Réponse au discours de réception de Fernand Gregh

Le 4 juin 1953

Jules ROMAINS

MONSIEUR,

Au début de votre remerciement, vous ne vous êtes pas interdit de nous rappeler que l’on avait mis bien longtemps à vous en fournir le prétexte. Il est clair que vous auriez pu précéder ici beaucoup d’entre nous, y compris votre prédécesseur. Je ne pousse pas le goût des oppositions symétriques jusqu’à suggérer que c’est lui qui, à la place où vous êtes en ce moment, aurait dû faire votre éloge. Non. L’Académie passe pour favoriser la longévité. Il n’y a aucune raison de penser que votre santé, qui n’a pas eu besoin de l’Académie pour rester visiblement excellente, eût souffert d’un lieu et d’un climat qui font merveille sur tant d’autres. Disons tout simplement que, dans un ordre normal de choses, c’est vous qui, à la place où je suis, auriez pu recevoir le comte de Chambrun et prononcer la réponse à son remerciement.

Les louanges que vous lui auriez adressées n’auraient probablement pas été très différentes de celles que nous venons d’entendre. Je ne sais même pas si vous y auriez mêlé quelques malices — bien que l’usage le permette — car vous n’avez pas l’humeur malicieuse, ou plutôt vous vous défendez de l’avoir. (L’on connaît de vous, en effet, des épigrammes d’une saveur aiguë, une en particulier sur un certain Ernest Lajeunesse, aussi méchant de son vivant que Fréron, mais plus oublié que lui.)

Vous avez très bien parlé du comte de Chambrun. C’était l’un des derniers représentants d’une diplomatie dont nous ne trouvons plus guère l’image que dans les livres. Il la personnifiait même plus exactement que d’autres que vous avez cités. Car, sans dédaigner les devoirs mondains de leur charge, ces autres, ou du moins la plupart d’entre eux, les faisaient passer bien après les préoccupations politiques. Ils s’y prêtaient par devoir d’état, et plus d’une fois sans doute avec ennui. Je suis persuadé, au contraire, que le comte de Chambrun tirait un vif plaisir de ce que le métier comporte traditionnellement de cérémonies sociales de circonstances brillantes et légères. Et il se flattait certainement de l’idée — traditionnelle aussi — qu’en ces circonstances légères les intérêts les plus graves peuvent trouver leur compte. C’est du moins l’impression qu’il me donna quand je le vis Rome, au Palais Farnèse, en 193i. Ce cadre de vieille magnificence lui convenait on ne peut mieux. Ses manières de grand seigneur s’y logeaient tout naturellement, et il les faisait entrer dans la technique de la Carrière comme des moyens très positifs. Il avait une façon de vous dire, avec un rire et un coup d’œil de côté : « Mussolini m’aime bien », qui sous-entendait une foule de choses. Dont celle-ci : « Il m’aime, moi. Il n’en aimerait peut-être pas un autre... » Puis : « Il sort du peuple. Il manque d’éducation et de culture. Mais il n’en est que plus sensible au fait que l’homme que je suis le traite comme quelqu’un de son monde. » Ou encore : « C’est un pédant de village, qui prend tout terriblement au sérieux. Je lui apporte du détachement ironique, de l’humour qui le détendent, l’amusent et aussi lui imposent. » Ce n’était probablement pas si mal vu. Je me rappelle les réflexions un peu semblables que me faisait vers le même temps François-Poncet au sujet d’Hitler. En tout cas, le comte de Chambrun n’avait pas tort d’attacher beaucoup de prix à l’action personnelle d’un homme sur un autre, aux impondérables de la sympathie et du prestige, dont aucune dépêche aucun document de chancellerie, ne peuvent transmettre à distance l’équivalent.

Ce n’est pas en cela que la diplomatie de son époque est chose du passé. Il y a toujours eu, il y aura toujours sans doute des mouvements de l’histoire que les considérations générales ne suffiront pas à expliquer. Deux hommes sont en face l’un de l’autre, se plaisent ou se déplaisent, ont envie de se comprendre ou de se contredire, de se blesser. Et il se trouve que ces deux hommes peuvent beaucoup. Il n’y a aucune raison pour que cela change. Mais le comte de Chambrun a connu la fin d’une époque où l’ambassadeur était l’organe essentiel et irremplaçable de ces contacts. Il recevait bien des instructions de son gouvernement — souvent après les avoir lui-même provoquées. Mais c’était à lui ensuite d’organiser et de mener sa campagne, comme un général d’armée dans la zone des opérations. Il obtenait une audience du souverain, ou du premier ministre, il renouvelait sa démarche s’il y avait lieu, préparait entre temps des concessions ou des ripostes, mettait le siège autour de gens influents, s’abouchait avec des collègues du corps diplomatique, bref jouait sur place une partie dont il avait la direction et le contrôle.

A l’heure actuelle, les affaires importantes se traitent de gouvernement à gouvernement. Si le ministre, ou le président du Conseil, avant une décision grave, veut tâter un collègue étranger pressentir ses réactions, il prend le téléphone. Ou bien il s’arrange pour présider une cérémonie. Il y prononce un discours dont le lendemain la presse et la radio du monde entier publieront des extraits. Il peut s’y permettre des libertés de langage qui, véhiculées jadis par un ambassadeur, eussent paru choquantes ou même intolérables — outre qu’il touche du même coup les opinions publiques. Si malgré tout une conversation proprement dite, face à face, lui paraît utile, avec les ressources et les risques qu’implique la présence humaine, avec les souplesses de manœuvre qu’elle autorise, il prend l’avion. Les contacts personnels jouent donc bien à peu près le même rôle qu’autrefois, mais ils ne se font plus au même point. La fonction de l’ambassadeur n’est certes pas devenue négligeable : elle tend à devenir subordonnée, ou latérale, ou quelquefois de pure forme. Tout récemment, le chef du gouvernement d’un très grand pays, et un chef des plus effectifs, a pu passer près de quatre ans sans recevoir un seul ambassadeur. Certes il ne semblait pas rechercher davantage les contacts personnels avec les chefs de gouvernement étrangers. Mais l’on se doute bien que chaque jour arrivaient à lui, sous une forme ou sous une autre, des communications relatives à leurs états d’esprit et à leurs desseins. Ce qui comptait pour lui, c’étaient les divers mécanismes de l’information moderne. Un entretien avec un ambassadeur lui apparaissait comme une de ces formalités qui peuvent de temps en temps offrir quelque chose de distrayant — une nouvelle tête, un ton de voix, un genre de poignée de mains, une anecdote — mais rien d’essentiel à la marche des affaires. Rien surtout qui soit le moins du monde urgent.

Je sais bien qu’il reste à l’ambassadeur une tâche où ses qualités propres trouvent leur emploi : les visites qu’il vient faire à son ministre ; les impressions d’ensemble qu’il communique à cette occasion ; les conseils qu’il donne. Mais là encore les moyens d’information modernes l’ont souvent devancé ou lui font concurrence.

Chez les diplomates du vieux style, un élément comptait beaucoup, qui était le charme. Les combinaisons de chancellerie, élaborées de sang-froid et dans l’abstrait prenaient une vertu toute nouvelle, non calculable à l’avance si le charme du mandataire venait les envelopper au point d’attaque en huiler la morsure. Or le comte de Chambrun avait du charme à revendre. Il le savait. Il s’en servait. Ce charme, il continuait à le dispenser tout autour de lui, et ici même longtemps après avoir quitté le métier.

Au total, je crois que, fait comme il était, il ne se serait pas senti pleinement à son aise dans la nouvelle condition du diplomate. Il a bien, si l’on veut, commencé à en faire l’expérience. Mais assez tard, et en fin de carrière. Il gardait la nostalgie d’un âge du métier dont il avait connu le déclin, mais où il avait encore eu le temps de donner sa mesure. Il nous en a laissé des images spirituelles et mélancoliques ; il nous en a même livré quelques-unes des maximes dans les ouvrages dont vous avez fait un juste éloge.

Monsieur, je convenais tout à l’heure avec vous qu’on vous avait laissé vraiment beaucoup attendre avant de vous accueillir dans cette Compagnie, d’autant qu’à son égard vous n’avez jamais manifesté d’éloignement ni de réticences. A ce propos, vous nous avez parlé du mystère académique. Il existe assurément à quelque degré, et dans certains cas. Mais je ne crois pas qu’il soit fait d’éléments très occultes. Quand le résultat surprend — cela arrive plus d’une fois — il est dû d’ordinaire à une rencontre fortuite de petites causes, de menues opportunités. Si l’analyse en est souvent délicate, ce n’est pas qu’il y ait des choses profondes ni ténébreuses à découvrir ; c’est qu’il y en a beaucoup d’imperceptibles.

Votre cas à vous me parait plus simple. Vous avez été victime d’un succès précoce. Vous étiez connu, presque célèbre, à l’âge où d’autres ont bien de la peine à se faire entendre de quelques-uns. Par-dessus le marché, ce succès avait un caractère presque trop euphorique. Il n’avait pas été précédé d’une période, même courte, de lutte, de résistance. (Il me paraît difficile d’appeler période de lutte et de résistance le débat un peu vif qui avait divisé la commission de l’Académie avant qu’elle vous attribuât pour votre premier livre le prix Archon-Despérouses.) D’illustres écrivains avaient salué vos débuts. La grande critique, si volontiers distraite en ce temps-là, s’était aperçue sans aucun retard que vous existiez. Le grand public ne s’était pas jeté sur vos premiers livres, puisque c’étaient des poèmes, et que de nos jours l’appétit d’une pareille nourriture atteint rarement chez lui à la voracité ; mais il avait retenu votre nom, lu des citations et des commentaires de vos œuvres, et un bon nombre de lettrés s’étaient procuré les volumes, dont ensuite ils parlaient entre eux avec faveur.

Vous aviez bien déjà des détracteurs, et quelques ennemis ; mais pas du côté où, surtout à notre époque, il devient à la longue avantageux de les avoir. Ce n’étaient pas de ces gens qui refusent d’abord de comprendre, qu’il faut convertir peu à peu. Ils se plaignaient au contraire d’un manque de surprise d’un excès chez vous de naturel ; des relations trop directes et trop franches que vous établissiez entre le lecteur et vous. Ils vous en voulaient en somme de n’obliger personne à vous méconnaître.

L’on me fera observer qu’une situation pareille, si elle pouvait vous attirer les mauvaises grâces de quelques-uns, avait de quoi vous procurer très tôt, et sans drame, l’accès de l’Académie. Oh ! la chose a dû ne tenir qu’à un fil. Quand vous vous y êtes présenté pour la première fois, vous étiez certes encore très jeune. Mais vous aviez déjà presque trop attendu. Votre destin normal, c’était d’être le plus jeune académicien de votre époque. Consolez-vous. Aujourd’hui encore, vous êtes loin d’être le plus âgé.

Par la suite, vous avez été victime tout simplement de l’histoire générale. Le bouleversement de 14-18 (plût au ciel qu’il n’eût rien fait de plus grave) a été nuisible aux renommées qui étaient dès avant 14 en plein épanouissement. Seules ont résisté les gloires déjà longuement acquises, comme celles de France ou de Barrès ; seules ont profité de la rupture d’époque des réputations qui avant 14 n’étaient que naissantes ou virtuelles comme celles de Valéry ou de Proust. Gicle lui-même avait déjà approché la notoriété d’un peu trop près. Il lui a fallu quelque temps pour se débarrasser de ce handicap. Or il est bien vrai que l’Académie ne prend pas les ordres de l’opinion publique, ni même ceux de l’élite cultivée ; mais une longue suite d’observations prouve — ce qui est d’ailleurs tout naturel — qu’elle ne reste pas insensible aux variations de l’atmosphère.

Ajoutons tout bas une hypothèse — oh ! que je fais sous toutes réserves. Vos affinités philosophiques et même politiques n’étaient pas de celles qui valent à un écrivain l’appui de tout un secteur organisé de l’opinion. Vous étiez trop raisonnable, vous haïssiez trop peu de gens, pour qu’une coterie quelconque estimât qu’elle avait partie liée avec vous, et que votre victoire serait la sienne. Mais, vous voyez, en définitive, votre réputation a fait la preuve qu’elle était plus solide que bien d’autres. Telle est la vertu d’un hommage tardif.

Les esprits austères trouveront peut-être que je viens de donner trop de place à des considérations d’un ordre bien temporel. Je crois qu’ils ont tort. Le succès, la réputation, la gloire sont des phénomènes du plus haut intérêt. Cela ne signifie nullement qu’ils mesurent la valeur d’une œuvre. Mais ils aident à voir clair dans les mécanismes mentaux de cet animal étrange qu’est une société. Outre qu’ils prêtent à la méditation philosophique, une méditation non exempte d’humour et d’ironie.

Vous avez eu dès votre adolescence l’ambition d’être un poète, le sentiment que vous possédiez tout ce qu’il fallait pour cela, et le désir d’atteindre la gloire par la poésie. Je n’aperçois là rien que de très honorable. Vous n’avez pas feint, comme d’autres, un dédain que vous n’éprouviez pas, que sauf de très rares exceptions ils n’éprouvent pas davantage, pour la reconnaissance publique. Vous n’avez pas écarté les conditions favorables qui entouraient vos débuts : ce milieu si parisien, si pénétré d’art et de littérature où vous êtes né, et qui ne risquait guère de laisser inaperçu un jeune talent qui lui tenait de près. J’aurais aimé évoquer ce milieu à loisir ; votre entourage familial ; votre père, compositeur délicat, devenu éditeur de musique ; les nombreux amis qu’il s’était faits dans le monde de l’art et de la littérature.

Rappeler aussi que votre femme avait pour père un écrivain distingué, mort jeune, Armand Hayem, auteur de plusieurs livres de philosophie sociale, et de deux romans, dont l’un, intitulé le Mariage, a gardé longtemps, et garde encore, des lecteurs de qualité. Que votre femme, poète elle-même, a été pour vous, dès votre jeunesse, non seulement une compagne très chère, mais une camarade de littérature. Je renvoie ceux qui m’écoutent au livre charmant l’Age d’Or que vous avez consacré à ces années de votre vie.

Pour vous, quand le succès est venu — et je répète qu’il est venu très vite — vous ne l’avez pas boudé. Peut-on vous en faire grief ? Si en lui-même le succès n’est qu’un témoignage précaire, qui n’est pas fait sous serment, qui ne demande qu’à se révoquer, il fournit tout de même à l’artiste un encouragement, parfois des indications, et, quand l’intéressé en est digne, une excellente épreuve. Les grands artistes au cours des siècles ont été presque tous des hommes qui ont su dominer leur succès, en faire le tour, parfois en sourire. Vous-même ne lui avez rien sacrifié de ce que vous jugiez important. Je n’ai pas le sentiment que pour l’accroître, du temps de votre jeunesse, vous ayez voilé ou gauchi une de vos qualités, cultivé astucieusement un de vos défauts. Ni qu’à l’époque où il pouvait être question pour vous de le rattraper, vous ayez simulé des façons qui n’étaient pas les vôtres, singé les modes nouvelles, imité les jeunes en tachant de leur faire croire que c’était vous qui étiez leur précurseur et leur guide. Cette probité n’est jamais commode. Elle l’est moins que jamais en un temps comme le nôtre.

Votre premier livre, que vous publiiez à vingt-trois ans, s’intitulait la Maison de l’Enfance. Quand nous relisons ces poèmes, vieux de bientôt soixante ans, nous reconstituons sans trop d’incertitude quelle était votre position d’alors. Vos deux admirations les plus apparentes sont Hugo et Verlaine. À ce moment, c’est le Hugo de rêverie intime qui semble vous avoir frappé davantage, celui des Feuilles d’Automne, des Rayons et des Ombres. Quant à Verlaine, il vous a imprégné de sa sensibilité et de sa musique ; point le faune tourmenté des Ardennes, ni l’amant balbutiant d’Eugénie Krantz : le Verlaine suave, caressant et frissonnant. Ses agencements de rimes féminines, ses entrelacs d’épithètes soyeuses, çà et là piquantes, son vocabulaire moiré même son bavardage subtil — tout cela pris à la meilleure é poque — vous en possédez les secrets et en maniez les ressources avec une aisance qui étonne. Le rapprochement de ces deux noms : Hugo et Verlaine, éclaire le débutant que vous étiez d’une lumière significative.

Suis-je en train d’insinuer que votre apport personnel se réduisait au choix de ces cieux admirations et au dosage de ces deux influences. Ce serait faux et injuste. Plus généralement, ce serait concevoir d’une façon trop simple le développement de l’artiste. En poésie, et je crois bien dans tous les autres arts et chez les plus grands artistes, il y a ceux qui commencent par l’expression maladroite, à demi informe, d’une sensibilité, d’une vue des choses, déjà très originale. Leur progrès ultérieur va consister à se créer des moyens d’expression, à trouver le style, le vocabulaire, les cadences, grâce auxquels ils seront enfin eux-mêmes avec plénitude. Il y a ceux, au contraire, qui semblent commencer dans une tranquille possession des moyens. Ils ont l’air de faire ce qu’ils veulent. Comme si les maîtres de la veille et d’autrefois leur avaient transmis en bloc un héritage dont ils n’ont eu que la peine d’inventorier les richesses pour les utiliser d’emblée. Le progrès de ceux-là se fait dans le sens non d’une conquête des moyens, mais d’une découverte d’eux-mêmes. Ayant montré qu’ils font ce qu’ils veulent. Il leur reste à savoir ce qu’ils veulent. L’exemple le plus illustre en est Hugo. Le Hugo des Odes et Ballades a stupéfait les contemporains, bien moins par la nouveauté de son inspiration que par l’insolence de sa virtuosité. Le danger dans ce cas, c’est évidemment de s’en tenir là, de continuer à exécuter des morceaux dont le brillant se ternit d’une fois à l’autre, éblouit chaque fois un peu moins. La découverte de soi-même risque de n’avoir jamais lieu parce qu’il n’y a rien à découvrir. Combien d’artistes sont-ils capables de faire la longue montée qui va des Odes et Ballades à la Légende des Siècles

Vous voyez en tout cas, Monsieur, que mes rapprochements ne cherchent pas à vous désobliger. Mais en ce qui vous concerne il y avait encore ceci : Votre recueil apparaissait à un moment très singulier de la poésie française. Le symbolisme, ou si l’on préfère le premier symbolisme (car le second, celui de Valéry et de Claudel, devait prendre des dimensions tout autres), achevait sa courte carrière. Les deux maîtres, les deux grands poètes dont il se réclamait, Verlaine et Mallarmé, ne lui avaient pas appartenu, et l’un d’eux, Verlaine, le désavouait gaîment. L’école — si l’on met à part les Belges — s’était vite discréditée par les excès, teintés de niaiserie, auxquels s’étaient abandonnés de médiocres poètes chez qui, suivant une formule devenue banale tant elle a eu d’occasions de servir, la prétention le disputait à l’ignorance. Les quelques hommes de grand talent qui s’étaient d’abord mêlés à cette aventure commençaient à s’en écarter, comme Henri de Régnier, ou rompaient bruyamment avec elle, comme Moréas. Dans la vivacité de son dégoût et de son repentir, Moréas ne voyait d’autre salut qu’un retour sans réserve à la tradition la plus orthodoxe ; et son zèle de restauration n’hésitait pas à renier le XIXe siècle tout entier. Hugo compris, Hugo d’abord. Le public de la poésie, fort réduit en nombre, mais important par la fonction de choix et d’accueil qu’il assumait tant bien que mal, éprouvait un grand embarras. Devait-il considérer comme mil l’effort qui venait d’être fait pour une rénovation de la matière et de la forme poétiques !) Ce n’est pas que le symbolisme de 1890 lui inspirât beaucoup de respect. 11 lui reprochait non seulement d’être obscur, mais surtout de n’avoir rien à cacher derrière son obscurité ; non seulement de bousculer de langage et la syntaxe traditionnels, mais surtout de ne mettre à la place qu’un verbiage approximatif. De même pour la prosodie. Certes, beaucoup de gens s’indignaient par principe que l’on osât toucher aux règles séculaires de la versification, et les plus facilement indignés étaient ceux que l’offense aurait dû laisser le plus tranquilles. D’honnêtes bourgeois de province, qui n’avaient pas feuilleté un livre de poésie depuis dix ans, déclaraient en cognant du poing sur la table, que les énergumènes de la rive gauche à Paris ne feraient pas la loi, et qu’eux vivants on ne toucherait pas au vers français. J’ai recueilli dans mon enfance les échos de ces colères... vraiment désintéressées. Je vous avouerai même un regret qu’elles me donnent Ces braves gens ne lisaient pas les poètes ; mais ils étaient les fils et les petits-fils de gens qui les avaient lus. Ils continuaient une époque où la poésie était une grande chose de la vie, et le vers un objet précieux de la civilisation.

Leur colère était donc un hommage. Mais entre les amis plus effectifs de la poésie, il n’en manquait pas qui auraient eu volontiers une attitude plus nuancée. Il ne leur paraissait pas inconcevable que la technique de la poésie, comme celle d’un autre art, admît des innovations. Beaucoup d’entre eux, par exemple, étaient aussi amateurs de musique. Ils s’étaient battus, et se battaient encore, pour Wagner. Ce qui les ennuyait dans cette prosodie qui se disait novatrice, c’est ce qu’elle avait de négatif. Elle supprimait des règles, auxquelles certains effets étaient liés ; car toute règle, en même temps qu’elle est une limite, est une ressource. Que les effets et les ressources de la poésie traditionnelle eussent subi au XIXe siècle un surmenage effrayant, se fussent par suite affaiblis et usés, en particulier la rime, et la cadence de l’alexandrin, il était difficile de le contester. Mais en art, quand une technique a fait ses preuves pendant des siècles et fourni quantité de chefs-d’œuvre, elle ne peut sous peine d’entrer en décadence, supporter qu’une libération compensée. Si vous lui retirez certaines règles, certaines limites, il faut que vous placiez autrement les limites, que vous inventiez de nouvelles règles. Si vous supprimez sans inventer, vous appauvrissez. Si vous enlevez des contraintes sans en créer d’autres, vous ne faites qu’inaugurer un relâchement. Vous proclamez le règne de la bavure, de l’affaissement, de l’écoulement des formes. Or il faut bien avouer que, du côté constructif et créateur, la prosodie en question laissait fort à désirer. Elle donnait un peu partout des coups de gomme négligents au dessin rigoureux de la prosodie traditionnelle. Mais l’on avait à se contenter des coups de gomme et des salissures.

Il avait quelque chose d’encore plus grave. Les vrais amis de la poésie, ceux qui se faisaient delle une grande idée qui se refusaient à la voir descendre au rang d’art mineur, ne pouvaient pas se résigner à la situation où elle se trouvait depuis quelque temps : entre la poésie et l’homme, l’homme du grand nombre, l’homme moyen, il s’était fait un divorce, un divorce complet. L’homme ne s’occupait absolument plus de ce que pouvaient, dans leur coin retiré, fabriquer ou manigancer les poètes. De leur côté les poètes se mettaient à parler un langage de plus en plus inintelligible à l’homme du grand nombre, et pis encore à ne parler en ce langage que de choses qui n’avaient pas pour l’homme d’aujourd’hui le moindre intérêt, ne se rapportaient à rien de son expérience, à aucune de ses préoccupations vitales, de ses angoisses, de ses pensées d’avenir. Même s’il s’était donné la peine de comprendre, il n’aurait pu que hausser les épaules et promptement tourner le dos.

À qui revenait la faute initiale ? La poésie du XIXe siècle avait certainement abusé de la faveur qu’on lui accordait. Elle avait trop discouru et trop déclamé. Elle avait prodigué les effets, frappé surabondamment sur tous les claviers, donné finalement au lecteur là nausée du langage en vers. Quel que pût être leur talent ou leur génie, les successeurs n’avaient pas la tâche facile. Mais comme ils étaient eux aussi fatigués de la redondance, de l’incontinence verbale, d’un appel trop criard à l’assentiment, ils s’étaient retirés peu à peu vers des formes de poésie plus discrètes, puis plus secrètes, de moins en moins communes. Du même coup, c’est de l’homme commun qu’ils s’éloignaient, et ils n’avaient aucune chance de le retrouver puisque leur route se faisait toujours dans la même direction.

Autrement dit, c’est au moment où par simple lassitude l’homme moderne devenait moins attentif que les poètes se soustrayaient à son attention délibérément. Et ils ne tardaient pas à y mettre quelque bravade. L’un de leurs thèmes favoris était le mépris de l’approbation commune, non plus la résignation à n’être pas compris, mais la fierté de ne plus l’être. Et la modeste piétaille symboliste (modeste quant aux mérites) se félicitait de n’avoir plus aucun contact avec l’ignoble foule contemporaine.

Il n’est pas étonnant que de bons esprits aient fini par trouver qu’un pareil état des choses n’était ni satisfaisant ni normal. L’homme moderne pouvait être difficile à regagner. Encore ne fallait-il pas le repousser exprès, d’autant qu’il se faisait sur d’autres terrains des efforts touchants pour que le plus grand nombre eût accès à la vie de l’esprit et à la culture.

Votre livre était un essai de réponse à quelques-uns de ces problèmes. Il montrait que vous considériez l’expérience tentée par les symbolistes comme terminée mais non point comme vaine. Vous refusiez bien entendu de souscrire aux condamnations qu’ils avaient prononcées légèrement, celle de Hugo en particulier. Mais vous ne rejetiez pas ce qu’ils avaient pu apporter ou suggérer de valable : certaines colorations de sensibilité, certains motifs de rêverie (moins eux-mêmes à vrai dire que leur maître irrévérencieux, Verlaine, que vous incorporiez sans délai à la tradition, loin de le tenir foncièrement pour un irrégulier et un excentrique — ce qui, à cette date, ne manquait pas de clairvoyance). De la prosodie symboliste, vous acceptiez quelques libertés, ou plus exactement la suppression de quelques interdits que l’état de la langue ne justifiait plus. Ces libertés — elles étaient très légères en effet — vous n’éprouviez pas le besoin de les compenser par l’introduction de nouvelles règles ou de nouvelles ressources.

Quant aux relations de la poésie et de l’homme contemporain, vous ne les rétablissiez peut-être pas encore, mais vous y préludiez. Par votre ton de voix, vous prouviez à cet homme contemporain que vous aviez envie de lui parler, que vous sauriez lui parler, et que le jour où vous auriez des choses importantes à lui dire, il pourrait vous prêter l’oreille avec confiance, sûr de n’être pas repoussé dans son indignité.

Ces choses importantes, vous les avez dégagées peu à peu par l’interrogation de vous-même, par l’écoute de vous-même. C’est probablement la meilleure méthode. Vous aviez toutes chances d’atteindre ainsi les nappes de sensibilité, de pensée, par où se rejoignent les âmes d’une même époque. Vous y étiez aidé par votre culture, qui était dès ce temps-là solide et vaste. Ni la science ni la philosophie, ni aucune des disciplines cardinales de l’esprit humain, n’étaient pour vous lettre morte. (En quoi vous différiez grandement de quelques-uns de ces sublimes gaillards dont je parlais plus haut, et à qui n’aurait pas été inutile une révision sérieuse de la table de multiplication et de l’alphabet.)

En 1900, vous publiez la Beauté de vivre, en 1904 les Clartés humaines, en 1905 l’Or des Minutes. Il m’est difficile de séparer ces trois recueils. Ils forment connue les trois parties d’un même livre. Votre sentiment de la poésie, de la vie, du monde, s’y développe sans rupture, avec des phases qui ne sont pas des contradictions, qui répondent au progrès de votre expérience, à celui de vos méditations sur la réalité et sur l’art. Vous y confirmez votre double dessein : parler à l’homme de choses qui lui importent, à lui comme à vous, et dans un langage qui puisse l’atteindre. C’est à la vie même, telle que vous la sentez, que vous demandez votre inspiration, et non point à des rêveries d’origine livresque. Faut-il noter que l’optimisme de ces livres nous semble aujourd’hui un peu sommaire et un peu voyant ? Il tenait à votre nature, mais aussi à l’époque. La civilisation moderne n’avait pas encore peur de l’avenir. Vous êtes bien excusable de n’avoir pas pressenti plus que d’autres les épaisseurs de ténèbres et de flammes que notre XXe siècle avait à traverser.

D’autre part, vous mettez au point votre attitude en face des problèmes de la prosodie. Vous ne revenez pas sur l’approbation que vous aviez donnée à quelques réformes raisonnables. Vous allez plus loin : vous adoptez pour plusieurs de vos poèmes une sorte de vers libre. Je sais bien que vos adversaires se plurent à montrer que vos vers libres n’étaient pas plus révolutionnaires que ceux de La Fontaine ; que vous aviez seulement la malice de les faire commencer tous à la marge de gauche, ce qui leur donnait un faux air de vers libres modernes, et ce qui vous procurait auprès du lecteur le double avantage de respecter au fond sa routine, tout en lui faisant croire qu’il se prêtait à une expérience esthétique redoutable, dont il se tirait à merveille grâce à sa jeunesse d’esprit. Ces querelles, je le crains et je le déplore, n’ont plus beaucoup de sens pour le public actuel. Il en a tant vu ! Mais d’un œil de plus en plus distrait et indifférent. L’on n’en est plus à peser des audaces sur de fines balances, à chipoter pour des centigrammes. L’audace tout venant se débite à la tonne, et personne ne s’émeut pour si peu.

Quant à ce qui est du contenu de la chose exprimée, que nous apportent ces recueils encore aujourd’hui témoignage, sur vous-même si l’on veut. Mais avant tout sur l’homme de votre temps. Ce n’est pas le personnage particulier que vous étiez, avec ses goûts, ses humeurs, ses faiblesses, peut-être ses aspirations clandestines au désordre et à la folie, qui vous intéresse d’abord. Comme le dramaturge, vous parlez pour votre héros ; et votre héros, c’est l’homme des premières années du siècle. Quand il s’agit d’un lointain passé, nous accordons un grand prix à ce genre de témoignage. Que ne donnerions-nous pas pour avoir un poème du IVe ou du Ve siècle, où l’auteur, au lieu de chercher à briller par des gentillesses érudites ou mythologiques, par des allusions précieuses dont s’émerveillait une coterie, nous transmettrait les émotions quotidiennes et véritables de l’homme de son époque, son âme divisée, ses méditations anxieuses dans l’ébranlement des invasions et l’écroulement du monde antique ! Loin de souhaiter qu’il fût une exception, un à-côté, un excès émoustillant, nous voudrions être sûrs qu’il n’emprunte rien à l’arbitraire de sa fantaisie, qu’il n’a fait que sentir plus distinctement et plus fort une situation générale de l’homme. Eh bien ! j’estime que dès maintenant avec le petit recul dont nous disposons déjà, nous pouvons reconnaître la ressemblance, la loyauté, les justes proportions, de l’image que vous nous présentez de l’homme moderne normal, avant les grandes catastrophes. Et l’avenir qui, lui, ne disposera que de trop de recul, pourra se fier à cette image que l’éloignement l’empêchera de vérifier par lui-même dans le détail.

Entre temps, vous aviez lancé le manifeste de l’Humanisme. Ce geste était-il rigoureusement nécessaire dans la mesure où il s’agissait pour vous d’affirmer des principes et des préférences ? Principes et préférences étaient déjà très visibles à travers vos œuvres. Mais peut-être jugiez-vous opportun de constater, par un acte quelque peu solennel, que depuis une décade au moins, la poésie avait pris d’autres voies que précédemment. Cela pouvait faire réfléchir la critique et le public, et aussi donner plus clairement conscience aux poètes eux-mêmes des affinités profondes qui les unissaient par-dessous les querelles de groupes. Car vous n’étiez pas le seul à pratiquer cette réconciliation de la poésie avec la vie et avec l’homme, à vouloir que le poème redevînt, non par goût de la facilité mais par respect de sa vocation, intelligible et communicable ; qu’il fût, comme il a toujours cherché à l’être dans le passé, un système d’émotions contagieuses. D’anciens symbolistes comme Henri de Régnier et Moréas écrivaient des strophes admirables, où il était difficile de ne pas reconnaître l’accent de la poésie éternelle. De plus jeunes, comme Francis Jammes et Anna de Noailles faisaient à la vie à la nature dans ses aspects les plus familiers des déclarations d’amour auxquelles les gens de mauvaise humeur ne pouvaient reprocher que le manque de retenue. Il serait juste de nommer encore Albert Samain. qui venait de mourir, et dont les dernières œuvres retrouvaient la grâce d’André Chénier ; Charles Guérin ; même un Maurice Magre, trop oratoire certes, et d’une pensée peu serrée, mais dont la Chanson des Hommes faisait battre le cœur des adolescents ; Henry Bataille, envers qui l’on est si sévère aujourd’hui parce qu’on ne veut se souvenir que de son maniérisme de dramaturge (comme si d’autres maniérismes n’avaient pas fleuri depuis), mais dont on oublie qu’il avait été dans sa jeunesse un poète d’intimité moderne d’une simplicité frémissante, celui de la Chambre blanche et du Beau voyage ; Paul Fort, que nous possédons encore parmi nous, Dieu merci, et qui, dès ce temps-là, célébrait la vie et le présent avec tant d’allégresse, et dans un si frais langage ; enfin le grand Verhaeren, qui dominait la poésie d’alors par la puissance, l’ardeur pathétique, la majesté de sa vision du monde moderne.

La formule que vous proposiez n’eut pas par elle-même le succès qu’elle méritait, peut-être parce qu’elle semblait un appel en faveur d’une cause déjà gagnée, peut-être parce que ce mot d’humanisme avait déjà un sens consacré, et, qui plus est, précisément attaché à une période de l’histoire intellectuelle. Depuis, le mot a connu une nouvelle fortune, mais en se dégageant de l’acception proprement littéraire, pour adopter un sens très large, qui n’est, à vrai dire, que l’épanouissement de son sens primitif.

Vous avez continué votre œuvre. En 1910, vous donnez la Chaîne éternelle. En 1923, Couleur de la vie — je ne cite que vos recueils principaux. La Chaîne éternelle a pour thème central la solidarité de l’âme humaine à travers le temps, la lutte séculaire qu’elle soutient contre les ruptures de la mort et les duretés de la condition terrestre, l’obstination qu’elle met à s’exprimer d’âge en âge par des voix privilégiées. C’est aussi une suite de réincarnations. Vous évoquez de grands vivants d’autrefois, dans leurs postures familières. Vous nous faites sentir combien ils sont proches de nous et fraternels. Vous recueillez de leurs lèvres les questions dont ils espéraient peut-être que nous, leurs fils à venir, nous fournirions un jour les réponses. Je cite :

Pourquoi cette vie est la nôtre,

Pourquoi ce coteau, ce rocher,

Pourquoi cet arbre, et non un autre...

 

Et le vent froid de l’infini

Dont l’antique Job se hérisse

M’effleure, comme rajeuni ;

 

Et j’attends après Béatrice

L’écho, sous notre ciel banni.

De la Parole créatrice !

 

Et puis soudain je ne sais plus.

J’ignore de quelles pensées

Palpitaient ces moments élus...

 

Pour en saisir l’ombre effacée,

J’assemble des mots superflus :

La grande aile auguste est passée !

 

Et je reste alors incertain,

Ivre, écoutant à la fenêtre

Fuir le souffle épars du destin

 

Sans doute ailleurs pour y renaître,

Vers d’autres âmes au lointain,

Vers d’autres univers peut-être...

 

Paru treize ans plus tard, Couleur de la Vie surprend d’abord, car votre chant semble s’y continuer comme si rien ne s’était passé dans l’intervalle. La confiance dans la vie, le remerciement à la vie, gardent la même ferveur, la même fraîcheur. Mais il suffit d’arriver au milieu du livre pour voir que vous n’avez pas suspendu votre contact avec l’humanité pendant qu’elle subissait le plus horrible déchirement, pour se persuader aussi que votre sérénité n’était pas une de ces attitudes convenues et commodes, que rien ne trouble parce qu’au fond rien ne les touche. Ici je pense moins à vos poèmes directement inspirés par la guerre, et dont l’émotion restait toute proche des circonstances, le ton, un peu trop commandé par elles. Je préfère citer ces strophes qui témoignent de tout un travail intérieur, et d’une participation profonde, même sur quelques points prémonitoire, à l’angoisse de notre temps (elles portent la date de 1921) :

Nous sommes les Romains de l’an trois cent cinquante :

Les Barbares déjà déferlent, assiégeant

Les confins de l’Empire où leur houle fréquente

Fait veiller tard les Chefs aux vains lauriers d’argent.

 

Une hirsute foison jaune ou noire pullule.

Là-bas dans l’est brumeux ou dans le midi clair ;

La Grande Masse au loin, peuple après peuple, ondule

Comme les murs mouvants des vagues sur la mer.

Vainement on voudrait dire halte à l’histoire

Le déclin a sonné, les temps sont révolus.

Julien sacrifie à ses dieux sans y croire ;

Son esprit les redore, et son cœur n’en veut plus.

 

Des sages ont prédit, quelques poètes voient

L’écroulement prochain de nos remparts minés ;

Mais les foules, qui croient aux sorcières, festoient

En traitant les seuls vrais devins d’illuminés.

 

Puis :

...................................................... Je résiste,

Hélas, faible ! je lutte aux frontières de l’art,

Las de n’être pas mieux compris des miens, et triste

D’être quitté par quelque ami qui trahit tard.

 

Sans même le plaisir qu’avaient encor nos pères,

Chanter la décadence en n’y croyant pas trop,

Sachant bien qu’un jour va bondir de ses repaires

Le Hun aux cheveux courts dont on entend le trot,

 

Ecoutant au refuge étroit de mes poèmes

Ce qui fut grand et pur palpiter recueilli,

Comme les battements douloureux et suprêmes

D’un cœur qui s’éteindra mais n’aura pas failli,

Embrassant du regard les livres, les statues,

Les temples que bientôt nous verrons flamboyer,

Méditant les échos des augustes voix tues

Que l’unanime cri barbare va broyer,

 

N’essayant même pas de disputer la palme

Aux baroques chanteurs dont l’absurde est la loi,

Plein d’un rêve lucide et d’un désespoir calme,

Je regarde mourir les dieux d’Europe en moi.

Cette voix, si véridique et si pleine, ce don des formules, cette lucidité sentencieuse, si éloignée d’un optimisme conventionnel, nous avons plaisir à les reconnaître dans vos poèmes ultérieurs, par exemple dans la Rêverie à Central Park, qui est peut-être le morceau principal de la Couronne perdue et retrouvée, recueil où figurent, à côté de morceaux déjà anciens, quelques-uns de vos vers les plus récents. Je n’ai malheureusement pas le temps de citer cette Rêverie. J’y renvoie ceux qui m’écoutent.

Ici, Monsieur, je vais me dispenser des devoirs de la politesse et de l’accueil pour tâcher de me mettre à la place des gens qui ne vous aiment point.

Que peut-on vous reprocher ? De dire au lecteur ce qu’il sait déjà ? ce qu’il arriverait à dire lui-même, s’il se donnait la peine de mettre en ordre les songeries qu’il fait sur sa propre destinée, et s’il était capable de leur donner une forme accomplie ? Mais n’est-ce pas là une des fonctions principales que la poésie a toujours assumées ? N’est-ce pas à cette idée de la poésie qu’un Moréas, par exemple, après bien des expériences et des aventures, était parvenu ? Et, dans son refus hautain de l’exceptionnel, de la prétendue originalité, n’allait-il pas beaucoup plus loin que vous ? Il ne voulait même pas connaître les nuances fugitives que jettent sur la sensibilité de l’homme moderne les conditions de sa vie — qui ne sont qu’un incident au cours des âges. Il ne veut s’occuper que des sentiments éternels ; et peu lui importe que les esprits légers traitent cela de lieux communs.

Et Moréas, non moins dédaigneusement, se refuse aux amusettes de l’expression, qui sont toujours périssables, qui vingt ans après font l’effet de fanfreluches démodées. À des sentiments éternels, Moréas veut donner une voix absolue. Comment ne pas avouer qu’il y a réussi plus d’une fois Quelques-unes de ses Stances n’ont rigoureusement aucune raison interne de vieillir. Elles sont contemporaines de tous les temps. Elles sont des inscriptions gravées très lentement dans une table de bronze, et si étrangères au tremblement particulier d’une main humaine que c’est un peu comme si une Idée platonicienne de l’homme avait tenu le burin.

Cette conception orgueilleuse de la poésie n’est certes pas la seule que notre temps ait connue. Une génération après Moréas, une demi-génération après vous, des poètes ont regardé l’intuition poétique comme un instrument original et autonome de découverte. Ils ont voulu faire du poème une exploration de la réalité universelle. Ils se sont flattés non pas de dire définitivement à l’homme ce que l’homme sait déjà confusément, ou pense mollement, du monde et de lui-même, mais d’être la pointe de sa conscience son avant-garde dans la reconnaissance, la conquête l’annexion qu’elle fait de la réalité.

D’autres plus jeunes encore ont poursuivi l’aventure à leur façon. Eux aussi ont conçu la poésie comme une entreprise sur la réalité, entreprise qui a ses lois et ses franchises propres. Mais alors que leurs prédécesseurs immédiats, dont je viens de parler, considéraient que l’exploration devait être dirigée comme un tentacule, et que l’expression avait pour limite idéale la ressemblance tantôt avec le mouvement de Filme qui explore, et tantôt avec la chose inconnue qu’elle découvre les nouveaux venus ont vu dans le tumulte intérieur une chance accrue de découverte, et dans les hasards du langage un accès direct au tumulte intérieur.

Votre position à vous, comment se définit-elle par rapport à celles-là ? Je dirai d’un mot que vous auriez aimé être à l’homme de votre temps ce que Moréas voulait être à l’homme intemporel ; donc lui dire, si l’on veut, des choses qu’il sait, dont il a plus ou moins confusément conscience, mais les porter à ce degré de clarté, de plénitude, de puissance expressive, que le poète a privilège et mandat d’atteindre. Bien entendu, dans cette conception même les nuances fugaces et fragiles qui distinguent l’homme actuel de l’homme de tous les temps, et que Moréas dédaignait, méritent, réclament l’expression poétique. Elles lui donnent son frémissement. Elles font aussi que l’homme moderne se retrouve dans la figure qu’on lui présente.

Avez-vous été fidèle à votre dessein ? Il me semble qu’en stricte justice on peut répondre : oui. Je parlais de clarté, de plénitude, de puissance expressive. Vos meilleurs poèmes manifestent cette triple vertu. Ce qu’on appelait jadis le bonheur d’expression est pour vous une prouesse familière. En dehors des pièces tout à fait accomplies, il serait facile de glaner dans votre œuvre une quantité de vers qui sont beaux même très beaux ; et qui joignent à la beauté du son celle de l’image et celle du sens. Ce qui n’est pas si fréquent. Car, n’est-ce pas un sers qui sonne bien, ruais qui ne signifie rien, c’est à la portée de bien des talents, dès que la recette est indiquée ou l’exemple une fois donné.

Il faut à ce propos que je vous fasse deux compliments, que vous ne prendrez pas, je l’espère, pour de mauvais compliments. Vous êtes un excellent écrivain, aussi bien dans le vers que dans la prose. Or, à mon avis, c’est là un trait significatif. Il y a eu des poètes très émouvants qui n’étaient que de médiocres écrivains. Mais les plus grands poètes ont toujours été d’excellents écrivains — qu’ils s’appellent Racine ou Baudelaire, Goethe ou Hugo.

En second lieu vous êtes un grand connaisseur de poésie, et tout spécialement un dénicheur incomparable de beaux vers. Je voudrais aussi avoir le temps de parler de votre Victor Hugo. C’est à mon avis un livre magnifique, non seulement le meilleur que l’on ait écrit sur Hugo, mais l’un des meilleurs que l’on ait consacrés à un artiste de génie. Vous y montrez autant d’intelligence que de sensibilité. Vous ne cachez pas le plaisir que vous cause la fréquentation prolongée, intime, d’.une œuvre pareille. Mais jamais votre enthousiasme ne tourne au développement oratoire, ou ne fait tort au discernement. Vous ne cessez de palper, de percuter finement, cette substance de poésie qui s’offre à vous. Et quel flair pour déceler le beau morceau, le beau vers, qui font preuve, ou qui désarment, qui, comme on dit, vous coupent bras et jambes ! Vous en avez révélé auxquels on ne pensait plus ou que personne n’avait encore pris le soin de découvrir. Les mêmes qualités de sensibilité généreuse et lucide, vous les avez déployées dans votre Poésie française au XIXe siècle, et dans votre Poésie moderne de Rimbaud à Valéry. N’auriez-vous écrit que ces trois livres-là que vous auriez eu encore des titres suffisants aux suffrages d’une Compagnie comme la nôtre. Oh ! il arrive plus d’une fois que l’abondance et la diversité des mérites compliquent l’estime qui en est faite et nuise à la reconnaissance qu’on leur accorde.

Monsieur, l’Académie, en vous accueillant, accomplit bien qu’un peu tard un acte de justice. De plus elle propose aux écrivains comme au public un très bon exemple. Elle honore une carrière dont l’unité et la dignité ne se sont pas démenties pendant plus d’un demi-siècle. Vous avez servi la poésie par une suite de belles œuvres. Vous êtes de ceux, et l’un des premiers, qui l’ont réconciliée avec l’homme de notre temps, qui l’ont rappelée à l’une de ses plus hautes fonctions : le témoignage qu’elle porte sur les choses périssables dans le recours à l’on ne sait quelle instance éternelle ; l’effort qu’elle fait d’âge en âge pour procurer à la conscience humaine, contingente et fragile, la persuasion qu’elle participe à quelque chose d’absolu.