Rapport sur les concours littéraires de l'année 1954

Le 16 décembre 1954

Georges LECOMTE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 16 DÉCEMBRE 1954

Rapport sur les concours littéraires

DE

M. GEORGES LECOMTE
Secrétaire perpétuel

 

 

Durant les quatre mois au cours desquels les membres de l’Académie française lisent d’innombrables volumes présentés pour ses divers Prix, rédigent ou écoutent des rapports sur chacun d’eux et en délibèrent, nous avons eu, cette année, un dérivatif à nos travaux habituels en guerroyant contre l’abus des groupes — trop nombreux, trop volumineux et souvent incompréhensibles — d’initiales.

L’épigraphie nous a renseignés sur certaines inscriptions lapidaires latines, telles S.P.Q.R., abréviation de Senatus populusque romanus. On sait aussi que les « sigles » — pour les appeler par leur nom — s’étaient tant multipliés sous Justinien qu’il en avait interdit l’usage.

Chez nous, au début du siècle, il n’était question que d’un raccourci de deux ou trois lettres, par exemple : R.F., P.T.T., P.L.M., C.G.T. Mais, depuis la récente guerre, il y a eu prolifération en quantité et en allongement. Ce sont des cinq, six majuscules et davantage, ayant un aspect de formule algébrique. Il en est de même à l’étranger qui, à cause de nos relations de plus en plus nécessaires avec lui, nous inonde de ses propres cascades de signes alphabétiques, à travers lesquels il est malaisé de se reconnaître ; si bien qu’on a dressé des listes qui couvriraient des pages de dictionnaire.

Quels pénibles ou inutiles efforts de mémoire ou de divination sont exigés des lecteurs qui se trouvent aux prises avec de telles énigmes ! Sans compter que d’identiques paquets de consonnes et de voyelles désignent des institutions ou des partis politiques différents. Que de fois avons-nous vu des personnes abandonner la lecture d’un article de journal dont elles ne pouvaient bien percevoir l’intérêt parce qu’on n’avait pas pris le soin d’indiquer en toutes lettres, dès le premier paragraphe, de quoi il s’agissait ou quelle formation était en cause.

Alors, nous rappelant qu’une de nos missions est de contribuer à maintenir la clarté de la langue française, nous avons émis un vote contre cette épidémie de « gerbes » d’initiales. Nous en avons envoyé la teneur à certains ministres dont quelques-uns se montrèrent favorables à notre tentative.

À peu près vers ce même moment, le Vice-Président du Sénat. M. Ernest Pezet, fit, en ce sens, au Luxembourg, une ferme proposition, un judicieux rapport, puis un discours persuasif. Nous entrâmes aussitôt en relation avec lui. Après quoi, nous reçûmes, signée par le Chef du Gouvernement, une lettre officielle annonçant que l’ordre venait d’être donné à tous les bureaux relevant de l’Administration, de ne recourir aux initiales que si, au préalable, le titre d’un texte administratif était donné intégralement.

La Presse étant libre en France — et le Ministre le mieux intentionné n’ayant pas les pouvoirs d’un Justinien — le Gouvernement ne pouvait imposer sa décision aux journaux et périodiques. Mais, sans doute, la plupart d’entre eux ont-ils senti que leur intérêt comme celui de leurs lecteurs est de suivre ce bon exemple. Car il semble que, depuis l’arrêt ministériel, l’épidémie des lourds et mystérieux « sigles » soit un peu en régression.

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Ce n’est pas M. Jean Guitton, titulaire de notre Grand Prix de Littérature, qui, dans son respect pour ce qui rend si nette et si claire notre langue, userait de ces cabalistiques initiales.

Il est l’auteur d’ouvrages de critique religieuse, comme les huit volumes de la Pensée moderne et le Catholicisme, et de philosophie comme la Justification du Temps et l’Essai sur l’amour humain.

En 1942, prisonnier en Allemagne, il eut la surprise de voir émerger, d’un colis de vivres, son Portrait de Monsieur Pouget imprimé, dont il croyait perdues les épreuves corrigées. Faisant suite à ce Portrait, qui reçut de hauts suffrages, ont récemment paru les Dialogues avec Monsieur Pouget qui continuent l’œuvre hagiographique où apparaît la physionomie d’un véritable saint illuminé par les passions de l’intelligence.

Ce second volume se suffit à lui-même. Pourtant on le pénètre mieux en nous rappelant d’abord ce que pieusement M. Jean Guitton nous avait appris du Lazariste Monsieur Pouget. « Monsieur », s’étonne-t-on, si l’on ne sait ou si l’on oublie que les Lazaristes ne prennent pas le nom de Père, par dévotion à leur fondateur qui s’était toujours, dans sa modestie d’homme de pure charité, appelé « Monsieur » Vincent.

Monsieur Pouget était né terrien, paysan d’Auvergne, fils d’un travailleur de la glèbe, et, dans son enfance, avait participé aux semailles et aux moissons. Il apprit à lire tout seul et, mis à l’école vers douze ans, il enjamba des classes tant il dépassait ses camarades. Le curé de son village persuada son père de le mettre au petit séminaire de Saint-Flour. À dix-neuf ans, il prenait la soutane, sans briguer les diplômes universitaires. En priant devant une statue de Saint Vincent de Paul, il se sentit appelé dans l’ordre sans ambition de ce saint. Il se dit : « Je ne serai pas extraordinaire. » C’est avec cette pensée que vécut cet homme extraordinaire.

Après des années de professorat, il se vit retirer son enseignement. On trouvait dangereux son esprit d’examen, ses pratiques des sciences exactes. Il savait le latin, l’hébreu, le copte et le grec que l’on supprima de son programme comme trop profane. Il se résigna très simplement en murmurant : « On n’est pas forcé d’enseigner mais de chercher le vrai. » Et il prit son parti d’une autre épreuve, de la chose affreuse qui est de perdre la vue. « Etant aveugle, dit M. Jean Guitton, il était obligé de lire en lui-même » et ce grâce à ce qu’il appelait son « petit acquis », c’est-à-dire un savoir immense dû à une mémoire prodigieuse.

À Paris, depuis 1888, rue de Sèvres, dans la maison mère des Lazaristes, il devait y vivre, au fond d’une chambre pauvre et obscure, plus de quarante ans.

C’est dans cette cellule que M. Jean Guitton le contempla pendant douze ans, sous toutes ses « faces changeantes », voyant en lui tantôt « un paysan savant, tantôt un évangélique, tantôt un homme ». Alors élève à l’École Normale, M. Jean Guitton avait été amené rue de Sèvres par le philosophe M. Jacques Chevalier, qui lui-même, au temps où il était aussi rue d’Ulm, avait été conduit au Père Pouget. Conquis dès l’abord, M. Jacques Chevalier ne cessa jamais de communiquer avec lui et, devenu professeur, de lui adresser certains de ses élèves.

Alors que Monsieur Pouget marquait tant de jeunes hommes de son influence, il refusait d’être considéré comme leur « Maître ». Ayant tant appris, tant réfléchi, il ne croyait pourtant pas que sa pensée dût se faire connaître du public. S’il voulait par hasard en fixer certains points, il se servait d’une vieille machine à écrire, puis jetait les feuillets au fond d’un tiroir, ou les laissait traîner à la merci d’un balayeur. Il se cachait dans un « sacrement d’obscurité » selon un joli mot de M. Jean Guitton. Sa pensée, il la présentait par des détours, des chemins de traverse, semblait un peu s’égarer, mais à la façon platonicienne. Sans doute, cela inspira le choix, pour ressusciter Monsieur Pouget, de la forme du dialogue où son ombre évoquée fait figure de « Socrate chrétien », nom dont l’a salué M. Paul Claudel.

Trois dialogues portent sur la Pluralité des Mondes, le Christ des Évangiles, l’Avenir de notre espèce.

Comment résumer ces pages dédiées à de si hauts problèmes, baignées de spiritualité ? Les interlocuteurs sont l’un et l’autre chercheurs de vérification. La méthode de Monsieur Pouget était d’aller du germe au développement et de ne rien avancer qu’à l’aide des faits et de la raison. « La plus haute autorité pour moi, c’est la raison, déclarait-il. C’est pourquoi il faut toujours l’affiner et la tenir en éveil. » Ou bien : « Il faut commencer par satisfaire notre raison et après monter plus haut. » De telles maximes sont prises aux Logia dont M. Jean Guitton fait suivre les Dialogues.

Au cours de sa vie de méditation et de fécondes conversations, Monsieur Pouget avait rencontré de lumineuses consciences. De ces conjonctions, la plus saisissante, la plus émouvante, est avec Bergson. Préparée par M. Jacques Chevalier, elle eut lieu dix jours avant la mort du religieux qui entraîna définitivement vers le Christianisme l’auteur des Deux sources de la Morale et de la Religion, par l’impression que lui firent quelques paroles du Père Pouget qu’il jugea rayonnement de « chaleur et de lumière ».

Il y aurait à explorer finement la pensée de M. Jean Guitton qui est toute nuance, subtilité dans la ferveur et dans la franchise.

Mais c’est un prix de littérature qui lui est ici décerné. Ce sont les mérites de l’écrivain qu’il convient surtout de remarquer, ce style de souplesse qui se refuse aux grands éclats mais qui est fait si bien pour l’introspection, dont les méandres enveloppent les raisonnements et qui ajoute aux démonstrations une grâce persuasive.

Il est fait aussi pour les élans du cœur, comme l’atteste cet émouvant petit livre : Portrait d’une mère, éloge d’un fils qui élève comme un mausolée à la mémoire de celle qui le dirigea dans la piété vers les profondes aspirations de l’âme.

M. Jean Guitton sait donner l’accent de la vie humaine à ses Portraits où — et je le cite — « l’Idée s’entrecroise avec le petit détail, où l’on trouve toujours mêlés l’angoisse, la pensée et le sourire ».

 

Comme nous n’arrivions pas à nous décider pour le Prix du Roman entre deux livres que nous estimions, bien que fort différents, de mérite égal, nous avons coupé ce prix en deux et en avons attribué une moitié à la Chasse royale de M. Pierre Moinot et l’autre à M. Albert Mousset pour Neige sur un amour nippon.

Les héros de la Chasse royale sont des chasseurs qui cherchent, certes, la capture du gibier, mais davantage les émotions de la chasse. Et la chasse c’est le départ au petit matin pour l’aventure exaltante à travers neuf cents hectares de bois profonds, montagneux, où l’homme retrouve des forces primitives, satisfait un instinct de lutte dans la nature sauvage, où il emploie ses dons d’endurance, de vigilance, de patience et d’adresse. Le livre est tout imprégné par l’odeur des feuilles, des mousses, des écorces, de la terre mouillée dans le silence végétal du mystérieux royaume de la vie animale. Cette poésie de la forêt est si pleine et capiteuse, telle que M. Pierre Moinot la décrit, qu’on oublie ce qu’a de cruel l’affût inexorable, le coup de feu meurtrier, le regard désespéré du chevreuil à l’agonie, l’herbe ici et là ensanglantée.

La poursuite de la bête est aussi une chasse à l’homme On traque les braconniers, qui ne sont pas de pauvres hères tuant un lapin pour manger, mais des malfaiteurs qui dévasteraient une région en abattant volontiers le garde, et en tuant, sans discernement, le gibier, les mères et les petits. Ce duel, M. Pierre Moinot en a fait un drame oppressant, car l’accrochage doit être sans merci pour les adversaires. Néanmoins le bon droit, selon les lois de la chasse, triomphe sans sérieuse perte de sang. Et l’on quitte le théâtre des embûches sur l’heureux dénouement d’un amour qui a pris, sourdement, à travers les péripéties de la chasse, possession de deux âmes exigeantes.

M. Pierre Moinot ne cherche pas à idéaliser. Mais son art est comme animé par la vigueur des sèves forestières. Et la qualité de ses ressources verbales insuffle une noblesse à cette rusticité.

 

Avec Neige sur un amour nippon, M. Albert Mousset nous conduit en Extrême-Orient pendant les combats de Corée.

Il donne la parole à un correspondant de guerre français qui va et vient du Japon au théâtre des opérations. S’il peut témoigner de la valeur de nos soldats, dans l’affreux climat coréen, c’est toujours à Tokyo qu’il nous ramène, dans la grouillante population mêlée à l’occupant américain. Deux figures de femmes dominent les aventures que notre Français ne provoque pas mais dont il sera victime par de fatales conjonctures, ou plutôt par le fait du milieu. Image d’un Japon clandestinement cabré sous la loi du vainqueur. Une jeune Japonaise, au charme attirant par sa droiture, sa fierté, sa beauté, son étonnante culture, amazone nationaliste, si fine dans ses kimonos, est l’héroïne de cet amour nippon. Il faudra la perdre, à cause de ses imprudentes conspirations, laisser tomber la froide neige sur une entente qui a toute la sympathie du lecteur. Entre temps, le reporter a été mis en demeure d’épouser une infirmière américaine en uniforme de lieutenant, qu’il a chevaleresquement sauvée, en l’hospitalisant chez lui, d’une nuit de tourmente glacée, puis de la mort après un tragique parachutage en camp ennemi. Des viragos, chefs militaires de la demoiselle, la jugent compromise et, armées jusqu’aux dents des rigueurs inexorables d’un code puritain, somment le fauteur de scandale de « réparer » légalement. Bien que la fiancée malgré elle ne soit en rien méprisable, nous respirons quand l’événement délivre d’un mariage forcé le fiancé malgré lui.

Ce livre, écrit avec vivacité, est plein de couleur et de mouvement, de silhouettes bien campées. En dehors de l’intrigue adroitement agencée, il vaut par le décor et les tableaux de mœurs et il nous touche particulièrement en nous instruisant de l’attachement sentimental du Japon pour la France.

 

Avec sa Vie de Verhaeren, M. Mabille de Poncheville nous offre l’occasion de rendre hommage à sa longue et digne carrière d’écrivain, en lui décernant un de nos grands Prix d’Académie (Fondation Le Métais Larivière). Après des poèmes et des romans, il s’est voué à des études sur l’œuvre des artistes originaires de sa région natale, tels Watteau et Carpeaux, glorieux enfants de Valenciennes, et Philippe de Champaigne, né dans les Flandres, qui vécut et travailla surtout à Paris. On doit aussi à M. Mabille de Poncheville une histoire des coutumes et monuments du Nord de la France. Comme cette contrée touche à la Belgique, il eut des rencontres fréquentes avec des écrivains et des artistes belges.

Ce livre sur Emile Verhaeren est une biographie exhaustive, comme les aimait Sainte-Beuve, pleine de faits, de dates, d’heureuses citations, et d’une ferveur qui l’anime d’un bout à l’autre. La lecture en est captivante comme celle d’un roman riche de faits, de péripéties, de psychologie.

M. Mabille de Poncheville a vécu les dernières années du poète auprès de lui. Il a recueilli les souvenirs et les confidences de sa veuve, la noble Marthe Verhaeren qui fut tant aimée, inspiratrice des lettres, si nombreuses, une des plus belles collections des messages d’amour.

Dans cette vivante et complète biographie, l’œuvre immense est survolée à larges coups d’aile. Les états d’esprit sont expliqués d’où naquirent les délicieuses Heures claires, et, d’un accent différent les Villes tentaculaires et les Campagnes hallucinées, où ne sont pas méconnues les rudesses du présent, mais entrevues les améliorations que les sentiments humains apporteront dans l’avenir. Tout Verhaeren est là. Il apparaît dans sa force créatrice et dans son patriotisme qui, en 1911, le transforma en champion du droit violé. Il multiplia les conférences pour raffermir les courages et il fut, au cours de cette campagne, victime de sa chute sous les roues du train qui, de Rouen, allait l’emporter vers un nouvel auditoire.

Ce très éminent poète de langue française, parfait ami de la France, chantre si représentatif de son pays, a son buste à Paris. Lorsqu’on l’inaugura, Paul Valéry conclut ainsi son discours : « C’est une carrière magnifique et en quelque sorte totale que celle de cet homme à qui la souffrance, l’énergie, la puissance lyrique, l’amour profond des hommes ont un jour valu à lui, le plus humain, d’être un héros de sa nation. »

M. Mabille de Poncheville s’associe, avec une dévotion motivée, à tous les admirateurs du lucide et brûlant Verhaeren.

 

Une seconde tranche du même grand Prix d’Académie est allée à M. Maurice Parturier qui s’est voué à la tâche énorme, je dirais même formidable, d’une publication de la Correspondance générale de Prosper Mérimée. Formidable parce qu’il ne s’agit pas pour lui de dénicher plus ou moins aisément des textes, des autographes dans des collections particulières ou des archives en les entourant de quelques annotations, mais d’une œuvre d’érudition où rien, mais rien, n’est laissé dans l’ombre de la vie de l’auteur de Carmen. Tout est éclairé, expliqué, divulgué, soumis à la plus minutieuse prospection. Chaque lettre est un sujet d’incursion dans les événements historiques, littéraires ou mondains qui se sont accomplis à la date, dans l’année ou même le mois, où elle fut écrite. Ce qui peut aider à dévoiler certaines dispositions de l’épistolier. Aucune difficulté n’arrête M. Parturier. Il aurait, affirme-t-on, appris l’espagnol, l’anglais, voire le russe pour être mieux en tiers dans le commerce de Mérimée avec Cervantès, Shakespeare ou Pouchkine. Va-t-on reprocher à Mérimée l’emploi d’un mot qu’on croit impropre ou inexistant ? M. Parturier vous démontre aussitôt que ce mot a ses titres de noblesse, cautionné, par exemple, chez Racine. Malgré tout l’appareil savant, la chronologie, les références, les abondants commentaires, les justifications, les discussions sur des points de détail afin de dissiper une erreur ou une obscurité, ce travail est sans lourdeur, sa précision sans raideur. Cette belle œuvre de reconstitution, cet édifice n’a pas encore toutes ses pierres. Sept volumes sont publiés sur douze ou quinze prévus.

Médecin de son état, c’est dans un parfait désintéressement que M. Parturier sert, par ce travail de savoir et de scrupule, non seulement un des maîtres de notre prose, mais les Lettres françaises elles-mêmes.

 

Grand Prix d’Académie aussi M. Jean Hytier qui, tout jeune, a débuté comme poète. Devenu docteur, il a occupé dix ans la chaire de littérature française à Téhéran. Pendant la guerre il professa à la Faculté d’Alger et, après la libération, a dirigé le service des Lettres au Ministère de l’Éducation nationale. Cela ne l’empêchait pas de mener à bien des travaux de longue application, en particulier un livre sur les Romans de l’Individu au XIXe siècle, une édition commentée des Provinciales et des Pensées, une importante étude pertinente, bien poussée, sur André Gide. Il vient de passer plusieurs années à l’Université de Columbia, y portant de façon vivante le message français à travers l’étude de certains de nos auteurs, avec des jugements mûris, de larges horizons philosophiques, une connaissance approfondie et un amour clairvoyant des grandes œuvres, non sans s’intéresser de près aux questions de technique et d’esthétique.

 

Notre Grand Prix Gobert est dévolu à Mme Paule Henry-Bordeaux. Elle avait déjà donné une biographie de Marie Stuart, j’allais dire une réhabilitation, et elle vient d’être attirée par une autre illustre figure du XVIe siècle, mal connue ou plutôt méconnue.

Il s’agit de Louise de Savoie, Comtesse d’Angoulême, mère de François Ier, qui sut, par sa diplomatie et sa fermeté, conclure avec une autre femme de grands moyens politiques, Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, le traité désigné sous le nom de Paix des Dames.

Comme beaucoup d’héroïnes historiques, Louise de Savoie a été victime des accusations qui, en son temps, étaient des vengeances d’adversaires et que des historiens légers ont reprises au cours des siècles. Et l’on sait comme les manuels se copient paresseusement les uns les autres.

Mme Paule Henry-Bordeaux les a laissés de côté pour ne se fier qu’aux sources. Elle a tiré, d’un scrupuleux et patient travail de bibliothèque, de fouilles d’archives, un témoignage considérable où il apparaît indiscutablement qu’elle est en droit d’appeler « roi de France » celle qui fut la conseillère écoutée de son fils et régente pendant la longue captivité de celui-ci en Espagne. Luttant contre le Parlement, mettant les finances en ordre, renversant les alliances, réalisant l’entente avec l’Angleterre, elle bousculait — je cite Mme Paule Henry-Bordeaux — « les pions sur l’échiquier européen dans un match avec Charles-Quint ». Et, remarque en son honneur, elle fit toujours passer les intérêts du pays avant les siens.

Dans ce livre solide, écrit avec une chaleur qui le rend si vivant, cette femme d’autorité et de vues hardies se révèle, comme la qualifie Mme Paule Henry-Bordeaux, « un des grands hommes d’État que la France ait connus ».

 

Le second Prix Gobert est donné à M. Hillairet pour les trois volumes de son Évocation du Vieux Paris, promenade avec un guide dont l’érudition ne néglige pas l’anecdote et dont les recherches nécessitèrent un énorme effort.

 

Autre Prix Gobert, M. Jacques Silvestre de Sacy, pour sa biographie du Comte d’Angiviller, directeur général des Bâtiments du Roi. Livre capital, d’une grande portée, sur l’histoire de l’art, sur la psychologie d’un haut fonctionnaire sous Louis XVI, qui fut un très avisé protecteur des artistes.

 

Le bénéficiaire de la première partie de notre Prix Dupau est M. Pierre Paraf.

Après son livre de début : Sous la Terre de France, écrit dans les tranchées, il a soutenu une thèse de Droit, en 1916, sur le Syndicalisme qui obtint la mention « très bien ». Il a publié ensuite des romans, nouvelles, essais historiques, anthologies, toujours guidé par des idées généreuses, comme dans ces Cités du Bonheur, recueil d’anticipations de prophètes religieux ou sociaux, allant de Platon à des idéalistes du XIXe siècle.

Grand voyageur, M. Pierre Paraf a porté, par de nombreuses conférences, la parole française à l’étranger. Ses enquêtes dans nos colonies, résultat principalement de trois séjours au Sénégal, Cameroun, Gabon, Tchad, ont attiré l’attention sur les plus sérieux problèmes économiques, politiques, humains.

Son livre récent, Rendez-vous africains, montre ce qu’est le continent noir et l’œuvre que nous y avons accomplie, sans dissimuler les difficultés ni les erreurs, toutefois véritable réussite qu’aucun pays n’a égalée. D’énormes tâches subsistent pour l’amélioration des conditions de vie de l’indigène, pour son émancipation morale, pour satisfaire cette soif d’apprendre, cette demande pressante d’aller à l’école, des enfants noirs, et pour l’exploitation du sol et du sous-sol.

À travers renseignements et avertissements, des paysages surgissent avec leur flore et leur faune, les aspects impressionnants de la savane et de la forêt tropicale.

Cet ouvrage contient les vues les plus utiles qui s’inspirent des principes de justice tels que notre civilisation les conçoit. Il vient à son heure pour l’Union française.

 

L’autre partie du Prix Dupau récompense une vie déjà longue d’homme de Lettres. M. Georges Delaquys s’est fait connaître par des pièces de théâtre, comme Le Monstre ; Le Marchand de Lunettes, par des récits historiques, un Jean Bart, un Colbert, par des livres de vers, dont Confidences lyriques et par ses collaborations aux journaux et revues. Son âge ne ralentit pas sa production. Il envisage un programme de travail chargé qui allongera la liste de ses quarante ou quarante-cinq volumes.

La diversité assez particulière de cette œuvre n’est point papillonnage. Une unité s’y distingue, un idéal poétique et surtout, quel que soit le sujet traité, un intérêt pour l’élément humain, sur le plan sentimental ou psychique ou social, sans toutefois oublier l’esthétique. Et l’on sent chez l’écrivain que rien n’est fait à froid. Il confesse, d’ailleurs, que tous ses livres sont « des enfants de l’amour, conçus dans la ferveur, mis au monde dans la joie ». C’est l’œuvre de probité, de bonne santé d’un homme dont l’existence ne fut pas sans luttes, mais qui conserve la foi en son art, la foi en lui-même, un indomptable optimisme, une bonne humeur toute française.

 

Nous avons donné le Prix Louis Barthou à M. Jacques Lusseyran. Bien qu’aveugle, il a, pendant la guerre, accepté de diriger un mouvement de Résistance. Il avait vingt ans. Il a été pris, mis en cellule, et déporté à Buchenwald. On peut à peine se représenter ce que fut, dans ce camp de si cruelle barbarie, la captivité d’un aveugle. Il en revint pourtant, mais il avait failli mourir.

De cette épreuve, de ce qu’il a côtoyé, compris, appris, il a tiré deux livres : Et la lumière fut, puis Silence des Hommes. S’il a vécu les faits, il a inventé tous les personnages, mais il les a doués d’une vie intérieure qui a toutes les nuances de la vérité et qui est exaltante. Ces deux romans qui certifient une remarquable culture, on les lit avec passion et respect.

 

Le Prix Alice Barthou couronne une vie de femme de lettres exemplaire. J’entends par ce mot que la vie de Mme Lucie Paul- Margueritte a été vouée au travail comme par vocation religieuse. Une cinquantaine de volumes en font foi : romans, monographies historiques, voyages, souvenirs, qui ne sont pas le fruit d’une facilité vite contente de soi, mais d’un labeur patient. Et, digne petite-fille d’un général mort pour la France, elle s’est, par son œuvre, efforcée de servir et d’honorer son pays. Sa dernière production n’est pas un gros volume, mais il a son poids par la substance. Le titre : Amour en flèches, bien qu’attirant, n’en indique pas les divers horizons. Il est le résultat d’une expérience qui se condense en aphorismes. Elle s’amuse parfois à entrechoquer des mots pour pallier un fond d’amertume, par exemple : « La moitié de la vie se passe dans la nuit et l’autre dans l’ennui et les ennuis. » Quelques piquants coups d’épingle bien dirigés traversent des conseils de sagesse, d’indulgence et des cris comme celui-ci : « Rien de plus lourd qu’un cœur vide. » Mme Lucie Paul-Margueritte a prouvé une fois de plus, par ce livre sain dans ses hardiesses, qu’elle possède une âme sans illusion, mais non dépourvue des forces de l’espoir.

 

M. Michel Droit, connu comme journaliste et apprécié des auditeurs de la Radio, auteur d’une biographie du Maréchal de Lattre et d’un récit entraînant, Les Mangeurs d’hommes, vient de publier son premier roman : Plus rien au monde. C’est un roman vivant, pittoresque, sur des gens d’aujourd’hui. Au centre, un jeune un peu fou, plutôt déraisonnable, qui perd ses chances par légèreté. Autour de lui des silhouettes dessinées en traits nets amusent ou émeuvent, celle d’un directeur de journal, coléreux et indulgent, de l’avocat célèbre, père inattentif, de la mondaine égoïste, du mannequin compatissant.

Le ton est alerte, sans rien d’amer, avec des dessous d’ironie souriante. C’est un brillant début que récompense le Prix Max Barthou.

 

Pour le Prix Broquette-Gonin, notre élu est M. Jacques Duron que ses devoirs de jeune professeur de philosophie avaient arraché à un démon lyrique, cependant impérieux, et qu’il fit taire des années pour préparer sa thèse de doctorat sur le penseur espagnol devenu américain : Georges Santayana. Il s’est récemment décidé à revenir à ses premières amours en publiant ce qu’il appelle des Poèmes retrouvés.

On a longuement vanté sa thèse pour la perspicacité avec laquelle il a pénétré la pensée de Santayana qui s’agrandissait en étant celle aussi d’un moraliste et d’un poète. M. Jacques Duron l’a présentée dans toute sa complexité et son ampleur, par un examen d’une extrême finesse qui est bien celui d’un système philosophique, mais qu’il a placé dans le cadre des préoccupations intellectuelles américaines de son époque.

De ses poèmes s’élève un chant grave, souvent comme une voix des flots arrivés du large, avec ces mouvements comme inspirés d’une mer aux intentions profondes, et qui parle des choses puissantes dont l’âme est agitée. Images, rythmes, modulations, toutes les ressources d’une technique très étudiée se conjuguent pour donner aux confidences du poète les pressentiments d’une vie qui s’oriente vers les plus nobles exaltations. Et la nature est là avec toutes les lumières de la journée pour fortifier les raisons de vivre. Et, selon une des conclusions de M. Jacques Duron : Tout conseille au poète un cœur reconnaissant.

 

M. Pierre Maes, en un substantiel et lumineux récit, nous fait suivre pas à pas Georges Rodenbach, ce poète belge, naturalisé Parisien, mort trop jeune. Le tendre élégiaque de la Jeunesse blanche devient le nostalgique rêveur, un peu halluciné, extatique, du Règne du silence, dans la mystique sérénité des béguinages, en même temps que l’évocateur des brumeuses villes du Nord, de Bruges la Morte. M. Pierre Maes le situe, avec raison, parmi ceux qui cherchèrent à traduire les fuyantes inquiétudes de l’âme, qui ont « le goût de l’inexprimable », des perceptions subtiles, et comme un des représentants les plus éminents de la poésie indépendante, parallèle à l’école symboliste.

 

M. Jacques Raphaël-Leygues, officier de marine, Conseiller de l’Union française, petit-fils de Georges Leygues, le ministre qui reconstitua notre flotte désorganisée en 14-18, a hérité de son grand-père le goût des vastes étendues. En temps de paix, il a longuement navigué et pendant la dernière guerre, il a parcouru des mers bombardées et minées. Durant les heures de quart nocturne, guetteur sur la passerelle, seul avec les voix de l’infini, il s’abandonne à la méditation. Aux escales, il écrit Minuit à quatre, suite de chants riches de ses souvenirs sur la vie du bord, sur le bonheur d’être « ensemble, marins et capitaine ». Et dans son bateau, il pense bien à la terre natale, aux villages ensoleillés de son Lot-et-Garonne. Mais, dès qu’il y revient, il est repris, devant son feu de bois, par la hantise du large. Son

... oreille imagine un appel de Sirène.

et la houle des Mers indiennes, où son dernier recueil nous invite au voyage. Il est bien celui dont Baudelaire a dit :

Homme libre toujours tu chériras la mer...

Cette poésie, d’une forme robuste, est une projection des événements sur une sensibilité qui, dans les strophes les plus attendries, reste virile.

 

M. Marcel Pollitzer qui est aussi romancier, essayiste, a obtenu le Prix Paul Hervieu pour trois volumes de théâtre réunissant une vingtaine de pièces qui affirment ses dons variés d’auteur dramatique. En effet, il peut aller du plaisant, avec de gaies comédies en un acte, au pathétique avec des drames modernes ou historiques. Cette grande diversité de sujet est servie par des dialogues vifs, des scènes bien enlevées, quelques audaces plus amusantes que choquantes. Il n’est jamais guidé par un étroit conformisme, mais par une adhésion à la grandeur et à la beauté morale. Les deux actes des Cœurs fiers mettent aux prises des Français qui, sans fléchir, ont souffert de l’occupation, avec des résistants d’après la Libération. Et ceux-ci sont fustigés avec l’accent de la satire qui laisse passer l’accent du mépris justicier. L’amour seul est resté est une évocation en plusieurs tableaux de la vie sentimentale de Lamartine, depuis Elvire jusqu’à sa tendresse pour sa nièce qui consola ses dernières années. Aperçu dans la vie intime, le grand poète ne perd, ici, rien de sa fière et noble personnalité.

 

Justement réputé pour la maîtrise de son commandement, le Général de l’Armée aérienne René Chambe ne l’est pas moins par la qualité de ses livres sur l’Aviation, sur les exploits dont il fut soit l’ordonnateur, soit le témoin. Avec quelle admirative émotion j’avais lu ses premiers ouvrages : Sous le Casque de cuir, Équipages dans la Tourmente, L’Enfer du Ciel ! Quel attrait offre sa grande et si complète Histoire de l’Aviation !

Vint la guerre de 39-45. Le Général René Chambe y fait de tout cœur son devoir. Il s’apprêtait à l’accomplir jusqu’à la victoire lorsque l’heure de la retraite sonna pour lui. Dans l’Armée de l’air, plus que dans les autres, elle est de stricte observance. Mais le Général Chambe ne se tient pas pour libéré. Oubliant ses étoiles, il reste, comme un exemple, simple combattant volontaire dans les troupes du Maréchal Juin et du Général Monsabert, sous les ordres desquels il venait de servir dans son haut grade. Il fait le coup de feu parmi les tirailleurs algériens. La guerre finie, rentré dans la vie civile, il élève à la gloire de nos troupes un magnifique monument : L’Épopée d’Italie, Le 2e Corps attaque, Le Bataillon du Belvédère. Il prouve que si, en 40, l’insuffisance de notre armement a fait fléchir l’armée française, ensuite elle a pleinement reconquis sa valeur, son prestige.

Le Général René Chambe, chef énergique et bien inspiré, est aussi un très remarquable écrivain. C’est à ce double titre que l’Académie lui attribue le Prix Muteau, destiné à des personnes qui auront « le plus contribué par leurs écrits, leurs actes, leur conduite héroïque, à la grandeur et à la gloire de la France ». Ce libellé s’accorde étroitement avec le rôle du Général Chambe dans l’Armée et sa belle œuvre d’historien militaire.

 

Le Général Ingold, dont l’activité n’a pas cessé depuis la guerre de 14-18, a, comme officier colonial, exercé de très importants commandements dans l’Armée de la Résistance, notamment auprès du Général Leclerc. Il a publié de nombreux ouvrages d’histoire militaire et d’histoire générale. Son nouveau livre, Hommes et Bêtes du Niger, résulte de longues méditations et d’observations auprès du grand fleuve, d’un contact avec des peuplades africaines à peine effleurées par nos conquêtes. Tout en regardant bien autour de lui, le Général Ingold a subi l’envoûtement du ciel équatorial et de l’immensité d’une terre où les traces humaines n’ont pas encore aboli une sorte de quiétude qu’on imagine être celle des premiers âges du monde.

Cet état d’âme est traduit dans un style qui a quelque chose de la fraîcheur d’une eau courante, de la pureté des nuits bleues.

 

Parmi nos lauréats, je veux signaler M. Paul André qui, de Suisse, nous offre avec La Jeunesse de Bayle — le Bayle du fameux Dictionnaire historique — le travail d’un érudit à l’intelligence perçante, au jugement libre et équitable. Il nous aide à bien connaître le personnage curieux que fut Bayle, « tribun de la tolérance » au XVIIe siècle, « type de l’auteur marquant une grande date dans l’histoire de la pensée ». Le style mordant, incisif, enjoué de M. Paul André ajoute à la valeur de la sûre information, d’aperçus originaux, de remarques suggestives.

 

Je signalerai aussi le Jacques Cœur de M. Gérard Heim qui met en plein jour le vrai visage du fastueux « Argentier », la grandeur et la misère d’un destin hors classe. Drame de l’homme aux dons exceptionnels, persécuté par la calomnie, dépouillé par l’envie, perdu par l’iniquité.

 

Le Prix du Cardinal Grente est alloué à Mgr Francis Vincent. Recteur de l’Université Catholique d’Angers. On a de lui une Apologétique chrétienne, et il a fait connaître, sous le titre : Ames d’aujourd’hui, des écrivains qui parlent encore Vaugelas. Son goût sûr lui en a fait discerner plusieurs qui ont été appelés dans notre Compagnie. Une trilogie sur François de Sales n’est pas seulement un exposé de la spiritualité salésienne, mais une analyse du travail du style chez l’auteur de l’Introduction à la vie dévote. Ces ouvrages ont été présentés pour sa thèse de Doctorat. D’autres écrits, son Cours sur les Parnassiens prouvent l’intérêt soutenu de Mgr Vincent pour toutes les questions d’esthétique littéraire. Sa réputation de lettré est grande dans toute la région de l’Ouest.

 

Dante et saint Bernard, de M. Alexandre Masseron, est une rigoureuse et minutieuse exégèse qui établit les affinités entre l’abbé de Clairvaux, contemplatif militant, prêcheur de Croisade, entraîneur de foules, et l’ardent et douloureux poète de la Divine Comédie, qui le prit pour guide de l’Empyrée.

 

Un Prix Vitet a été réservé à M. Édouard Laboulaye qui, avec des Images d’une Chine défunte, fait revivre ses souvenirs de tout jeune secrétaire de M. Casenave, ministre plénipotentiaire. C’est un récit séduisant par le naturel, le ton juste, la bonne grâce, la couleur. M. Laboulaye a eu la rare fortune de voir à Pékin le Dalaï-lama qui arrivait du Thibet. C’est tout un exotisme que cinquante années ont à peu près fait disparaître.

 

La Création poétique, par M. René Waltz, a bénéficié de l’autre Prix Vitet. C’est un livre savant qui, dans les meilleures traditions de l’Université, sait accorder la solidité de l’érudition au souci de la culture générale. Dans cet « essai d’analyse », pour employer le qualificatif trop modeste de l’auteur, le lecteur bénéficie des longues réflexions dues aux plus abondantes lectures, de remarques sur le sentiment poétique, sur l’émotion, sur les idées et le langage, sur ce qui concerne les sonorités, l’euphonie, la mesure, la rime et le rythme.

Ce livre qui rend plus attachant le commerce des poètes se lit avec un vif plaisir.

 

M. André Lesort a reçu le Prix Née pour son roman : Le Vent souffle où il veut. Ses premiers ouvrages : Les Reins et les Cœurs, Né de la chair, révélaient un écrivain préoccupé des hautes questions qui rapprochent ou séparent les êtres. À travers les circonstances sociales qui précédèrent le conflit de 39, son nouveau roman nous fait suivre un couple heureux, mais sur lequel plane un tourment d’âme qui aboutira à une ascension spirituelle dans un camp de prisonniers en Allemagne. M. André Lesort a les dons essentiels du romancier : la vigueur, le trait, le détail bien choisi, nécessaire, qui laisse à un ensemble toute sa valeur de synthèse. Il va aux replis profonds des consciences, des sensibilités, éclaire une destinée par le heurt ou l’action continue des événements sur une vie intérieure.

 

On a beaucoup parlé du roman de M. Pierre-Henri Simon : Les Hommes qui ne veulent pas mourir. C’est l’histoire des passions, des faiblesses, des souffrances, des désespoirs d’un groupe humain arraché à une contrée, où les ancêtres s’implantèrent, pour être ramené dans son pays d’origine. Troupeau ballotté à travers une Europe encore meurtrie de la guerre, trop en désordre pour que soit organisé le déplacement d’humbles collectivités. Les malheureux ont faim, froid, manquent d’abris. Ils dépérissent, perdent toute vigueur physique et morale et s’abandonneraient définitivement s’il ne se trouvait parmi eux un caractère qui rendra aux moins abattus foi et courage, et ainsi de proche en proche soulèvera la masse inerte vers le salut par l’effort, l’ingéniosité, le travail, lui rendra le sens de la dignité.

Ce livre est une belle leçon de défi à la fatalité, de cette énergie que les hommes, sans attendre quelque secours miraculeux, doivent puiser en eux-mêmes pour vaincre les hostilités du sort.

 

M. Victor de Pange, un tout jeune critique déjà remarqué, s’est penché vers Graham Greene. Avec une documentation abondante et précise apparaît l’importance des problèmes traités par le romancier anglais, profond dans le roman métaphysique et adroit dans les combinaisons et la technique du roman policier. Comment, par exemple, Greene comprend l’action de la Grâce dans un monde de crime et de péché est habilement indiqué. De judicieuses analyses montrent comment cette œuvre difficile, qui a pourtant une large audience, doit être interprétée.

 

Nous sommes heureux d’apporter, avec le Prix Thorlet, un témoignage de chaleureuse approbation à M. Léo Poldès, le créateur, l’animateur du Club du Faubourg. Ce club, on le sait, est une tribune qui, depuis trente-cinq ans, est ouverte aux questions littéraires, artistiques, scientifiques, sociales, même les plus brûlantes. C’est un lieu où règnent la liberté de parole et l’impartialité dans l’appel aux orateurs, d’où les adversaires peuvent en sortant se tendre la main, comme après un tournoi soumis aux règles de la courtoisie. Les débats sont dirigés avec un tact, un à-propos, un esprit d’équité dont ne se départ jamais M. Léo Poldès. Mais il a aussi un titre d’écrivain auprès de l’Académie, avec ces ouvrages : Le Forum, Le Réveil, L’Eternel Ghetto, drames sur des problèmes qui agitent notre temps. Bien charpentés, ils sont conduits avec force et mouvement, et selon l’esprit courageux et loyal de leur auteur.

 

L’Académie française s’est toujours montrée attentive à la littérature régionaliste. Aussi s’est-elle fait un plaisir d’accorder le Prix Lange à M. Joseph Voisin, pour sa biographie du romancier Émile Guillaumin qui passa toute son existence à Igrande (Allier) et y écrivit tous ses livres. Bien des romanciers ont montré le labeur des gens de la campagne tel que, sans y prendre part, ils le voyaient s’accomplir sous leurs yeux. Ce qui distingue Émile Guillaumin c’est que, fils de paysan, il n’a jamais cessé de cultiver la terre et, jusqu’à sa mort, il a continué son œuvre de plume sans abandonner le labourage, les ensemencements, les récoltes, sans cesser de partager la vie, les inquiétudes, les mécomptes, les satisfactions des agriculteurs d’alentour. De là, cet accent de vérité, de terroir qu’ont ses livres et que M. Joseph Voisin signale dans ce Vrai visage d’Émile Guillaumin, dans cette monographie vivante, scrupuleuse, colorée.

 

Avec le même sentiment de sympathie pour toutes les formes de la littérature régionaliste, l’Académie française s’intéresse aux travaux des Académies provinciales, aux mémoires écrits par leurs membres sur le passé, les traditions, les costumes anciens, les personnes notables d’autrefois, les monuments historiques. Par les trouvailles et les rapports de ces chercheurs, on arrive à reconstruire la vie, les mœurs de l’ancienne France. C’est l’une des raisons qui ont réuni nos suffrages sur les deux volumes consacrés par M. Joseph Maublanc au pays de Bresse : La Veillée bressane, pièce populaire, et Danses, Chansons et Poésies bressanes. Tout un folklore y révèle les soucis, les plaisirs, les propos, les coutumes de la plaine fertile qui s’étend au pied des premiers coteaux du Jura, sur une partie des départements de l’Ain et Saône-et-Loire, et qui a tant de, réputation par son bétail, ses céréales et l’excellence de ses volailles.

 

Parmi les romanciers, voici M. Jean Guirec qui, dans les Faux Abandons, développe un sujet neuf avec maîtrise et un sens des vies évoluant hors du médiocre. Voici M. Joseph Zobel, un Martiniquais de couleur, professeur de lettres en France, qui dresse avec talent le tableau d’une petite communauté noire, serrée dans la rue Cases-Nègres, au pays de la canne à sucre. Peintre sincère, qui ne cherche pas les effets, il nous introduit dans le tragique quotidien de créatures qui succombent sous des tâches au-dessus de leur force. Voici encore M. Thomas Baudouin, avec l’aventure de Mademoiselle de Barley, roman du meilleur genre romanesque, plein d’événements et d’intrigues, qui se passe sous louis-Philippe, mais qui, par la tenue de la forme, demeure dans la meilleure lignée littéraire. Je nommerai aussi M. Romagne qui confronte rouges et blancs à Odessa, vers la fin de la révolution russe, en 1919-20, et où des deux côtés, sous des dehors rudes, on est sentimentalement vulnérable. Pour les curieux de la psychologie animale, a été distingué le livre savant et littéraire du docteur Maurice Barat : Les Chiens et les Hommes.

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L’Académie française suit avec vigilance — on ne l’ignore pas — ce qui est fait à travers le monde pour favoriser la connaissance et l’usage de notre langue. Aussi a-t-elle particulièrement retenu l’œuvre poursuivie depuis trente ans, au Maroc, par M. et Mme Djivré, le directeur et la directrice d’une grande école à Fès, parce que cette œuvre lui a paru symboliser excellemment un effort de propagation.

Nous avons recueilli les témoignages les plus justifiés, les plus émouvants aussi, sur le dévouement et l’intelligence avec lesquels, depuis leur installation à Fès, les directeurs de cet établissement qui compte actuellement plus de 2.000 élèves — au lieu de 200 lorsqu’ils y furent appelés — ont organisé, élargi leur enseignement. C’est un véritable apostolat intellectuel et social dont les heureux résultats nous ont été signalés par les autorités enseignantes et administratives du Protectorat.

C’est pourquoi nous avons décerné à M. et à Mme Djivré la distinction dont l’Académie dispose pour honorer les services rendus hors de France à notre langue, c’est-à-dire la Médaille Richelieu, par laquelle nous rendons hommage à ceux de nos grands amis qui sont en même temps les plus remarquables propagateurs de notre pensée, soit par des livres écrits en français, soit par leurs leçons et cours, soit par le prestige et l’influence de leur action morale et sociale agissant en faveur de la langue française, dont ils souhaitent voir la diffusion s’accroître.

M. et Mme Djivré sont en excellente compagnie à notre tableau d’honneur qui s’enorgueillit à juste titre d’y avoir déjà inscrit le nom de S. S. Pie XII, celui de Maeterlinck et de quelques autres éminentes personnalités.

Hommage exceptionnel, que l’Académie prend soin de ne pas prodiguer afin qu’il garde toute sa signification et sa haute valeur nationale.