Discours prononcé lors des obsèques de Jérôme Carcopino, en l'église Saint-François-Xavier

Le 20 mars 1970

René HUYGHE

DISCOURS PRONONCÉ

PAR

M. René HUYGHE

à l’occasion des obsèques de

Jérôme CARCOPINO

À la sortie de l’église Saint-François Xavier

le 20 mars 1970

 

Lorsque Jérôme Carcopino fut reçu à l’Académie française, le 15 novembre 1956, il eut, en évoquant ses maîtres et ses aînés, cette réflexion douloureuse : « durer a pour rançon survivre : survivre à ceux dont la disparition attache à l’âme une plaie inguérissable ». Pour ses proches, son épouse, ses enfants, à qui j’apporte la sympathie émue de notre Compagnie, pour ses amis, pour ses confrères (et lequel de ses confrères ne le comptait parmi ses amis ?) cette phrase prend une singulière résonance. Mardi dernier, une plaie s’est ouverte dans nos cœurs.

Mais nous ne resterons pas seulement privés d’une présence qui nous était chère et qui restera inscrite en nos mémoires par le pétillement d’un regard aigu, le sourire un peu désabusé d’une bouche ironique, la rudesse cordiale d’une voix chaude et grave. C’est une grande pensée qui va nous manquer et dont nous mesurerons toujours davantage la valeur exemplaire. Elle s’était tournée vers le passé et il semble pourtant qu’elle aide à élucider notre destin actuel. Jérôme Carcopino s’était voué à la Rome antique ; nul mieux que lui n’a su en ranimer les fantômes, les dépouiller parfois du masque trompeur des traditions, leur donner une présence percutante ; et cette présence est telle que la fatalité des forces qui les anime semble être celle des forces qui aujourd’hui nous mènent.

Dans la Fin de la République romaine, dans ses études sur Sylla, sur César, sur Cicéron, il suit le lent travail par lequel s’épuisent et se désagrègent des civilisations trop vieilles : elles perdent le sens de leur raison d’être et se corrompent dans la poussière des appétits, des égoïsmes, des ambitions exclusivement matériels.

Alors il a senti que la promesse d’un monde neuf, qui allait redonner aux hommes des siècles d’élan, naissait du sourd travail d’une réforme spirituelle. Cette société sans but et qui se consommait elle-même fut d’abord agitée d’un obscur besoin de mystère, de symboles, d’une soif d’inconnu. Elle ressuscita les mythes du vieux pythagorisme que Jérôme Carcopino fit jaillir d’une découverte : celle de la Basilique de la Porte Majeure. Dans le tombeau du Viale Marizoni, il sentit frémir les inquiétudes des gnostiques. Et, peu à peu, des ruines d’une société fatiguée et privée de but, il vit surgir une foi nouvelle, gage du rebondissement de l’humanité, ouvrant une autre étape de sa marche souvent aveugle, mais toujours obstinée vers une Lumière qui la justifie.

Cernant les faits concrets légués par les siècles, restituant leur vérité, sans vaine ou hasardeuse théorie, il retrouve et il nous fait écouter, comme le battement même du cœur de l’histoire, le rythme éternel des destinées humaines, celles qui continuent à nous emporter et qu’à notre tour nous interrogeons avec angoisse pour deviner notre futur.

Avec Jérôme Carcopino, l’Histoire prend toute son ampleur et devient l’exercice des plus hautes facultés. Il sait d’abord que rien ne se bâtit que sur les faits, la vérité des faits, le contrôle des faits. Mais il nous a montré que leur portée ne se révèle qu’à ceux qui savent les illuminer par l’intelligence. Des autres il nous a dit (je le cite) que « trop souvent l’érudition les éloigne de la science et la surabondance de leurs lectures finit par leur masquer l’authentique leçon des faits ».

Le merveilleux maître et l’exaltant exemple ! Il reprend tout à neuf, armé de la rigueur, de la probité, mais aussi de la divination de l’intelligence. Son intuition transforme l’étude en une véritable enquête policière. Des indices incompris ou négligés, il fait jaillir la lumière, là où les autres n’avaient vu que les vestiges morts. Tel est le vrai génie historique. Jérôme Carcopino est un implacable déchiffreur d’énigmes. Il dévoile les causes de l’exil d’Ovide, comme il prouve et explique la présence des restes de Saint Pierre sous l’église maîtresse de la chrétienté.

En ce pays dont une des vertus majeures est l’intelligence, trop souvent dévoyée, il nous a montré ce qu’elle doit être, ne cédant qu’à une seule passion, mais dévorante : celle delà vérité. Pour lui, l’intelligence est novatrice. Mais ce n’est rien encore que d’être novateur : elle doit être créatrice, ouvrir les brèches, percer les voies ; elle doit vivre par la force intuitive et la compréhension, au lieu de périr sous les mots et les théories. Elle ne sera logicienne que pour contrôler ses découvertes et en communiquer le résultat, non pour s’égarer dans les raisonnements.

En vérité des hommes comme Jérôme Carcopino ne nous quittent pas, car ils sont un exemple et ils laissent une œuvre. L’un et l’autre demeurent et nous aideront à maintenir la foi dans l’esprit.