Inauguration de la place Paul Claudel, à Paris

Le 31 mars 1966

Wladimir d’ORMESSON

DISCOURS PRONONCÉ LE 31 MARS 1966
à l’occasion de

L’INAUGURATION DE LA PLACE PAUL CLAUDEL
SUR LE 6e ARRt DE PARIS

au nom de l’Académie française

par

M. le Comte WLADIMIR D’ORMESSON

 

 

Monsieur le Président du Conseil municipal,
Madame Paul Claudel,
Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames, Messieurs,

La mort, presque toujours, éteint la célébrité des écrivains. Il en est pourtant — mais ils sont rares — qu’elle exalte. La gloire de Claudel n’a jamais été plus rayonnante.

Au fur et à mesure que le temps opère le juste partage entre les œuvres qui périssent comme des feuilles et celles qui sont plantées comme des chênes, la place qu’occupe Paul Claudel dans la littérature ne cesse de grandir. Ce n’est pas seulement parce qu’il s’est exprimé dans un langage qui n’appartient qu’à lui. Ce n’est pas seulement parce qu’il a renouvelé le rythme de la poésie et transformé le théâtre. C’est encore parce qu’à la veille de cette espèce de tremblement qui allait bouleverser le monde — et qui n’a pas fini de l’agiter — Claudel avait lui-même secoué nos routines littéraires, notre art dramatique, notre sensibilité et jusqu’à nos manières de concevoir et la vie et la mort. Comme les plus grands poètes il était de la race des prophètes. Il s’était nourri de la Bible, d’Eschyle, d’Aristote, de Dante. Hermétique à l’époque de ma jeunesse qui se régalait d’un théâtre presque exclusivement fondé sur des adultères distingués, il aura fallu la tourmente dans laquelle ma génération a été engloutie et tordue pour que les mièvres histoires qui nous enchantaient fussent pulvérisées et que le lyrisme claudélien, accordé aux tressaillements du monde, trouvât un écho. Regardez les salles de spectacle où l’on joue actuellement les pièces de Claudel. Elles sont remplies de jeunes et ils frémissent d’enthousiasme. C’est là où se pèse une œuvre et où éclate un génie. Oui, Claudel ne fut pas seulement un poète, mais un prophète. Ces deux mots d’ailleurs ne font qu’un. Quand elle est digne de ce nom, la poésie mène à l’infini. Elle est d’essence divine.

J’ajoute que Claudel ne s’est pas contenté d’écrire. Il aimait toutes les formes de l’activité créatrice. Consul de France, ambassadeur de France, il a servi passionnément le pays et l’État en Europe, en Asie et dans les deux Amériques. Il a défendu les intérêts de la France et accru son prestige aux quatre points cardinaux. Aussi l’Académie française, de même que la diplomatie française, qui sont fières l’une et l’autre de l’avoir compté parmi les leurs, sont-elles reconnaissantes à la municipalité de Paris d’avoir donné le nom de Paul Claudel à l’un des carrefours de la Capitale.

Le lieu que vous avez choisi est digne de lui. Ici se croisent les noms de Rotrou et de Corneille, près de ceux de Racine et du Grand Condé. D’un côté, l’ombre de l’Odéon où retentissent toutes les grandes voix qui se sont tues ; de l’autre l’ombre d’un palais royal où se confondent les Médicis, Salomon Debrosse, Rubens, Poussin, Philippe de Champaigne, que sais-je... À quelques pas, le Collège de France, l’antique Sorbonne... S’il est vrai, selon la définition de Littré, qu’un creuset est un vaisseau de métal qu’on met au milieu du feu pour obtenir la fusion des corps les plus solides, nous sommes ici dans le creuset même où se compose le Trésor de la France, qui est son génie intellectuel et spirituel. Ah ! oui ! vous avez bien fait de donner à ce carrefour où se rejoignent et se fondent tant de richesses le nom d’un poète dont l’œuvre est elle-même une somme.

Enfant, ce quartier était familier à Paul Claudel. Il a habité non loin d’ici et quand il déambulait dans les rues en sortant du Lycée Louis le Grand — accompagné la plupart du temps de son condisciple favori Romain Rolland — les deux élèves en longeant le trottoir de la rue Gay-Lussac croisaient un petit homme boiteux, à la barbe inculte, au regard insolent et rêveur. C’était Verlaine...

La Ville ! C’est le nom que Claudel donna à la seconde de ses grandes pièces. Il la composa en 1890, au moment où s’achevait sa conversion religieuse. « Je faisais à ce moment-là, a-t-il dit dans ces conversations avec Jean Amrouche, d’immenses promenades dans Paris un peu comme les héros de Jules Romains et la ville était pour moi un ennemi dont j’essayais de me débarrasser... » Mais il ne s’agissait alors que de renouveler sa conception de la vie et des hommes.

Dans ce recueil ravissant qui s’intitule « Conversations dans le Loir-et-Cher » Claudel a écrit : « Toute ma vie, j’ai réfléchi sur les villes... » et plus loin : « Ce serait intéressant d’étudier la sensibilité latente d’une ville, ce qui s’incorpore d’âme, de volonté et de conseil aux endroits longuement habités, pourquoi il y a des coins hostiles ou sympathiques à la vie, ce qui attire le pied vers tel ou tel trottoir, l’ombre que fait sur notre existence ce mur garni à notre gauche, cette paroi transparente pour l’âme sur toute la hauteur de ces cinq étages et armés du haut en bas de vies et de métiers... Une ville est le séjour des âmes... Là l’homme ne voit rien autour de lui qui ne soit l’œuvre de l’homme et qui ne porte la marque d’une intention efficace encore ou périmée... La ville vit sur autre chose que de l’immédiat. Elle vit d’autre chose qu’elle-même et pour autre chose qu’elle-même. Elle ne vit pas de la terre. Elle vit du mouvement. Elle est une disponibilité de mouvement... Elle naît d’un aboutissement et d’un départ, d’une rencontre et d’une Croix. C’est l’endroit où toute sorte de choses venant de divers points, idées, marchandises, pouvoirs, se rencontrent, s’évaluent et se complètent. Il y a communion de tout habitant d’une ville, communion dans quelque chose de général. La ville envoie vers le monde entier ses fabrications qui sont le symbole de cette communion et auxquelles le monde entier a lui-même participé. Ce qui constitue essentiellement la ville, c’est l’échange... »

Voilà Claudel. Un mot fait jaillir en lui un torrent d’idées, un tourbillon d’images. De la vue d’une rue — « ces canaux où coule la matière humaine » — il s’élève vers l’humanité. « La ville est la forme de l’humanité » fait-il dire à l’un de ses personnages.

C’est qu’un poète, un grand poète, participe à la création de l’univers. Il nous apprend, ce que nous ne savons pas — ou ce que nous refusons de savoir — c’est que l’univers se crée et se recrée en chacun de nous.

Un poète, un grand poète, détient la clé d’or des mystères. Plus encore qu’un savant — parce que la science, bien qu’elle les recule constamment, a ses limites — un poète, un grand poète, nous entraîne vers les espaces interstellaires. Son souffle qui vient de Dieu nous mène à Dieu.

De tous les cris que Paul Claudel a lancés, le plus beau peut-être, le plus exaltant — et celui qui devrait être le plus vrai si nous n’étions pas de pauvres sourds et de pauvres aveugles — c’est quand il fait dire à l’un de ses personnages : « Toute la terre est la terre promise... »

Ah ! Claudel, oui, soyez un prophète ?...

Wladimir d’Ormesson
de l’Académie française.