D'Annunzio, écrivain français

Le 24 octobre 1958

Robert KEMP

D’Annunzio écrivain français

PAR

M. ROBERT KEMP
délégué de l’Académie française

le vendredi 24 octobre 1958

 

Messieurs,

Le 5 de ce mois, au Moulleau, annexe de la douce cité d’Arcachon (qui étend au flanc de son bassin où le varech compose ses parfums amers et vigoureux, où croissent, dans une paix bien surveillée, d’immenses peuples de mollusques, ses rangées de villas aux tuiles et aux clochers roses, aux balcons de bois ajouré, et sur laquelle le vent du sud pousse les parfums mielleux de quarante lieues de pins résineux, et la poudre légère du sable), on vient d’inaugurer un buste de Gabriele d’Annunzio. Un buste sans col ni cravate, dont le bronze vert est juché sur un parallélépipède de pierre blanche. Le visage, sur le cou délicat dont les dames admiraient la pâleur et le grain, le visage tant aimé a la laideur et le charme du modèle, et le crâne nu est le crâne de celui qui professait, devant des auditrices pâmées : « La beauté future sera chauve. » Car il était orgueilleux de tout lui-même.

Cette fête fut charmante ; telle qu’on la pouvait espérer d’une population rieuse et hospitalière, aussi aimable que sa forêt. J’y représentais l’Académie française, avec ferveur et de mon mieux. J’ai pu voir la barque allongée où le poète, en se laissant bercer, berçait les octosyllabes de Saint-Sébastien, et les proses rythmées de la Pisanelle, poèmes français, contre le mur de soutien du chalet Saint-Dominique. Et ceci me fit souvenir du rôle que l’italien d’Annunzio, italianissime puisqu’il ne concevait rien, ne ressentait aucune émotion qu’au superlatif, a voulu jouer et a réellement joué, durant quelques années, dans la littérature de notre pays. Il ne niait pas, en un temps où le problème était âprement débattu, que sa terre natale et la nôtre fussent vraiment les « sœurs latines ».

D’Annunzio avait les bosses craniennes du langage. Dès l’enfance, il fut polyglotte, écrivant un latin aussi pur et plus mélodieux que celui d’Erasme, et le parlant avec l’aisance et peut-être la voix de Virgile, quoiqu’il fût né bien loin de Mantoue et de ses cygnes, dans les rocheuses Abruzzes. Il parlait couramment le latin, répétons-le, nous qui avons déjà de la peine à le lire d’affilée et sans le secours du dictionnaire. Son « français » était aussi riche que son latin, et il l’enrichissait par d’abondantes lectures de nos vieux auteurs, dont le vocabulaire capiteux le grisait et l’émerveillait. Il était, dans notre langage, volubile et imagé... Trop imagé, dit-on aujourd’hui, où il semble que nous soyons bien guéris de la crise, de la fureur d’images que nous avons traversée de 1920 à 1925, et que prolongea encore le génie acrobatique du jongleur exquis des comparaisons et des similitudes que fut Jean Giraudoux. La glorification arcachonnaise de d’Annunzio survient un peu tard, puisqu’on le lit à peine et que notre jeunesse l’ignore. Les plus âgés d’entre nous se rappellent pourtant de quelle folle idolâtrie Paris et la société raffinée, le monde des artistes, en notre pays, ont entouré chaque séjour du fougueux Gabriele parmi nous. On l’aimait pour son effervescence, les légendes amoureuses qui couraient sur lui, les contagieuses passions qu’il avait allumées au cœur de la plus passionnée comédienne et de grandes dames qui lui sacrifiaient leur réputation. On l’aimait pour l’amour qu’il affichait avec violence envers la langue française, quand il allait répétant qu’il voulait être un nouveau Brunetto Latini, non certes en toutes choses, car les mœurs de Brunetto n’avaient point son orthodoxie, mais en ceci que ce maître de Dante, cruellement enfoui par son disciple dans l’Enfer des luxurieux, avait proclamé le langage de France, celui du XIIIe siècle, le plus délectable sous le ciel. On l’aimait même pour ses livres, le Feu, l’Intrus, l’Enfant de Volupté, où il se peignait lui-même avec complaisance et souvent enthousiasme. Vous souvient-il, — mais j’en doute, — que, tout au début du Feu, la femme aimée dit à l’écrivain adoré : « Vous vous êtes nommé vous-même l’Imaginifique... » Et l’écrivain, accoutumé à l’adulation, acquiesce. Ce qui faisait sa fierté est probablement ce qui a causé son déclin, suivi d’oubli. On reproche à LIMAGINIFIQUE, forgeur de mots et de figures de rhétorique, précisément ses images, la splendeur de ses évocations érudites, — comme on reproche parfois à Flaubert les couleurs, les armes, les boucliers, les vaisselles et les voiles sacrés de Salammbô... On incrimine la surabondance d’un vocabulaire rare et rutilant, épicé de mots aussi âcres que ceux de Joris-Karl Huysmans, à qui l’on demeure plus fidèle, néanmoins, qu’à d’Annunzio... Notre littérature est en train de se faire bien puritaine... C’est une réaction naturelle, car le goût se balance, comme d’Annunzio dans sa pinasse, d’un excès à l’autre, et le style modèle est aujourd’hui celui de Gide, plutôt que celui de Flaubert dans Hérodias, ou de d’Annunzio dans la Pisanelle.

Révisera-t-on le procès de l’Imaginifique ? J’en doute, car, tel ce personnage à demi historique d’Alphonse Daudet qui disait : « Quand je ne parle pas, je ne pense pas », ainsi, d’Annunzio, sans images, sans l’afflux des sensations et des mots qu’elles éveillent et arrachent parfois à de séculaires sommeils, n’est pas un grand pétrisseur d’idées, ni un psychologue des nuances. Il demeure cependant un grand orateur, et, si écrire c’est jouer splendidement des mots et des musiques du langage, un grand écrivain. L’Académie française repoussera sans doute loin de son Dictionnaire bien des mots de la Pisanelle et du Chèvrefeuille, où l’auteur s’épanouissait à ressusciter ceux des poètes du Moyen Age, de son cher Villon, de Rabelais, même d’Eustache Deschamps, de Jean de Meung et de la tendre Marie de France, à qui il a pris le nom de son Chèvrefeuille. Mais, gardienne de notre langage, elle ne peut pas perdre de son ancienne amitié pour celui qui aima le français de toute son âme.

La Pisanelle et Saint-Sébastien ont été écrits dans l’air des Landes, à Saint-Dominique et sur les bancs de la pinasse, aux ondulations du Bassin. Les scènes terminées du Saint-Sébastien étaient lues, dès chaque achèvement, au propriétaire du chalet, un brave homme nommé Adolphe Bermond, dont le souvenir vit encore là-bas, et qu’on y considère comme un saint. D’Annunzio ne manqua pas d’être ému par la fervente piété de son locandiero, et c’est sous les effluves de cette dévotion sans pâleurs et sans ombres, qu’il a composé cet ardent Mystère, cent fois plus lyrique que les nôtres. Il était presque arrivé aux limites, lui-même de la conversion. C’est de Saint-Dominique qu’il écrivit, en 1910, à Debussy pour le supplier d’en composer la musique ; à quoi l’autre Imaginifique, mais plus mesuré et d’un goût plus affiné, répondit un oui enfiévré. Une partition rare et parfaite, dans notre trésor musical, est née de cette collaboration. Ne soyons pas ingrats. Mais par un bien curieux phénomène de compensation ou d’équilibre, il arriva qu’au contact des développements éperdus, du dionysisme chrétien de d’Annunzio, le style de Debussy s’épura encore... Adieu les envols d’arpèges, les raffinements presque byzantins des harmonies, le trotte-menu des enchaînements d’accords... De l’espace, une architecture vraiment monumentale, les lignes d’une cathédrale sans gargouilles et sans feuillages... Une réponse classique du musicien à l’appel frénétiquement romantique du poète... Méconnue à sa naissance, ce qui était fatal, à cause d’un changement soudain du style, la partition de Saint-Sébastien est aujourd’hui admirée des musiciens de tous les pays. Et c’est une fierté dont l’occasion nous a été fournie par d’Annunzio. La gratitude est de rigueur.

Je l’ai relu, le Saint-Sébastien d’Arcachon ; et la Pisanelle née dans le même climat. J’eusse aimé relire le Chèvrefeuille et surtout les délicats Sonnets cisalpins, orfévrés avec le soin opiniâtre, et dans l’esthétique même de José-Maria de Heredia. Mais ils sont ou du moins me sont restés introuvables. Ce serait, pour quelque étudiant en grammaire, un joli travail que d’étudier le « français » de d’Annunzio ! Il verrait que d’Annunzio a plus imité le vocabulaire de nos vieux auteurs que leur syntaxe, qu’il parodie pourtant, de loin en loin, avec une adresse incroyable. Il remarquerait que, pour plus de facilité, d’Annunzio semble, surtout dans Saint-Sébastien, avoir adopté le mode indicatif, et même l’indicatif au temps présent. Il s’est méfié de notre subjonctif, de ses imparfaits en particulier, comme un jeune apprenti en thème grec a la prudence de ne pas toucher à l’optatif de morphologie redoutée. Pas de propositions subordonnées, amenées par que ou ses variantes. Il a été aussi prudent, sur ce point, que l’était en ses discours l’abbé Jérôme Coignard, bon latiniste cependant.

Pour le vocabulaire, on reconnaît d’abord le latiniste, le connaisseur en racines, étymologies et dérivations qu’était d’Annunzio. Savait-il du grec, cet humaniste à la mode du XVIe siècle ? Sans doute. Mais les mots qu’il repêche dans les vases du passé ne viennent pas du grec. Ils sont tous latins. On dirait que d’Annunzio a horreur des mots savants tirés du langage d’Homère et d’Hérodote. C’est que son langage préféré n’était pas celui qu’on parlait en Sorbonne ou à la faculté de Médecine en 1900. C’est le langage de Rabelais, d’Amyot, de Ronsard et de du Bellay ; c’est aussi le langage d’Adam de la Halle et du Roman de la Rose, d’Arnoul Gréban et des autres créateurs de « Mystères » ; de Villon et des vieux chansonniers. Et enfin de La Fontaine, avec qui l’on constate une affinité inespérée. Quand il écrit ellébore, ne doutons point qu’il se récite un vers pris dans le Lièvre et la Tortue. Il aime le verbe arder, qu’aimait Gargantua. Un goutteux se plaindra de sa « podagre », un bon mot dont l’usage substantif s’est perdu ; il parlera du languier où l’on suspend les viandes à essayer avant le roi ; de la femme « hémoroïsse » guérie dans l’Évangile ; il dira « une orde vermine », moustier mieux que monastère, mal engin pour mauvais instrument, angariés, c’est à savoir tenus en servage, qui est encore dans les lexiques mais que personne ne comprend sans y aller voir ; ambesas, coup de deux as aux dés, lui sert, et lige, hors même de l’expression courante homme lige ; et laraire, vieux mot tiré du latin, le lieu où logent les dieux lares, qui dort aussi dans les dictionnaires sans que nous allions l’éveiller. Il emploie cariatides adjectivement, ce qui est très heureux : les colonnes cariatides. Il dira, comme les symbolistes, la mer vernale. O mon égal, encore, dans le sens de O mon égal en âge, mon exact contemporain ; fors ma sauterelle pour « excepté ma sauterelle ». Cosser du front est virgilien... Une angoisse gonfle sa gorgone semble une création de lui. La gorgone doit être la cuirasse, sculptée d’une tête échevelée de serpents. Frapper la terre d’un pied libre ou Vénus, volupté des hommes et des dieux sont des souvenirs trop reconnaissables d’Horace et de Lucrèce ; mais ceci est bien médiéval, et tout excellent : « Louez Dieu et si faites bonne chère ! » qui est le vieux parler parisien de Mme Jourdain : « J’ai la tête plus grosse que le poing et si elle n’est pas enflée. » Si tient lieu de pourtant. Il ne craint pas : « Sucez de ces coulis de gelines sans crainte qu’ils vous obstruent les veines mesaraïques », qui sent terriblement son Alcofribas...

Il y aurait donc toute une étude à conduire sur le français de d’Annunzio, qui aboutirait à cette conclusion prévue : « D’ANNUNZIO ÉCRIVAIT LE FRANÇAIS MIEUX QUE LA MAJORITÉ DES CITOYENS FRANÇAIS. »