Commémoration de la défense de Dunkerque

Le 4 juin 1950

Robert d’HARCOURT

Commémoration de la Défense de Dunkerque

Les 4 et 5 juin 1950

DISCOURS

DE

M. ROBERT D’HARCOURT

 

 

Amiral[1],
Monsieur le Sous-Préfet,
Messieurs les Officiers Généraux,
Mesdames,
Messieurs,

 

Un grand écrivain de chez nous, Eugène Melchior de Vogüé, a tracé ces mots « Dix ans de vie humaine, profond lac d’oubli ». Voilà une parole contre laquelle proteste passionnément le sol sur lequel j’ai l’honneur de prendre aujourd’hui la parole au nom de l’Académie française.

Il y a des terres qui font de l’oubli une impiété et une désertion.

Oublier ? Comment le pourrions-nous ? Oublier nos combattants de Mai et de Juin 1940 luttant en Belgique et en France dans une tragique inégalité des forces, soldats obscurs d’une cause d’avance perdue, auxquels ce signe de la défaite imméritée, inscrit dès l’origine sur leur front, donne d’autant plus de titres aujourd’hui à notre piété

La partie était jouée avant d’être commencée. Nous n’étions pas prêts et cette impréparation n’avait qu’un avantage : elle criait notre innocence. Vous vous rappelez les chiffres : 40 avions de bombardement de notre côté aux premiers jours de la guerre ! La France entrait désarmée dans une lutte qu’elle n’avait pas voulue, que lui imposait seul le respect de sa parole et des droits de l’humanité. Mais elle ne pouvait se dérober. L’Allemagne nazie avait sauté à la gorge de Pologne comme le fauve qui a préparé son bond, et la Pologne avait avec nous un traité formel d’assistance. Nous eussions pu laisser égorger le faible. Vous vous rappelez la voix hideuse de la lâcheté : le « mourir pour Dantzig ». Une seconde fois nous eussions pu obéir à cette voix insidieuse et perfide de la lâcheté en octobre 1939, au moment où l’Allemagne, sur le cadavre encore chaud de la Pologne assassinée, nous tendait une main souillée de sang. Il y eut alors, nous le rappelons en rougissant, des Français, des hommes de chez nous qui voulurent prendre cette main offerte par le crime et dont le mot d’ordre à ce moment fut « la paix immédiate ».

N’oublions jamais cela. Ce que nous aurait donné la paix de Hitler, nous le savons : une quiétude animale de quelques années achetée au prix de l’esclavage pour toujours.

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*   *

Après les longs mois inertes et troubles de la « drôle de guerre », le drame de l’invasion. L’effondrement, chez nous et à côté de nous chez notre vaillante alliée, l’acharnement des stukas hitlériens. Le destin du monde à ce moment était suspendu à un pays : la Grande-Bretagne, à un homme W. Churchill. Si l’Angleterre, cette Angleterre dont tous les jours, avec des cris de triomphe, la radio du  Dr Goebbels annonçait qu’elle « flambait comme une torche », si l’Angleterre avait alors fléchi, c’en était fait pour toujours de la lumière du monde.

Permettez-moi, Messieurs, de vous remettre en mémoire quelques-uns de ces textes magnifiques de Churchill.

Le discours du 4 juin 1940 :

« Nous ne fléchirons, nous ne céderons jamais. Nous marcherons jusqu’à la fin ».

Et, quatre mois plus tard, son discours du 21 octobre radiodiffusée en français avec cet étrange et rude accent britannique qui reste dans nos oreilles :

« Français, armez vos cœurs à neuf. Jamais je ne croirai que l’âme de la France soit morte, ni que sa place parmi les grandes nations du monde puisse être à jamais perdue. Tous les complots et tous les crimes de M. Hitler sont en train d’attirer sur sa tête et sur la tête de ceux qui se rallient à son régime un châtiment que beaucoup d’entre nous verront de leur vivant. Ayez donc espoir et confiance. Tout se rétablira: Bientôt vous pourrez aider le bras qui frappe pour vous, et vous n’y manquerez pas. Allons, bonne nuit : dormez bien, rassemblez vos forces pour l’aube, car l’aube viendra. Elle se lèvera brillante, pour les braves, douce pour les fidèles qui auront souffert, glorieuse sur les tombes des héros. Vive la France ! »

Textes vieux aujourd’hui de dix années, que rend émouvants l’accent fraternel d’affection qui y vibre. Textes magnifiques de virilité et de force dans l’espérance et qu’il ne faut pas nous lasser de reprendre. Si jamais nous étions tentés de douter de l’amitié anglaise, amitié qui dans l’énorme inquiétude du monde représente encore aujourd’hui notre meilleure chance, c’est à ces anciens textes qu’il faudrait revenir. Ils sont des comprimés de confiance !

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*   *

Ces Français dont Churchill ne doutait pas, parce qu’il connaissait l’âme de notre peuple, ont répondu à cette attente : la Résistante a sauvé l’honneur français Que notre peuple ait pendant 4 ans résisté au déferlement quotidien de la propagande allemande dans la presse, à la radio, sur nos murs, qu’il soit resté debout et fier en dépit des voix qui lui conseillaient de s’agenouiller, fermant désespérément ses oreilles à l’immense chuchotement de la lâcheté et de l’intérêt, c’est une preuve de la qualité du métal dont est fait son cœur.

Il a fait plus que se refuser à la collaboration. Il a passé à l’action. Il comprenait qu’il est indigne d’un grand peuple de se contenter de se laisser délivrer par ses alliés, que le sacrifice personnel est le prix de la liberté.

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J’ai parlé de la guerre. Je n’ai rien dit de la paix, de cette pauvre Paix incertaine et fragile qui essaye douloureusement de s’ébaucher au milieu d’un monde déchiré. Au terme de l’autre guerre, de celle de 1914, on osait dire que le monde avait vu la dernière guerre. La dernière guerre, c’est un mot dont les hommes déçus par l’Histoire n’ont plus le courage aujourd’hui !

Cette pauvre Paix, nous avons d’abord à la faire chez nous. À l’intérieur de notre pays que d’incompréhensions mutuelles, de rancunes, de divisions !

Dévastée matériellement, la France a besoin de travail, de la continuité dans l’effort dont cette terre donne un exemple magnifique. Meurtrie moralement elle a besoin d’entente et d’unité. Et elle a surtout soif d’honnêteté après l’expérience qu’elle a faite des gouffres où conduit l’habileté sans la conscience. Elle se relève lentement. Est-ce trop d’optimisme de ma part ? Mais il me semble déjà voir sur ses lèvres le sourire des convalescences. Aucune des grandes et belles choses de cette vie ne se font sans patience. Ce n’est pas aux hommes de cette terre si tragiquement choisie par le démon de la guerre que j’aurai à rappeler cette loi qui est celle de toutes les croissances.

 

 

[1] M. l’Amiral Nomy représentant le Gouvernement.