérouges car il avait vendu sa baronnie et l’on n’est pas sûr qu’il ait pu la racheter. Il parait même qu’il avait dû céder son corps aux chirurgiens ; c’est ce que conte du moins cette mauvaise langue de Fréron. Le 27 du mois, il fut conduit, par un cortège de quarante-deux prêtres et quatre porteurs en l’église de Saint-Eustache où il semble bien qu’il fut inhumé.

Mais la bataille autour de la langue continue après Vaugelas. Il avait eu des contradicteurs, comme La Motte le Vayer, et Scipion Dupleix, ce dernier défendant la langue du XVIe siècle. Le mouvement précieux se développera et poursuivra les efforts de Vaugelas, an moins pour l’étude passionnée de la langue. A Lyon, en 1656, Chappuzeau publiera le Cercle des Femmes, dont Molière, qui était sur les bords du Rhône à cette date s’est peut-être inspiré pour ses Précieuses Ridicules. La langue française malgré les tentatives de Vaugelas pour la fixer, évoluait. Et son ami Voiture le comparait à ce barbier cité par Martial ; quand il avait achevé de raser son client la barbe, déjà, repoussait. Altera barba subit. Quelque estime que l’on professe pour elles, les Remarques marquent seulement une époque dans l’histoire de notre langue.

L’intérêt de leur évocation, c’est de ramener notre attention sur ce qu’André Siegfried appelait tout récemment : « La valeur de notre instrument français d’expression ». Pour que notre parler garde sa portée internationale, — aujourd’hui menacée, — il faut qu’il ait la qualité d’une monnaie ayant cours partout. Notre public, par l’intérêt qu’il porte aux questions de grammaire, montre qu’il s’intéresse à l’intégrité de notre culture que représente l’intégrité de notre langue.

Par infortune, les dangers surgissent au moment où on les attendait le moins.

Récemment, une proposition de loi votée sans débat par l’Assemblée Nationale, invite le Conseil Supérieur de l’Instruction publique à favoriser l’étude des langues et dialectes locaux elle permet aux maîtres de recourir à ces parlers dans les écoles primaires et maternelles ; tout instituteur peut être autorisé à leur consacrer une heure chaque semaine. Le même enseignement peut prendre place dans les écoles normales, les lycées et les collèges ; en sa faveur, on pourra créer des chaires et de nouveaux diplômes. Voila donc le breton, le basque, le catalan et « la langue occitane » introduits dans notre université.

Mon confrère et ami Georges Duhamel a protesté contre ce texte dans une série d’articles retentissants. Il s’est élevé contre cette atteinte à l’unité française. Déjà, en 1942, Jacques de Lacretelle avait dénoncé un projet du même genre mais préparé, celui-là, par l’autorité allemande d’occupation. Le syndicat national des instituteurs s’oppose formellement à cette dangereuse nouveauté. Le bon sens, à lui seul, impose cette vérité que dans l’esprit trop surchargé de l’enfant, il ne faut pas, une fois de plus, sacrifier l’essentiel à l’accessoire. On ne sait plus l’orthographe ; on méconnait les règles essentielles de la grammaire. Et pourquoi, au nom du principe ainsi posé, n’introduirait-on pas l’allemand dans les écoles alsaciennes et les parlers régionaux dans les pays de l’Union française ? Pourquoi exiler l’argot qui a une si large part dans l’œuvre de Villon ? La Révolution française combattit l’usage des dialectes comme une forme du fédéralisme et défendit l’unité de la langue comme le symbole de l’âme française. Ainsi parlent l’abbé Grégoire et Talleyrand. Modestement, après eux, j’ose appeler l’attention, titre personnel, sur la gravité des mesures envisagées, alors que le français a déjà perdu son privilège dans les relations internationales, hier au profit de l’anglais, demain peut-être au profit du russe. Ainsi notre hommage à Vaugelas prendra toute valeur utile. Il nous rappelle notre devoir envers l’unité de la langue, qui est une des formes de l’unité de la Patrie.