Cérémonies du 5e centenaire de Jeanne d’Arc, à Orléans

Le 8 mai 1929

Gabriel HANOTAUX

CÉRÉMONIES DU CINQUIÈME CENTENAIRE DE JEANNE D’ARC

À ORLÉANS
le mercredi 8 mai 1929

DISCOURS

DE

M. G. HANOTAUX

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

Grandeur unique de la patrie française !

Hier, à Paris, quand le cortège, parti de Notre-Dame, fut arrivé devant la statue de Jeanne d’Arc, il s’arrêta. Il y eut alors une minute de silence ; et ce fut comme si l’âme de la France était descendue pour assister à la rencontre des cieux soldats du salut, Jeanne d’Arc et Foch. S’approfondissant dans son émotion, la foule se recueillit, la respiration fut comme suspendue. Puis, la minute écoulée, le corps drapé aux trois couleurs reprit sa route, s’acheminant vers l’Hôtel des Invalides. Jeanne d’Arc remettait le maréchal à Louis XIV et à Napoléon.

À l’abord du pont Alexandre III, l’hémicycle que forment les deux palais était rempli d’une foule immense ; mais le pont était vide, la place nue. Au loin, la ligne horizontale des Invalides barrait le ciel de sa masse obscure ; au-dessus, la coupole, sommée de la croix, flottait, doucement lumineuse, nimbée d’une transparence idéale. L’histoire de France entière recevait le grand soldat.

Devant le corps, le défilé commença. Quand les détachements se furent succédé, quand les alliés eurent rendu le dernier hommage et quand la voix du pays se fut fait entendre, quand les drapeaux des combattants venus de tous les coins de la France, eurent suivi, en un épais bataillon, comme si tous les morts de la grande guerre et tous les morts de toutes les batailles de France se fussent présentés à l’appel du chef, les longs sacrifices des hommes qui ont maintenu la famille vingt fois séculaire, furent évoqués, et, dans un même émoi, le peuple de France témoigna de sa fidélité et de sa foi en la grandeur unique de la patrie.

Ainsi, cette histoire se poursuit, pareille à elle-même, au cours des âges. Après cinq cents ans, nous voici réunis pour le plus noble rendez-vous auquel puisse nous inviter le passé ; nous célébrons l’anniversaire de la délivrance d’Orléans, quand le clair visage de la Pucelle ayant été aperçu du haut des remparts, un vent favorable la jeta dans la ville aux acclamations d’un peuple qui, le soir, portant des torches, éclairait son entrée, et sentait l’espoir gonfler son cœur. Huit jours après, le 8 mai, elle passait la Loire, forçait les Tourelles, rompait le siège et délivrait la ville.

Événement si extraordinaire et de portée si haute, avec les suites qui en résultèrent, qu’il s’est imposé, dès lors, au souvenir et à la gratitude des peuples, de telle sorte que, depuis cinq cents ans, cette célébration s’est perpétuée en prières d’action de grâces et en cortèges de fidèle reconnaissance.

Et si, aujourd’hui, au cinq centième anniversaire, l’Académie française élève la voix, — après que des voix si hautes et si vénérables ont remercié le Seigneur, — c’est que, depuis sa fondation par le Cardinal de Richelieu, une autre tradition s’est établie qui lui a confié le soin de commémorer ce qui touche à la grandeur française.

En ce jour de fête nationale, toutes les puissances du pays sont présentes. Autour du Président et du gouvernement de la République, voici le clergé, voici l’armée, voici le peuple, voici les magistrats, successeurs des magistrats de la défense. Si Foch n’est pas là, il assiste : car l’idée ne meurt pas ; l’âme survit dans la fidélité, le patriotisme et la foi.

 

Quand cette fille des champs, qui ne savait ni A, ni B, et qui n’avait appris de sa mère que le Pater, l’Ave Maria et le Credo, parut une histoire nouvelle se mit en marche. La mère était allée en pèlerinage à Notre-Dame du Puy ; la fille part pour Chinon, ainsi que ses Saintes l’ont ordonné. De Vaucouleurs, elle traverse toute la France, d’Est en Ouest ; elle s’arrête à Sainte-Catherine de Fierbois où l’épée choisie repose parmi les reliques de la bataille de Charles Martel ; son passage dans les provinces d’outre-Loire ramasse les débris du royaume démembré ; jusqu’aux Pyrénées, la France entière s’émeut. À Chinon, Jeanne aborde le Dauphin dépossédé et découragé ; elle le convainc et il se confie en elle ; elle gagne Tours où l’attendent les prêtres et les hommes d’armes qui seront ses compagnons fidèles jusqu’à la fin. À Blois, elle prend la tête de l’armée et elle marche sur Orléans. Orléans est délivré, Orléans, but qu’elle s’est proposé et nœud de toute l’Histoire de France.

Jadis, au temps de Vercingétorix, les feux qui se sont allumés ici, chez les Carnutes, ont donné le premier signal de l’unité gauloise ; c’est à Orléans qu’Attila fut arrêté ; c’est à Orléans que les premiers Capétiens ont jeté l’arche du pont qui, reliant la Seine à la Loire, fondait la France ; et voici, qu’à Orléans, est tranché le débat sanglant qui dure depuis cent ans. L’issue, qu’il eût été impossible d’espérer, sauve la France et décide du sort du continent. Car il s’agissait de savoir si la France et l’Europe resteraient indépendantes, si la civilisation se garderait latine et romaine ou si elle deviendrait maritime et septentrionale, si la prochaine colonisation des mondes nouveaux serait une œuvre d’ensemble et libre, ou particulière et subordonnée.

Par l’erreur d’une branche de la famille royale, alors que des dissensions et des violences atroces ont fait le chemin aux convoitises du dehors, la fille aînée de l’Église et de la civilisation est en péril ; sa destinée dépend de cette minute suprême. Si l’invasion du Sud-Ouest, venant de Bordeaux, donne la main à l’invasion du Nord-Est venant de Calais, de Rouen, de Bruxelles, Paris étant déjà occupé, c’en est fait, la parenté des deux grands peuples occidentaux est rompue par une hostilité implacable, la guerre de Cent ans devient une guerre éternelle, la paix de la justice, la paix de l’équilibre, la paix de l’amitié est devenue impossible ; les grandes collaborations fécondes sont interdites à jamais.

Par l’apparition de la brave enfant, la paix équitable fut en perspective, l’indépendance réciproque étant sauve. Et les fruits de cette apparition extraordinaire furent tels, qu’après cinq cents ans, ce n’est pas seulement la ville qui lève les bras au ciel, ce n’est pas seulement la France, c’est l’Univers entier qui prend part aux fêtes de la gratitude. Jeanne d’Arc a fait ce miracle. Celle qu’on croyait venue pour la guerre a réalisé son œuvre véritable et l’on s’aperçoit maintenant, à l’épreuve, qu’elle est venue pour la paix.

La sainteté de l’héroïne, consacrée sous les voûtes de Saint-Pierre de Borne, a confirmé sa mission à la fois universelle et divine ; d’une telle source, elle ne pouvait être, en effet, qu’ordonnatrice et pacificatrice ; et voilà que, de jour en jour, la décision opère.

Rendons grâces ! Après cinq siècles, l’Angleterre est ici présente ; elle est présente par son ambassadeur ; elle est présente par son cardinal, ses évêques, par ses fils accourus de toutes les parties de l’immense empire ; et, alors que, hier, la France entière faisait des vœux pour la guérison de l’illustre roi qui lui fut un allié si fidèle, ce roi aura la gloire d’enregistrer, dans les annales de son règne, l’union de l’Angleterre et de la France, dans cette ville d’Orléans, autour de l’étendard de Jeanne d’Arc. Aux grands princes et aux grands peuples appartiennent ces grandes justices et ces grandes réparations.

La paix, l’union définitive, la Pucelle l’avait prévue, prédite, quand elle écrivait au duc de Bourgogne : « Que le Roy de France et vous fassiez longue paix et qui dure longuement ; et, s’il vous plaît à guerroier, si allez sur les Sarrasins. »

Et voici, enfin, que le monde entier participe à cette joie de la réconciliation fondamentale, à cette grande nouvelle de l’amitié et de la justice triomphantes. Partout, sur les deux continents, le culte de la sainte se répand, des statues sont érigées, des églises s’élèvent, les prières montent vers le ciel. Un puissant mouvement des âmes se retourne vers cette brève destinée qui passa sur la terre pour délivrer les peuples du mal et pour briser le joug de la force.

Décret providentiel, devant lequel la science et l’histoire n’auraient qu’à s’humilier, si ces décisions sublimes n’avaient, jusque dans leur secret, quelque chose d’accessible au sentiment et à la raison.

 

Essayons donc, de nous élever jusqu’à la contemplation du mystère ; efforçons-nous d’entrevoir quelque chose de ce qui a touché si profondément et si universellement les âmes.

L’explication humaine de l’émoi qui a saisi l’humanité en présence du fait extraordinaire, peut se préciser en trois termes : Jeanne est la jeunesse, Jeanne est la pureté, Jeanne est la femme.

Jeunesse ! Quel sacrement vaut celui-là, puisque l’onction du Créateur est encore empreinte sur le front et le cœur de l’enfant. Seize ans ! Son visage a la fraîcheur de la fleur qui s’ouvre, mais aussi, déjà, la gravité de l’œuvre qu’elle accomplira. Comme l’autre vierge, la Vierge-mère, elle a, en son âme, la prédestination du sacrifice : elle le sait ; cependant, elle obéit, elle obéit à la vocation ; car ses voix l’appellent. Elle est jeune ! Aucun trouble n’a effleuré en elle la conviction intime que la femme, plus que les hommes peut-être encore, est faite pour servir et pour se donner.

Reçois d’elle cette leçon, humanité ! Et vous, jeunes hommes, qui êtes convoqués demain, à Orléans, pour célébrer la Sainte de la Jeunesse, souvenez-vous ! On l’aime parce qu’elle est jeune ; on la croit parce qu’elle est jeune ; on la suit parce qu’elle est jeune ; mais elle se donne parce qu’elle est jeune. Vous allez, demain, vous livrer à vos jeux et à vos exercices ; vous préparez vos muscles et vos volontés ; vous embrassez la vie avec l’ardeur, l’enthousiasme, la confiance de votre âge. Mais, souvenez-vous bien que tout l’élan de votre belle jeunesse, de votre jeunesse que nous aimons et à laquelle nous tendons les mains et les couronnes, vous les devez à la cause vers laquelle l’enfant courut, les bras ouverts, jusqu’à la mort. Cette fille de France périt pour la France. Sa jeunesse fit son courage ; elle fit son triomphe et son martyre.

Jeanne est jeune ; elle est pure. Sa pureté était sa force. Dans le trouble inhérent à la double nature de l’homme, une seule sauvegarde contre la fougue et l’entraînement des passions : la pureté, la pureté absolue. Pour une seule atteinte, tout s’écroule. Avec quels sentiments de son élection, dans les temps atroces où elle parut. Jeanne prononce, répète, réitère la parole dont elle se nomme : « Je suis pure, je suis pure ! » Virginité, prolongement du mystère de la naissance et empreinte de l’au-delà : pudeur, délicatesse de la conscience, réserves suprêmes du corps et de l’âme, gardées pour que rien ne soit atteint ou affaibli à la minute de l’effort et du sacrifice !

Parmi les hommes qui combattent, Jeanne est femme, enfin. Et c’est par là que le monde entier sera, un jour, saisi et conquis au caractère sublime de sa mission : c’est par là que le culte, gagnant peu à peu, s’impose non seulement au peuple sauvé, mais à tous les peuples.

C’est affaire aux hommes de combattre ; mais, ils étaient à bout ; ils n’en pouvaient plus ; il n’y avait plus que découragement et abandon ; ni volonté, ni espoir ; ni foi, ni courage. C’est en ces heures de désespérance que la femme arrive et reprend, de ses faibles mains, la tâche ; elle laboure le champ, assure le sommeil, renouvelle les forces, ranime les vertus, sauve les enfants et l’avenir. Celle-ci saisit l’épée. Elle fait ce que les hommes ne pouvaient plus faire. On la voit, toujours en avant, partout à la pointe de l’ont, gaie, confiante, décidée, résolue, fonçant sur l’ennemi qui fuit sans l’attendre. Stratégie de l’audace, audacter, comme la relève, admirablement, le maréchal Foch. Et, depuis que cette femme du secours imprévu, de la relève inespérée, du suprême « ahay », a levé l’étendard et s’est élancée, les hommes accourent autour d’elle ; ils se retrouvent. Car, qui abandonnerait une femme ?

Il était évident que la volonté suprême ne voulait pas que la France pérît puisqu’une femme, une enfant, une faible fille se saisit du commandement, ranima les courages et conduisit les troupes à la victoire.

Jeune, pure et vierge, combattante et martyre, Jeanne apparaît comme ce qu’il y a de plus beau, de plus haut dans l’humanité. L’humanité achève en elle l’une de ses réalisations supérieures où l’on sent le souffle de la divinité.

Il y a cinq cents ans, en arrivant du côté de Sologne et en accomplissant, sans verser une seule fois le sang, sa mission : délivrance de la ville, liberté du pays, paix de justice dans le monde, Jeanne a pris une place unique dans la mémoire à jamais reconnaissante des peuples. Depuis l’apparition du Fils, rien n’est comparable dans les annales de l’humanité.