L’écrivain dans la société d'après-guerre

Le 25 octobre 1926

Georges LECOMTE

L’ÉCRIVAIN DANS LA SOCIÉTÉ D’APRÈS-GUERRE

PAU

M. GEORGES LECOMTE
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le 25 octobre 1926

 

 

Messieurs,

Vauvenargues a dit : « On ne peut avoir l’âme grande, ou l’esprit un peu pénétrant, sans quelque passion pour les Lettres. »

Certes, en France — jusqu’à présent, du moins, — le goût de la littérature, des idées profondes ou fines, clairement exprimées dans une jolie forme, a été tenu pour une élégance.

Même à notre époque de mercantilisme, de plaisirs violents et rapides, où l’argent semble éteindre toutes autres valeurs, où la matière brime insolemment l’esprit, la France, bouleversée par la guerre, inquiète des fringales et de la démoralisation qui en résultent, déçue par une paix qui n’a pas suffisamment rasséréné l’atmosphère du monde, témoigne d’une curiosité intellectuelle qui lui fait honneur.

Il est vrai que, avec la calme hauteur qui donne à son ironie un accent si particulier, Vauvenargues ajoute : « La plupart des hommes honorent les lettres comme ils honorent la religion et la vertu, c’est-à-dire comme une chose qu’ils ne peuvent, ni connaître, ni pratiquer, ni aimer. »

Terrible arrêt, auquel mon incurable optimisme refuse de souscrire. Malgré certaines apparences contraires, notre époque — j’en ai la conviction — aime sincèrement les belles histoires qui, un instant, l’élèvent au-dessus des tracas matériels. Elle se plaît aux débats d’idées qui la distraient du terre-à-terre où elle risquerait de s’enliser fort tristement, malgré ses éclats de rire et la lugubre cacophonie des jazz-bands.

Mais ceux-là mêmes qui raffolent de ces histoires s’intéressent-ils au sort des écrivains qui leur en font la surprise, et aux conditions de leurs travaux ? Se demandent-ils comment vivent ces montreurs de lanterne magique ?

Certaines personnes insouciantes semblent croire que les ouvrages de l’esprit sont aussi nécessaires et indéfiniment renouvelables que les phénomènes de la nature. Elles ne doutent pas plus du périodique retour de leur joie que devant le prodigieux chef-d’œuvre d’un arbre en fleurs au printemps, ou la féerie des étoiles à travers les frémissantes ramures de la forêt. Combien de lecteurs songent à se dire que cette précieuse fécondité risque d’être contrariée par la dépravation des mœurs et l’injuste rigueur des lois ?

Quelle imprévoyance et quelle ingratitude ! Ces magiciens sont des hommes. Pour créer, il faut qu’ils vivent, qu’ils aient le temps et la force d’observer, de s’émouvoir, d’imaginer, d’écrire. Ils ont un foyer, et à ce foyer des besoins et des devoirs. Ils ne peuvent goûter la sérénité indispensable à leurs travaux, s’ils n’ont et ne dispensent autour d’eux un peu de bonheur, de quiétude et de confiance.

Parmi les plus sincères amis de la littérature, en est-il beaucoup à savoir que la propriété des écrivains — comme celle des artistes — sur leur œuvre, est la seule propriété qui ne soit pas perpétuelle ? Savent-ils que les revenus du travail pour créer cette propriété temporaire sont frappés des mêmes impôts que les -revenus pouvant se transformer en propriété perpétuelle ? Savent-ils que, depuis la guerre, malgré le renchérissement de la vie, seuls parmi les créateurs, les écrivains restent à peu près payés comme avant la tourmente, et que, pour vivre, pour donner à leurs enfants l’éducation et le pain, la plupart d’entre eux doivent se résigner à cinq fois plus d’accablantes besognes qui, peut-être, nous privent de maints grands livres ?

La spéculation triomphe. Les intermédiaires se gorgent. Les fournisseurs de victuailles et de plaisirs se disputent terres, châteaux et bois. Seule, l’intelligence est traitée en parente pauvre, surannée et ridicule.

Bientôt, s’il n’a fortune ou emploi, l’écrivain ne pourra vivre de sa plume, c’est-à-dire travailler. Il se retrouvera dans les conditions de la vie littéraire au XVIIe siècle, époque où, malgré le génie de certains d’entre eux et l’éternelle gloire dont ils paraient la France, les écrivains n’avaient point un rôle social ni des conditions de vie en rapport avec la beauté de leur œuvre.

La prétention au moindre profit par la création littéraire était tenue pour indigne de « l’honnête homme ». Pour la blâmer ironiquement, on avait même trouvé cette expression : « Mettre son esprit en roture ». Seul alors, La Bruyère, dédaigneux de l’argent pour lui-même, revendique, pour le simple écrivain, le droit à la vie. Rappelons-nous son fameux portrait d’Antisthène : « Suis-je mieux nourri et plus lourdement vêtu, suis-je dans ma chambre à l’abri du nord, ai-je un lit de plume, après vingt ans entiers qu’on me débite dans la place ? J’ai un grand nom, dites-vous, et beaucoup de gloire ; dites que j’ai beaucoup de vent qui ne sert à rien. Ai-je un grain de ce métal qui procure toutes choses ?... »

A part une bohème pittoresque, libertine, suspecte et méprisée même par les gens de cour qui se divertissaient en la fréquentant, les écrivains, s’ils n’étaient de grands seigneurs que leur rang et leur patrimoine préservaient de tels soucis, n’avaient d’autre ressource qu’un office au palais ou dans la maison des princes, que la libéralité d’un duc, d’un comte — ou d’un financier. Une aumône toujours, et parfois chèrement payée.

Ne connaissons-nous pas le sort précaire de ceux qui, même très grands et justement glorieux après avoir enrichi de vingt chefs-d’œuvre la France, ne voulurent ou ne surent se pourvoir d’un abri quelque peu doré ? N’est-ce pas Corneille vieilli et solitaire qui, malgré le Cid, Polyeucte, et tant de chefs-d’œuvre, en était réduit à se lamenter auprès de Boileau : « Je suis soûl de gloire et affamé d’argent » ?

C’est le XVIIIe siècle qui, demandant, avec toutes les libertés, celle de l’écrivain, fit reconnaître aussi qu’il pouvait, sans déchoir, vivre de sa plume. C’est à Beaumarchais, Voltaire et Diderot qu’est due cette métamorphose dans les idées. Pourtant, après leur victorieux effort de justice, Chamfort pouvait encore écrire avec mélancolie : « Le travail du poète — et souvent de l’homme de lettres — lui est bien peu fructueux à lui-même, et, de la part du public, il se trouve placé entre le grand merci et le va te promener. Sa fortune se réduit à jouir de lui-même et du temps. »

Surtout, ce que Voltaire, Diderot, Rousseau et, avec des voix sans doute moins retentissantes, les autres écrivains du XVIIIe siècle établirent, c’est le rang social de l’écrivain, son influence, son action.

Rappelons-nous la lettre de Diderot à Necker : « ...L’opinion, si mobile, dont vous connaissez toute la force pour le bien et pour le mal, n’est, à son origine, que l’effet d un petit nombre d’hommes qui parlent après avoir pensé, et qui forment sans cesse, en différents points de la société, des centres d’instruction d’oie les erreurs et les vérités raisonnées gagnent de proche en proche, jusqu’aux derniers confins de la Cité... Qui est-ce qui parlera de votre travail et en parlera dignement ? Qui est-ce qui en assurera le mérite et en accélérera le fruit ? C’est celui dont la fonction habituelle est de méditer, c’est celui dont la lampe éclairait vos pages pendant la nuit, tandis que les autres citoyens dormaient autour de lui, épuisés par la fatigue des travaux et des plaisirs, c’est l’homme de lettres, le littérateur, le philosophe... »

Ainsi établi dans son rôle de guide, dans ses droits de propriété sur son œuvre, que la Révolution a inscrits dans ses lois, l’écrivain du XIXe siècle hérite de ses aînés le droit de plus librement écrire et de trouver dans la rémunération de ses écrits une existence plus large et plus digne à la fois. Il a un pouvoir reconnu et grandissant. L’art de l’écrivain est devenu une profession respectée.

Jusqu’au long cyclone de la guerre qui, accumulant plus encore, de ruines morales que de ruines matérielles, a bouleversé toutes les valeurs, l’écrivain a presque toujours pu vivre en faisant œuvre de beauté, en évoquant le passé ou en étudiant les mœurs, les hommes, les idées d’aujourd’hui.

Mais les décevants lendemains de la guerre ont fait de l’écrivain un « demi-solde » — encore « quart de solde » serait-il plus exact ! — un « demi-solde » qui, d’ailleurs, sauf exceptions glorieuses, n’a presque en aucun temps touché la solde entière !

Fiers de servir selon leurs moyens la France et la pensée française, ils se résignaient silencieusement, — au milieu de la résignation générale à tant de peines communes, — aux dures souffrances particulières à leur état. A ces maux ils trouvaient une consolation dans l’espoir que, la tourmente passée, les pacifiques travaux de l’esprit bénéficieraient d’une faveur nouvelle et que, noble pourvoyeuse d’idées, de rêves, de poésie, d’émois humains, la littérature connaîtrait des jours radieux.

D’entre les Croix de Bois, ô Roland Dorgelès, où les survivants continuaient à se battre sur les tombes bouleversées des morts, les Vainqueurs, évoqués par Georges Girard, se dressèrent aux joyeuses sonneries annonciatrices de la délivrance. Et ceux que, dans l’un des plus puissants poèmes inspirés par la lutte infernale, le poète Henry-Jacques appela Nous, de la Guerre, marchèrent, le cœur battant de joie et d’espérance, vers les douceurs, les fêtes et les travaux de la Paix. Ce fut la suprême Relève du Matin, ô Henry de Montherlant.

Après l’avoir saluée de toute leur jeune allégresse, ces sauveurs de la Patrie et de la liberté française, qui avaient le plus pâti de la guerre, puisque, l’ayant faite, ils en étaient les Martyrs, ô Georges Duhamel, vinrent rejoindre les aînés que leur âge ou leurs misères physiques retenaient loin de la bataille.

Ayant réussi à se faire une âme presque pareille à la leur, ces aînés n’étaient pas tous des ingrats !

Sous les drapeaux de la victoire qui pavoisaient nos villes, ils retrouvaient les camarades mutilés auxquels de trop cruelles blessures ne permettaient plus de nouveaux combats et qui, tout en mettant au service du pays leurs dernières forces, chantaient la grandeur morale de la France ou, ainsi qu’Alfred Droin, dans son beau poème A l’ombre de Sainte-Odile, la douceur de voir l’Alsace comme la Lorraine à jamais réintégrée au foyer français.

Mais, hélas ! quelle déception pour les héros et les saints qui surgissaient des tranchées où, quatre ans, leur cœur battit Sous la Terre de France, ô Pierre-Paraf, pour les victimes squelettiques des prisons allemandes à qui le beau pain doré de France fut un si doux réconfort, comme pour les résignés de l’arrière attendant la résurrection de la vie intellectuelle et du prestige qui, dans un monde bien ordonné, doit s’attacher aux travaux de l’esprit !

Les lions qui nous revenaient si forts de leur enthousiaste élan vers les œuvres de paix, ne tardèrent pas à n’être plus que les Lions en croix, comme les appelle l’un d’entre eux, le romancier André Lamandé. Avec eux, leurs cadets dont la voix retentit impérieusement frémissante, et les écrivains de la génération précédente qui n’ont pas le droit d’être compris sous ce beau titre, n’en furent pas moins crucifiés et déçus.

Plus de papier, et du papier trop cher. Chez les éditeurs, les publications ralenties et trop souvent rémunérées presque aux taux d’avant-guerre. Dans les journaux et les revues, à peu près le même régime. Sous toutes formes et en toutes circonstances, dans le vertige de lucre et de plaisir qui caractérise notre époque, dans cette domination de l’argent et l’arrogance de la matière, le pire sans-gêne à l’égard de la littérature et un dédain croissant pour les travaux de l’esprit qui, dans le langage d’aujourd’hui, « ne payent pas ! »

Injustice suprême ! Tant d’imagination, de raison, de savoir sans récompense ! Quelles fortunes conquerraient les écrivains si, moins attachés à leur art, ils utilisaient en d’autres domaines l’activité intellectuelle, la connaissance des hommes, l’esprit d’invention, les méthodes de raisonnement, l’ingéniosité dont ils font preuve dans les livres ! N’est-ce pas ce que déclare Montaigne lorsqu’il nous représente le philosophe Thalès s’appliquant soudain aux affaires pour démontrer à certains railleurs qu’il n’était pas incapable du fructueux négoce : « Ayant ravallé son service du proufit et du gain, il dressa une traficque qui, dans un an, rapporta de telles richesses qu’à peine en toute leur vie les plus expérimentés de ces mestiers-là en pouvaient faire de pareilles. » Evidemment, Thalès était très doué. Et rares sont les écrivains prêts, même pour un seul an, à se distraire de leur œuvre.

Alors, pour la plupart d’entre eux, dès le lendemain de la guerre, commença une nouvelle vie secrètement héroïque, qui, depuis huit années, ne fait qu’empirer. Le « demi-solde » littéraire se résigne à toutes les tâches et tous les retranchements. Plus de loisirs pour la méditation, l’étude, la flânerie, si doucement inspiratrice. Que de patience et d’énergie, de courageuse et confiante bonne humeur ! Le « demi-solde » des Lettres s’obstine, se rationne, sourit mélancoliquement, fait des mots qui le consolent un peu de sa gêne, de ses humiliations, des besognes où il se débat pour conquérir le moyen de poursuivre son œuvre. D’exigeants censeurs lui reprochent de ne plus avoir la force et le courage des vastes livres où tiennent tout un monde, toute une époque. Ils oublient que, même sous une signature connue, les éditeurs se refusent à publier de gros volumes. Alors, il faut s’ingénier à des raccourcis de 250 pages pour les plus complexes évocations d’idées, de personnages, de foules. C’est ainsi que, par un prodige de synthèse vivante et saisissante, un Henri Béraud parvient à résumer quatre cents ans du labeur et de la misère du paysan français dans les fresques splendides de son roman le Bois du Templier pendu, livre court, qui est un grand livre.

Combien d’entre eux se répètent les vers que, aux beaux jours du système du financier Law, Voltaire écrivit dans son Épître à Boileau pour venger les écrivains du discrédit où la fièvre de l’agiotage reléguait alors, comme aujourd’hui, le travail intellectuel et le condamnait à de rudes pénitences :

L’Espoir trompeur et vain, l’Avarice au teint blême
Vidaient nos coffres-forts et corrompaient nos mœurs.
Plus de goût, plus d’esprit ; la sombre arithmétique
Succéda dans Paris à ton Art poétique.
Le duc et le prélat, le guerrier, le docteur
Lisaient pour tous écrits, des billets au porteur.
On passa du Parnasse au rivage du Gange
Et le sacré vallon fut la place du Change !...
Tel qui, dans l’art d’écrire, eût pu te défier,
Va compter dix pour cent chez Rabot le banquier.

Adressés aux mânes de Boileau, ces vers de Voltaire ressemblent singulièrement à ceux de l’auteur des Satires qui, lui-même, dès 1674, avait fouaillé traitants et « commis engraissés du malheur de la France ».

Une fois de plus, nous avons la preuve que nos grands auteurs classiques sont toujours d’actualité !

Dès le XVIIe siècle, La Bruyère, déplorant le sort précaire des écrivains, n’allait-il pas jusqu’à prévoir — certes avec ironie — la nécessité du « second métier » que beaucoup d’écrivains contemporains déclarent indispensable !

« Folie, simplicité, imbécillité, fait-il dire par Antisthène, de mettre l’enseigne d’auteur ou de philosophe ! Avoir, s’il se peut, un office lucratif qui rende la vie aimable... J’écris à ces conditions, et je cède ainsi à la violence de ceux qui me prennent à la gorge et me disent : « Vous écrirez ! » Ils liront, pour titre de mon nouveau livre : Du Beau, du Bon, du Vrai, des Idées, du Premier Principe, par Antisthène, vendeur de marée. »

Mais — ô prodige ! — ces difficultés, ce malaise, cette fâcheuse dispersion du talent en trop de besognes secondaires, l’actuel mépris — si peu déguisé — pour l’intelligence et le fruit dérisoire de ses travaux, n’empêchent pas l’éclat, la richesse, la diversité de la littérature d’après-guerre.

A l’heure où nous sommes de la vie française et en dépit des circonstances défavorables dont je n’ai rien tu, peut-on s’étonner d’un pareil élan ?

Après le cyclone de la Révolution et l’épopée impériale, le retour à la Paix fut salué par la magnifique explosion du Romantisme, préparée d’ailleurs dès la fin du XVIIIe siècle, dont nous restons éblouis et que notre gratitude s’apprête à justement fêter.

De même, au lendemain de 1870, nos désastres suscitèrent les plus féconds efforts de création. Tandis que, en son cœur de savant patriote, le grand Pasteur, si bon et si simple, se réjouissait de ses découvertes parce qu’elles étaient françaises, les plus hauts écrivains, dans un sursaut de leurs cœurs endoloris, cherchaient à s’élever au-dessus d’eux-mêmes ; ceux qui n’étaient qu’esprit, fantaisie, grâce, s’essayaient à des œuvres plus larges. Par des vers de Théophile Gautier, les plus fervents apôtres de l’Art pour l’Art disaient leur ambition de grandir la Patrie. Les chants de l’Année terrible retentissaient dans les âmes. Renan nous donnait sa Réforme intellectuelle. Taine écrivait les Origines de la France contemporaine.

Magnifique fut l’essor intellectuel de la France après nos deuils. En cette résurrection, notre littérature eut un grand rôle digne d’elle.

Quelle humiliation si, dans notre sanglant triomphe, au milieu de tant de ruines entassées sur notre sol pour la liberté du monde et que personne ne nous aide à relever, les Lettres françaises ne donnaient pas la joie et la parure d’un éclatant renouveau !

Est-ce, que, chez nous, la défaite pourrait être meilleure inspiratrice que la Victoire ?