Tricentenaire du départ de Molière de la cour du Prince Conti et du théâtre des États du Languedoc

Le 30 juin 1957

Wladimir d’ORMESSON

TRICENTENAIRE DU DÉPART DE MOLIÈRE

DE LA COUR DU PRINCE DE CONTI

ET DU THÉÂTRE DES ÉTATS DU LANGUEDOC

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. le Comte WLADIMIR D’ORMESSON
délégué de l’Académie française

A LA GRANGE DES PRÉS, PRÉS DE PÉZENAS

le 30 juin 1957

 

L’Église a révisé le procès de Jeanne d’Arc et inscrit la sublime fille de notre Lorraine dans la litanie de ses Saints.

L’Académie française célèbre avec amour la gloire immortelle de Molière.

Le remords est aussi une consécration.

Une histoire, trop belle sans doute pour être vraie, assure qu’au moment où s’éteignit le philosophe humaniste La Mothe Le Vayer, Boileau alla trouver Molière et lui fit savoir, de façon autorisée, que l’Académie française accueillerait volontiers sa candidature à la condition qu’il abandonnât les planches. La scène se serait passée en 1672. Molière venait de représenter les « Fourberies de Scapin ». Il allait monter « Psyché ». Il écrivait déjà les « Femmes Savantes ». Le Palais Royal, en pleine vogue, était devenu le premier théâtre de Paris. Malgré les assurances de Boileau, Molière aurait écarté ces avances. C’est Racine qui fut choisi pour remplacer La Mothe Le Vayer.

Si cette démarche était authentique, elle soulagerait, dans une large mesure, la conscience de l’Académie française. Malheureusement, tout permet de penser que la mission confiée à Boileau est imaginaire. Boileau n’appartenait pas à l’Académie en 1672. Il n’y entra que douze ans plus tard. Était-il qualifié pour parler en son nom ? En outre, il est difficile de croire, étant donné les mœurs de l’époque, que l’Académie était prête à ouvrir ses portes à celui qui, la veille encore, costumé en Scapin, s’offrait aux éclats de rire du public.

La distance qui séparait les tréteaux d’une institution comme celle fondée un demi-siècle plus tôt par le Cardinal de Richelieu n’était pas seulement énorme. Elle représentait un abîme infranchissable. Qu’on se rappelle plutôt le drame auquel devait donner lieu, un an plus tard, le service religieux de la sépulture de Molière ! La candidature de Racine lui-même s’était heurtée à de sérieuses résistances, et pas seulement de la part de hauts personnages ecclésiastiques comme Bossuet, d’Estrées et Harlay, et cela parce que Racine était « auteur de théâtre ». C’est à la protection de Colbert qu’il dut de franchir le pas. Nous avons du mal aujourd’hui à admettre la réalité de ces faits, tant ils sont loin de nous, tant ils nous blessent. Mais l’histoire ne consiste pas à prêter nos manières d’être et de penser à ceux qui vivaient il y a trois siècles...

Vous comprendrez que je me sois quelque peu étendu sur ce point — ce point d’interrogation — quand je vous aurai dit que le « fauteuil » que, selon la légende, Boileau offrit de la part de l’Académie française à Molière — le XIIIe fauteuil — est celui-là même qu’illustrait hier Paul Claudel... Il est, comme vous le voyez, éblouissant de lumières ! Ce qui explique qu’il ait ses ombres.

Si les avances — conditionnelles — de l’Académie à Molière relèvent, je le crains, de la fantaisie, en revanche il semble bien qu’à cette date Boileau ait essayé de convaincre Molière d’abandonner le métier de comédien.

S’agissait-il d’une prévention contre certaines de ses pièces ? Boileau ne trouvait-il pas qu’à côté d’Alceste ou de Tartuffe, Molière faisait trop de pirouettes, donnait et recevait trop de coups de bâton, quand il devenait Sganarelle, Monsieur de Pourceaugnac ou Sosie ?

N’était-ce pas un souci plus grave auquel obéissait Boileau ? Ne voyait-il pas son ami user ses forces dans une vie fiévreuse où l’auteur et le comédien s’épuisaient ?

Dans les « Bolaeana » la scène suivante est rapportée et les critiques les plus exigeants la tiennent pour vraisemblable : « Contentez-vous de composer, aurait dit Boileau, et laissez l’action théâtrale à quelqu’un de vos camarades. Cela vous fera plus d’honneur dans le public qui regardera vos acteurs comme des gagistes et vos acteurs, d’ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux votre supériorité. » « Ah ! Monsieur, aurait répondu Molière, que dites-vous là ? Il y a un honneur pour moi à ne point quitter... » Réponse admirable, digne en tous points de Molière, et qui découvre la noblesse et le courage de ce cœur loyal et sensible ! Boileau n’insista pas. Mais, à part lui, il grommelait : « Plaisant point d’honneur à se noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle et à dévouer son dos à toutes les bastonnades de la comédie ! Quoi ! cet homme, le premier de son temps pour l’esprit et pour les sentiments d’un vrai philosophe, cet ingénieux censeur de toutes les folies humaines, en avait une plus extraordinaire que celles dont il se moquait tous les jours ! Cela montre bien le peu que sont les hommes[1] ! »

Molière comédien, et si passionnément, si intimement lié à cette vocation, que ni les supplications d’un ami, ni les séductions académiques — (si tant est qu’elles eussent de la valeur à ses yeux) — ni les tracas, ni les fatigues, ni — ce qui est d’un autre ordre et combien plus émouvant — les plus élémentaires précautions devant une santé qui chancelle, ne parviennent à le persuader de mener une existence moins harassante, ah ! quelle gloire pour le théâtre ! L’agonie de Molière, qui débuta sur la scène un an plus tard, le vendredi 17 février 1673, à la quatrième représentation du « Malade Imaginaire », donne à sa mort un caractère héroïque.

Cette évocation semble bien loin de la fête qui nous rassemble aujourd’hui à la Grange des Prés. Je crois, au contraire, qu’elle lui donne son plus haut sens.

La plaque qui vient d’être découverte, sous l’ombrage de ces grands pins, rappellera qu’en l’an 1657 — il y a juste trois cents ans — Molière quitta définitivement la Grange des Prés et Pézenas. Or pourquoi Molière quittait-il ces lieux qu’il avait si longtemps fréquentés, auxquels il était attaché par une sorte de contrat et qu’il aimait très certainement ? Parce qu’il avait été congédié par le Prince de Conti, châtelain de la Grange des Prés. Et pourquoi Molière avait-il été congédié par le Prince de Conti, avec lequel, pourtant, il s’était entretenu si souvent et si agréablement de l’art du théâtre ? Parce qu’il était comédien. Le 15 mai 1657, Conti écrivait de Lyon à son Directeur Spirituel Il y a des comédiens ici qui portaient mon nom autrefois. Je leur ai fait dire de le quitter. Croyez bien que je n’ai eu garde de les aller voir. »

Nous sommes là au cœur d’une étrange histoire, pleine de misères et de grandeur. Selon le faisceau de lumière que l’on projette sur elle, elle peut apparaître odieuse, pitoyable ou très belle. C’est dire qu’elle brûle de passions.

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Voici un prince du sang, frère cadet du Grand Condé. Dans sa jeunesse, il a fait ce que l’on appelle vulgairement « les quatre cents coups ». Insolent, joueur, débauché, couvert de dettes, aucun scrupule ne l’arrête. Il ne compte pas ses bonnes fortunes et se moque de ses victimes. Il était laid pourtant : « S’il n’avait été prince du sang, écrit Sainte-Beuve, on aurait dit de lui qu’il était bossu. » Destiné à l’état ecclésiastique, il a vite fait de choisir une autre voie. Le spectacle d’un régiment qui manœuvrait avait allumé dans son ambition des ardeurs militaires. Pour décrocher plus sûrement le bâton, il épousa une nièce du Tout puissant Cardinal. Il allait jusqu’à dire que c’était le Cardinal lui-même qu’il épousait ! Pour divertir sa maîtresse, il engage Molière et sa troupe à la Grange des Prés. Il est fou de théâtre. Sur ce point, d’ailleurs, il avait bon goût.

Et voici un prêtre. Un disciple de saint Vincent de Paul, un cœur ardent, une flamme pure, une volonté à toute épreuve. Dans la plus haute acception de ce mot : un homme de Dieu. Il s’appelle Nicolas Pavillon. Il aurait voulu rester toute sa vie curé de campagne et exercer son ministère de charité parmi les humbles. Malgré lui, on l’a fait évêque. Si l’évêché est à la mesure de sa modestie, il n’est pas à celle de sa valeur spirituelle. « Évêché crotté », disait-on à l’époque. Un dicton courait les presbytères — et l’on dirait qu’il a été écrit en latin par Molière : « Beati qui habitant urbes, exceptis Saint-Papoul, Aleth et Lombez[2]. » Pendant trente-huit ans, Nicolas Pavillon poursuivit dans le diocèse d’Aleth une admirable mission d’évangélisation. Un jour, en 1655, il se rend à Pézenas à l’occasion d’une session des États. Le Prince de Conti était alité, malade. Il souffrait continuellement d’indispositions, conséquences de sa vie déréglée. À l’idée de recevoir l’Évêque, dont il connaissait la réputation de sainteté, il fut saisi de frayeur. L’émotion l’étreignait. Il entendit « au-dedans de lui » une voix — celle de sa conscience — qui lui disait : « Voilà l’homme auquel il faut que tu t’abandonnes pour te convertir à Dieu tout de bon. » Sans hésiter, Conti confie à Nicolas Pavillon cet avertissement mystérieux. Dès cet instant, sa vie est changée. C’est un autre homme.

Un autre homme ? Non, pas. Toujours le même. Il a seulement tourné à l’envers son caractère excessif. Il avait poussé jusqu’au scandale une vie de débauche. Il poussera jusqu’au plus dur jansénisme une vie de repentir. Si Nicolas Pavillon ne le lui avait formellement interdit, il aurait sans doute prit le froc, obligé sa femme à en faire autant, et le couple princier se serait enfermé dans un couvent. Mais l’évêque d’Aleth lui fit comprendre que son premier devoir était de demeurer dans son état, tout en changeant d’existence. Dès lors Conti brûle ce qu’il a adoré. Il licencie les comédiens, ferme le théâtre qui lui plaisait tant. Il écrit même contre eux un pauvre « Traité ». Autour de lui, il interdit le jeu, les divertissements. Il entend chaque matin la messe à genoux, porte le cilice, se répand en aumônes. Il implore le pardon des maris qu’il a bafoués. Le personnage auquel, dit-on, pensait Molière en écrivant — pour se venger — « Don Juan » et en le peignant comme « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un turc, un diable, un hérétique, qui ne croit ni ciel, ni saint, ni Dieu, ni loup-garou » mourra à l’âge de trente-six ans et, selon son vœu, sera inhumé dans une Chartreuse. Sa dépouille mortelle fut portée à Villeneuve-lès-Avignon. Les excès de la Révolution profanèrent sa tombe. Ce qui resta de ses ossements fut transporté plus tard aux Augustins de Port-Royal-des-Champs. C’est là, parmi les Solitaires, que repose Armand de Bourbon, prince de Conti.

« Don Juan » est de 1665. Conti meurt l’année suivante, en 1666. Molière l’eut-il poursuivi de son fouet s’il avait connu les circonstances — en vérité extraordinaires — de la conversion de son ancien Mécène ? Je ne le pense pas. Certes, les extravagances de Conti, en mal comme en bien, furent toujours des excès et comme nous sommes tous plus ou moins des Philinte, ces extrêmes nous scandalisent et nous disons, avec le personnage du « Misanthrope » :

À force de vertu, l’on peut-être blâmable...
La parfaite raison fuit toute extrémité
Et veut que l’on soit sage avec sobriété...

Mais, dans le « Misanthrope », qui est Molière ? Philinte ou Alceste ?

Devant l’incroyable retournement de l’ancien « Don Juan », devant cette intransigeance qui balayait sans pitié toutes les faiblesses du passé, Molière n’aurait-il pas reconnu l’une de ces :

...haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses ?

et le grand rêveur, qui n’aimait ni la demi-vertu ni la demi-raison, n’aurait-il pas pardonné le congédiement de la Grange des Prés ?

J’aime à penser que Molière aurait quitté ces lieux avec moins d’amertume s’il avait pu imaginer qu’un jour viendrait où de mystérieuses liaisons rapprocheraient ce paysage languedocien, plein de joie de vivre, d’exubérance, de couleurs et de cigales et le secret vallon de l’Ile-de-France où dans les brumes des âmes exigeantes s’enivraient de pureté jusqu’au péché d’orgueil. L’avouerai-je ? Ces lieux, où nous réveillons l’histoire à chaque écho, me semblent plus émouvants encore, ils me paraissent spirituellement plus riches quand j’associe, dans le même souvenir, puisque les circonstances le permettent, l’humanité de Molière et la prière de Port-Royal.

*
*   *

Que de fois je suis venu ici dans mon enfance, dans ma jeunesse, tout tremblant à l’idée que Molière avait séjourné à la Grange des Prés ; qu’il avait parcouru ces chemins, contemplé ces doux horizons, vu le soir, dans le ciel méditerranéen, se profiler le clocher de la Collégiale, ceux d’Aumes, de Montagnac, de Cazouls et de Lézignan ! On était accueilli à la Grange des Prés par votre grand’mère, mon cher François Hüe, et nul ne pouvait mieux qu’elle ressusciter les belles légendes qui peuplent ces lieux. Avec une érudition pleine de charme, Mme Bellaud-Dessalles s’était faite l’historien de la Grange des Prés. Grâce à elle les Montmorency, la touchante Félicie des Ursins, les Conti revivaient ; Molière et l’Illustre Théâtre reprenaient leur place. Elle s’était passionnée pour ces merveilleuses traditions. Elle les sauvait ; de même qu’elle sut évoquer, dans un autre ouvrage, l’histoire des Évêques italiens qui gouvernèrent le diocèse de Béziers. Jamais nous ne dirons assez ce que nous devons à Mme Bellaud-Dessalles pour la Grange des Prés comme à Albert-Paul Alliès pour Pézenas — mais peut-on séparer la Grange des Prés de Pézenas ? Grâce à ces deux écrivains qui aimèrent leur province et surent mettre ses trésors historiques en valeur, Pézenas a bravé l’injure du temps. S’il est juste de louer l’œuvre féconde et magnifique que font aujourd’hui l’Association des « Amis de Pézenas » et, à sa tête, M. le Général Montagne — dont le nom est un sujet de fierté pour tous les Français —il ne l’est pas moins d’associer dans le même hommage ceux qui les ont précédés dans le culte fervent du passé.

Quand je venais ici autrefois, la Grange des Prés, comme Pézenas, m’offraient de perpétuelles délices. Dès que j’ai eu l’âge de lire et d’apprendre par cœur des vers, je me suis nourri, je me suis enchanté de Molière. Je vais vous faire une confidence ! L’un des rêves de ma prime jeunesse était d’être un jour sociétaire de la Comédie Française ! À cela, il y a une raison et cette raison est encore un lien avec Molière et Pézenas. Quand j’habitais Athènes, il y a bien plus d’un demi-siècle — mon père représentait alors la France en Grèce — un sociétaire de la Comédie Française venait chaque année passer quelques mois à Athènes et professer un cours de diction au Conservatoire hellénique. Il s’appelait Jules Truffier. Je l’avais déjà vu jouer à la Comédie Française. Il fit d’emblée ma conquête lorsque je le vis pour la première fois à la table de mes parents. J’étais suspendu à ses paroles, à ses gestes. Je suppliais mes parents de me permettre de suivre certains de ses cours. C’est ainsi qu’aux pieds de l’Acropole, entre 1900 et 1905, j’ai été l’élève de Jules Truffier. Son élève et — j’ose le dire, malgré la différence des âges — son ami. Jules Truffier était un homme exquis. Avec son long nez pointu, ses yeux un peu bridés et rieurs, sa fine silhouette, ses mains agiles, il possédait sans effort les plus belles traditions du comédien classique. Il aimait sa profession et l’ennoblissait. Sa culture était vaste et remarquable. Poète lui-même, il composait de charmantes petites pièces, pleines de grâce, de fantaisie et d’esprit, comme son « Ode à Pindare ». Acteur, il mettait dans son jeu une verve et une finesse délicieuses. Nul ne connaissait Molière comme lui. Il appartenait à cette glorieuse génération d’acteurs français où la Maison de la Rue de Richelieu pouvait, au même moment, mettre en scène Mounet Sully, Paul Mounet, Coquelin Cadet, Albert Lambert, Leloir, Laugier, Silvain, Féraudy, Leitner, Georges Berr et la divine Bartet et Brandès, et Piérat, et Pierson et Dussane, et tant d’autres... Quels talents et quelle époque ! Quand j’étais à Paris, je passais ma vie rue de Richelieu et nul, croyez-le bien, ne m’aurait « collé » sur l’ordre de préséance des sociétaires et des pensionnaires de la Comédie Française ! Admirable protocole ! Je me souviens de cet excellent Falconnier — au visage sinistre — qui ne faisait jamais qu’ouvrir une porte ou remettre une lettre et qui, vieux serviteur de la Maison, passait cependant dans la distribution en tête des pensionnaires ! Puisque je suis dans la voie des aveux, je vous dirai tout. Il n’est pas tout à fait vrai que ma folle ambition d’appartenir à la Comédie Française n’ait été qu’un rêve. Ce rêve, je l’ai vécu deux fois ! J’ai joué, — toujours à Athènes quand j’avais quatorze ans — le premier acte du « Misanthrope » avec Truffier et Silvain et j’ai joué les « Femmes Savantes » avec Truffier. Il était Vadius et j’étais Trissotin. J’ai encore dans l’oreille le formidable « Allez, cuistre... » avec lequel il me mettait en pièces au troisième acte. Ah ! quel bon temps, Messieurs ! Qu’il était beau de se laisser embrasser par Philaminte, à Athènes, pour l’amour du grec ! Qu’il était beau surtout d’avoir quatorze ans et d’être initié à Molière par l’un des comédiens qui l’ont le plus aimé ! Laissez-moi lui adresser ce soir, à l’ombre de Molière, un souvenir ému.

Jules Truffier est venu jouer, d’ailleurs, à Pézenas en 1897, et il a même récité à la Grange des Prés des vers de sa composition. Aurait-il pu ne pas accomplir ce pèlerinage ?

Si la merveilleuse petite cité qui se trouve à quelque cents mètres d’ici peut revendiquer beaucoup de gloires ; si elle a tenu, au cœur de la province, un rôle historique éminent ; si elle est associée à de grands événements ; si elle a vu défiler les plus illustres personnages, rois, reines, maréchaux, ministres, orateurs sacrés, poètes, écrivains, que sais-je ; si elle peut s’enorgueillir des noms des Montmorency, des Conti et de tant d’autres qui ont marqué dans les annales du Languedoc et de la France ; si elle a reçu Louis XIV et si deux de ses fils ont facilité au Premier Consul l’avènement de l’Empire, c’est tout de même Molière qui domine tout ! Quand on se trouve dans la Cour de, l’Hôtel d’Alfonce ou sur la place Consulaire dans la boutique du perruquier Gely, une émotion indicible vous envahit, l’on tressaille. C’est que Molière est beaucoup plus qu’un Français de génie. Molière, c’est une part du génie de la France.

Comme elle, il est humain, simple, plein de bon sens, naturel, honnête, équilibré, détestant l’hypocrisie, ennemi de tous les excès, perçant à jour les prétentions, les ridicules, les faux-semblants.

Il est sévère, mais il n’est pas méchant. Même dans ses satires perce de la pitié, Il ne nous propose pas des héros en modèles. Mais il ne veut pas qu’on lui en fasse accroire. Les fausses vertus l’irritent et il les dénonce vertement. La vertu, à ses yeux, est chose simple et familière, j’allais dire familiale. Il n’a d’exigence que pour l’honnêteté. Ah ! ce n’est pas lui qui cherchera jamais midi à quatorze heures ou même à onze ! Il est sain. Prodigieusement sain. Il a souffert aussi. Sa vie est pleine d’ombres. Il a la pudeur de ses tourments. C’est tout juste si un vers ici, un trait là, nous font deviner ses secrets... Si son théâtre n’a pas vieilli, si nous prenons plaisir à Molière comme y prenaient nos aïeux et comme y prendront nos fils, c’est que, dans la vaste comédie humaine, il a su dégager les traits éternels. Cette pauvre humanité, un peu folle, un peu ridicule, toujours sensible, change de perruques et de moyens de locomotion ; mais les sentiments qui l’animent ne changent pas. L’œuvre de Molière est composée de notes justes. Or une note juste, c’est l’une des rares certitudes, l’un des rares points d’appui que nous possédons ici-bas.

Son siècle est grand. Toutes choses y sont à leur place. Et d’abord le Roi, le plus grand de notre histoire. Son règne la domine comme la plus haute cime d’une chaîne. N’oublions jamais qu’un prince de Conti chassait Molière de ces lieux parce qu’il était comédien ; qu’un duc de la Feuillade écrasait jusqu’au sang la tête de Molière contre les boutons de son habit pour se venger des « Tartes à la crème » de l’« École des Femmes »[3] ; que le premier Président du Parlement de Paris Lamoignon interdisait la représentation de Tartuffe — et l’on pourrait allonger sans fin la liste de ces avanies — et cependant que Molière eut un fils dont Louis XIV voulut être le parrain ! On a assez caricaturé l’histoire de France pendant près d’un siècle pour que nous ayons à cœur de la considérer aujourd’hui comme elle est.

Avant de finir, permettez-moi d’évoquer un souvenir plus récent. Il remonte à quinze ans. C’était à Lyon, où j’étais réfugié, pendant la sombre période de l’occupation. La grande cité, que les circonstances avaient rendue plus nombreuse, vivait, morne, dans sa fausse liberté. Un jour, l’on annonça que la Comédie Française allait venir et donner des représentations. On jouerait des pièces de Molière. Tout Lyon s’y rua. C’était pourtant en plein hiver. Il faisait froid. Il pleuvait. Qu’importe ! Une file de gens qui n’en finissait pas attendait, pendant des heures, que les portes du théâtre s’ouvrissent. Il en fut ainsi chaque soir. Je me rappelle que j’avais envie de pleurer — mais de joie —en voyant tous ces Français, toutes ces Françaises, malgré leurs fatigues, leurs privations, malgré les rigueurs du temps, venir, comme poussés par l’instinct de la race, se libérer en Molière, protester en Molière, résister en Molière, s’emplir le cœur de Molière comme l’on s’emplit les poumons de l’air des cimes — car l’air de Molière, c’est l’air de la liberté et de la France.

 

 

[1] Bolaeana, pages 35-37.

[2] Le Grand Conti, par M. le Duc de la Force.

[3] Molière, par Pierre Brisson.