Inauguration de la place Henri Mondor, à Paris

Le 13 octobre 1970

Louis ARMAND

INAUGURATION DE LA PLACE
HENRI MONDOR

A PARIS, 6e arrondissement
le 13 octobre 1970

DISCOURS PRONONCÉ

par

M. LOUIS ARMAND
de l’Académie française
délégué de l’Académie

 

L’Académie française — que j’ai l’honneur de représenter aujourd’hui comme successeur d’Henri Mondor au sein de cette Compagnie — se devant d’associer à ses travaux les différentes formes de pensée contemporaine, tient en particulière estime ceux de ses membres qui ont été formés par les disciplines médicales car on leur doit une approche extrêmement précieuse de l’homme par la physiologie et la psychologie, à travers la maladie et le malade.

Ce respect, dont fut entouré Henri Mondor, a été revécu hier, lorsque notre Compagnie a rendu hommage au Professeur Louis Pasteur-Vallery-Radot, et les hautes autorités médicales qui assistaient à cette cérémonie — parmi lesquelles se trouvait mon éminent Confrère, M. de Gaudart d’Allaines, ici présent il y a un instant encore, en ont été les témoins.

Cette triste circonstance ayant actualisé les liens qui unissaient l’Académie à Henri Mondor, m’a paru devoir être soulignée comme une de ces coïncidences qui nous permettent de revivre le passé, de reconstituer son contexte sensible.

La place choisie pour la commémoration qui nous rassemble aujourd’hui est bien symbolique parce qu’elle est accolée à la Faculté de Médecine à laquelle la vie de Mondor a été étroitement liée et qui fut, peut-on dire, sa base de lancement, et parce que l’une des voies s’en dégageant va vers la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines. Cette place est ainsi au centre de lui-même comme Aurillac où il repose est au centre de la France dont il portait si haut le culte, ainsi qu’il l’a prouvé en bien des circonstances. Mais je trouve à ce choix une autre signification tenant à ce que cinq rues partent de ce carrefour. On sait que certains chiffres sont associés à des symboles deux est représentatif du couple ; trois est lié à la notion de pluralité ne vient-il pas, en effet, d’un mot de la préhistoire « tre », d’un mot remontant à l’ère où l’on comptait « un », « deux », et « beaucoup », et qui aurait donné, en même temps que « trois, three, drei », « très » et « trop » lequel a engendré « troupe », « troupeau » ? Quatre est géométrique ; six est arithmétique du fait qu’il est égal à deux fois trois et qu’il fut utilisé dans le langage des premiers mathématiciens dont il nous reste la division du cercle en 360° ; sept est mystique et religieux par excellence parce que les anciens ayant découvert sept astres, en avaient fait sept dieux ; mais cinq, qui ne se trouve pas dans les cristaux, est fondamentalement biologique ; tous les vertébrés tétrapodes ont cinq doigts, depuis le crossoptérygien, frère du coelacanthe dont nous descendons ; ce chiffre a fait la main de l’homme, cette main qui a peut-être été l’un des instruments du développement du cerveau humain, et qui chez Mondor était aussi habile à manier le crayon que le scalpel.

Je pense que, dans son éclectisme, mon regretté Confrère aurait toléré cette digression.

Dans la tâche difficile qui m’incombe aujourd’hui — car il me faut trouver des mots qui s’élèvent au niveau de notre attachement à sa mémoire — j’ai cherché conseil et j’ai pensé ne pouvoir mieux l’obtenir qu’auprès de lui : l’occasion s’en est heureusement présentée car il avait lui-même parlé dans une circonstance analogue, en inaugurant, en 1955, la plaque commémorative apposée sur la maison de Paul Valéry auquel il avait succédé à l’Académie. J’ai donc relu ce discours mais cette lecture m’a montré ce qui me manquait, hélas, pour l’égaler dans cette mission qui consiste à faire parler le marbre de façon qu’il en émane peu à peu, non pas comme un spectre, mais comme un personnage de chair et de sang, l’ami, le confrère, dont le nom va recueillir désormais dans le regard du passant un supplément de postérité. Ce manque provient de ce que je ne puis assortir ces quelques mots d’anecdotes vécues, de souvenirs personnels, car je n’ai pas eu le privilège de connaître Henri Mondor alors que lui-même avait été l’un des familiers de son illustre prédécesseur. J’étais toutefois assuré de son indulgence car il se plaisait à citer philosophiquement ce trait de Valéry : « Tout ce qu’on dit -de nous est faux. »

J’ai préféré cependant ne pas user de cette mansuétude et j’en avais le moyen, auquel je me suis empressé de recourir, en citant ce qu’a dit de lui avec cette autorité morale qui défie tous les démentis, mon confrère et ami, Jean Rostand, lorsqu’il a prononcé son éloge funèbre à l’Académie :

« Nous voyons disparaître en lui un homme d’une étonnante pluralité et en qui la surabondance des talents n’avait pu empêcher que chacun d’eux n’atteignit à la plénitude : non seulement un maître incontesté de la chirurgie et de la clinique, un professeur exemplaire, mais encore un éminent historien de la médecine, un scrupuleux humaniste, un écrivain de premier rang, un zélateur de la poésie, et qui sut la servir avec tant de vaillance et de discernement que lui-même, bien qu’il n’eût point écrit de vers, eût mérité le beau nom de poète. »

On ne saurait brosser un tableau plus complet ni plus vigoureux d’Henri Mondor. Que puis-je y ajouter si ce n’est que celui dont nous honorons le nom a réussi à se diversifier sans se disperser et que c’est peut-être dans l’écart entre ces deux termes que se mesure la culture ?

Il a conservé l’unité, l’homogénéité de son moi parce que chez lui la plume comme le scalpel ont été, sont demeurés au service de l’humain. Il eût pu se produire — je ne dis pas qu’il y en ait de nombreux exemples — qu’il fût un praticien insensible, enfermé dans sa science et qu’il devînt un écrivain prêchant la charité de l’âme, ou qu’au contraire il fût de ces hommes en blanc sentimentalement ouverts à toutes les misères humaines et qu’il se révélât moins que bienveillant pour son prochain dans le monde des lettres. Mais Henri Mondor a fait pour l’usage de ses vertus une sorte de magnifique pont aérien qui lui permettait de les transporter d’un domaine dans l’autre, au-dessus des intrigues, des rivalités mesquines, des jalousies viscérales, sans qu’elles perdissent rien de leur efficacité ni de leur ardeur.

Quoique huit années nous séparent seulement de sa mort, bien des choses ont changé depuis lors dans notre société ; on pourrait même dire que tout un monde a basculé dans le passé sous la poussée de la troisième révolution technique, celle de l’électronique, des ordinateurs, qui a fait à l’homme une nouvelle place non seulement dans son existence professionnelle mais aussi dans son enrichissement culturel grâce à cette nouvelle venue parmi les fées qu’est l’informatique. Malgré cela et peut-être même à cause de cela Henri Mondor est demeuré de notre époque. Pourquoi ? Parce qu’il a hardiment adhéré à une révolution, la révolution poétique opérée par les démiurges que furent sur le Parnasse Mallarmé, Paul Valéry, Paul Claudel ; parce qu’il a été l’un des plus zélés artisans et propagandistes de la nouvelle école qui se voulait « épurée » des « larmoiements », du « trémolo », de la « niaiserie élégiaque » assortie des « regrettables alexandrins », car tels étaient les termes qu’on employait alors dans cette outrance propre aux catéchumènes, outrance que Mondor, avec l’équilibre que donne l’habitude de la réflexion sur les problèmes de la Vie, a reconnue lui-même une fois le succès assuré, mais qui est souvent nécessaire pour frayer précisément la voie au développement des grands mouvements, quel qu’en soit l’objet.

Pour des « supporteurs » comme moi, convaincus mais lucides, de la nouvelle révolution technique il est un exemple en même temps qu’un enseignement car je suis de ceux qui soutiennent qu’il n’y a pas de frontière, c’est-à-dire de barrières, mais simplement un « interface » — qu’on me permette de puiser ce mot dans le vocabulaire moderne -­entre le monde culturel et le monde pragmatique.

La seule différence qui se dégage de cette comparaison n’est pas à notre avantage car en matière d’art poétique, quand on a jeté bas tout un passé ou du moins qu’on a travaillé à le faire, on ne court d’autre risque que de s’être trompé, tandis qu’à nous, ingénieurs, chercheurs, on impute — confondant le rôle d’inventeur et celui d’utilisateur — la responsabilité des revers des progrès techniques, apparaissant sous la forme de certaines retombées, telles celles des nuisances, que les Pouvoirs Publics ont découvertes assez brusquement alors que les esprits avertis, justement chez les techniciens, les avaient dénoncées depuis longtemps.

Cette étrange façon d’interpréter les faits ne nous a pas empêchés — j’ose le dire de nous mettre courageusement à la besogne lorsqu’on nous a demandé notre concours pour mener à bonne fin les campagnes entreprises en faveur de l’environnement, qui devaient conférer une nouvelle dimension à un mot bien français en l’étendant à la restauration des droits et de l’amour de la nature. Et bien souvent, en méditant sur ce terme, mes pensées sont allées vers Henri Mondor qui en aurait certainement compris toute la portée car il avait déjà su lui donner un sens aussi bien autour des lits d’hôpitaux que dans sa bibliothèque ouverte à l’amitié et — ce qui est moins connu — autour de son pays natal, le « Haut et Clair Cantal ». J’éprouve d’autant plus de plaisir à citer à ce sujet ces quelques lignes de lui, qu’il y mentionne une ville qui m’est chère :

« Je me rappelle aussi un parcours de Biarritz à Annecy, il y a vingt ans, qui se voulait accéléré ; mais la découverte d’admirables panoramas en quittant Rodez, en approchant d’Aurillac, invitait à une lenteur que comblèrent les émerveillements et les enthousiasmes de la contemplation errante. Tout à coup, non loin de Montsalvy, certaine brusque odeur de genêts, aussi magique que l’ingestion évocatrice de Marcel Proust, me remémora l’enfance à Saint-Cernin et ses profusions d’arômes végétaux et d’or éclatant que les étés et les pentes fleuries nous prodiguaient. »

Cet hymne au terroir ne mériterait-il pas de figurer dans une anthologie de l’environnement qui viendrait à point nommé illustrer l’action des pouvoirs publics ?

Il n’en était pas moins juste que la Capitale réclamât son nom et c’est du fond du cœur que me faisant l’interprète de tous mes Confrères de l’Académie — sans oublier ceux qui ne sont plus mais dont le souvenir est étroitement associé à celui d’Henri Mondor — je remercierai la Préfecture et le Conseil de Paris, en la personne de leurs plus hauts représentants, d’avoir permis que dans leur belle sonorité, déjà découverte par Mallarmé, ces deux syllabes de Mondor volent désormais de bouche en bouche dans la vie familière de cette immense cité qui fut pendant tant d’années l’inspiratrice en même temps que le refuge d’un de ses plus brillants enfants d’adoption.