Funérailles du baron Ernest Seillière, en l’église Saint-Pierre de Chaillot

Le 18 mars 1955

Robert d’HARCOURT

Funérailles de M. le baron Seillière

A SAINT-PIERRE DE CHAILLOT

Paris, le 18 mars 1955

DISCOURS

DE

M. ROBERT d’HARCOURT
Directeur de l’Académie française

 

La mort continue à faire des vides au milieu de nous, à frapper notre Compagnie avec un acharnement dans la cruauté qui nous déconcerte en nous accablant. La stupeur se mêle en nous à la douleur. Hier Paul Claudel et André Chaumeix nous quittaient à quelques heures de distance. Aujourd’hui c’est à Ernest Seillière que nous devons dire un suprême adieu. Il s’est éteint doucement, sans combat, dans la matinée de mardi dernier.

Sa carrière est de bout en bout celle d’un écrivain et d’un penseur. Il a, dans l’ordre de l’esprit, des antécédents héréditaires qui sont des appels, presque des impératifs. Son grand-père maternel le Marquis de Laborde, est membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Son arrière-grand-père appartient à deux classes de l’Institut de France.

Je voudrais dire quelques étapes de sa vie, au début de sa course.

Né en 1866, il fait de brillantes études à l’Externat de la rue de Madrid, puis au collège Stanislas. Il entre à 20 ans avec le numéro 3 à l’École Polytechnique. À 22 ans, nous le trouvons officier-élève à l’École d’application d’artillerie de Fontainebleau.

Il ne restera pas longtemps dans l’armée. Déjà la philosophie et l’histoire exercent sur lui une attirance magnétique. Le jeune officier quitte l’uniforme et prend ses inscriptions à l’Université d’Heidelberg. Sa vie a pris sa direction. Elle va se dérouler comme une ligne continue, pauvre d’événements extérieurs, jalonnée par les seuls écrits. Elle se confond avec son œuvre.

Années d’Heidelberg, années décisives ! L’Allemagne, dont il possédera la langue, dont il fréquentera les philosophes, restera un des pôles -de sa vie. Il demeure l’un des plus puissants analystes du monde de la pensée et du sentiment germaniques.

Son œuvre est immense, et il ne peut me venir à la pensée d’entrer dans son détail. Ernest Seillière laisse derrière lui 71 volumes, environ 500 articles de Revues, près de 300 rapports académiques. Doué d’une extraordinaire puissance de travail, il a abordé un nombre infini de sujets, étudié d’innombrables écrivains. De Nietzsche à Flaubert, de Schopenhauer à Balzac, en passant par Rousseau, par Fénelon, par Stendhal, par George Sand.

Permettez-moi, au milieu de cette immense forêt, d’isoler l’œuvre fondamentale, les 4 volumes de cette Philosophie de l’Impérialisme dans lesquels il a déposé le meilleur de sa pensée et ses idées maîtresses. Il y passe en revue successivement l’impérialisme racial, esthétique, passionnel et social. Une étude de l’ouvrage, si cursive qu’on puisse l’imaginer, dépasserait infiniment le cadre des quelques paroles de ce soir. Ici encore, que l’on me permette d’isoler une partie de l’œuvre, celle qui traite de l’impérialisme racial et s’attache tout spécialement à l’impérialisme racial germanique qui fut le premier à fixer son regard.

C’est l’honneur d’Ernest Seillière d’en avoir, à travers les constructions de Gobineau et de H. S. Chamberlain, établi les caractères cliniques, mis à nu les tares, prévu les dramatiques aboutissements. On peut dire sans exagération qu’il a été un visionnaire. Encore quelques années, et l’hitlérisme confirmera son diagnostic d’éclatante façon. En définissant l’impérialisme racial une insurrection de l’instinct de puissance et de l’irrationalisme mystique contre le rationnel, il définit avant la lettre le national-socialisme, déification des puissances obscures de l’inconscient, divinisation du Sang et de la Terre, apothéose de l’irrationnel. L’irrationnel seul, détient, pour le raciste hitlérien les forces de jaillissement, les sources créatrices profondes.

L’homme n’est plus « l’homo sapiens » anémié par la culture du cerveau. Il se retrouve l’être vierge des origines, « l’éternel quaternaire de l’époque glaciaire ». Ces mots ne sont pas de moi. Je les emprunte à l’un des principaux écrivains du racisme qui continue par ces visions d’Apocalypse : « Un siècle de grandes batailles va s’ouvrir. Des armées, des phalanges de Titans vont se détacher de leurs rochers pour s’abattre sur l’Humanité... un siècle de destruction est devant nous. La paix est un bien que ne connaîtra plus l’univers. »

Funestes prophéties, sombres eschatologies formulées 4 ans avant la 2e guerre mondiale et dont le monde connut l’accomplissement.

Ce pantragisme guerrier, cet appel du gouffre sortent comme des fruits naturels de l’impérialisme et de l’irrationalisme mystiques.

C’est l’honneur d’Ernest Seillière d’avoir le premier posé le diagnostic, d’avoir discerné le mal dans sa racine et cela dès l’ère wilhelminienne. Et aussi d’avoir opposé aux mauvaises mystiques les saines mystiques inséparables de l’empirisme, fondées sur le trésor de sagesse accumulé par des générations humaines. L’homme ne peut se passer d’une foi mystique mais cette foi doit être soumise au contrôle de l’expérience et à la loi de la raison. L’homme, écrira-t-il hardiment et en joignant deux termes qui semblent s’exclure, est un « mystique de la raison ». Mais c’est tout le passage qu’il faut citer : « Que sommes-nous donc, après tout, nous autres partisans des méthodes logiques et des prévisions motivées, sinon des mystiques de la raison, qui plaçons dans l’étroite et brève expérience humaine notre confiance dans le présent et notre espoir pour l’avenir. Oui, nous sommes aussi des mystiques, mais notre mysticisme nous apparaît comme le moins périlleux de tous pour nous-mêmes et pour nos semblables. C’est la raison pour laquelle nous lui demeurons obstinément attachés.  »

J’ai dit quelques mots d’une œuvre puissante, quelques mots trop brefs et dont je mesure toute l’insuffisance. Je n’ai rien dit de l’homme. Il était la simplicité, la cordialité, la franchise mêmes. Les rapports avec lui étaient établis dans la sûreté. Il n’y avait point en lui de détours. Cet homme de pensée avait dans la manière et l’abord quelque chose de militaire. Nous avons connu Ernest Seillière dans toute la vitalité d’une intelligence sûre d’elle-même et de ses voies, dans toute la possession tranquille de sa force physique et intellectuelle. Je le revois devant moi, avec son beau teint de santé et de fraîcheur, avec ce sourire qui était une clarté, avec la lueur dansante de ses yeux, avec cette abondante chevelure ondulée restée dans le grand âge du plus magnifique argent et qui faisait au-dessus du front une couronne de lumière. J’ai dit sa simplicité. Elle était aussi grande que son savoir était immense. Ce savoir rayonnait de lui. Il ne semblait pas en prendre conscience.

Oui, nous l’avons connu tel, tâcheron resté miraculeusement jeune et qui trouvait repos et joie dans le labeur tous les jours abattu. Et puis nous l’avons connu autre, à la fin, frappé par la maladie. Il conservait son sourire, le courage de sourire, et ce sourire gardait sa bonté mais avait perdu sa flamme. Il était tourné vers le dedans. Une ombre passait sur les yeux restés longtemps si clairs. Ombre d’un crépuscule dont il avait pleine conscience. Car à la tristesse du mal s’ajoutait la tristesse, plus grande pour l’homme, de connaître son déclin. C’est cette douce image voilée qui nous est restée de lui dans ses dernières années. Mélancolie sans amertume, comme sans révolte. Le mot de résignation, si terni par l’usage, reprenait chez lui son sens authentique de lumière, de veilleuse intérieure. Saluons une dernière fois un confrère qui n’avait parmi nous que dos amis et dont le départ nous laisse plus seuls.