Réponse au discours de réception de Pierre Emmanuel

Le 5 juin 1969

Wladimir d’ORMESSON

Réception de Pierre Emmanuel

 

Enfin, Monsieur, enfin, la poésie rentre avec vous à l’Académie française ! Non qu’elle en fût vraiment absente. J’ai encore dans la mémoire les vers qu’un « adolescent d’autrefois » publiait dans les « Mains jointes » et que Barrès saluait comme l’annonce d’un « grand poète » :

« Je suis tout seul avec ma lampe dans la nuit
Le sommeil gît dans la maison silencieuse
Je suis tranquille et sans penser — la lampe luit
Et sa lueur a la douceur d’une veilleuse. »

Et n’est-ce pas hier que le créateur de l’« unanimisme » rééditait « l’Être en marche » et « Maisons » ?

Pourtant ce n’est pas en tant que poètes que François Mauriac et Jules Romains ont déjà gravé leurs noms dans l’histoire des lettres françaises. La présence d’un poète manquait à l’Académie depuis la mort de Jean Cocteau et après que s’était tue — mais se taira-t-elle jamais ? — la toute-puissante voix de Claudel. C’est le cas d’évoquer les vers exquis de Patrice de la Tour du Pin :

« Tous les pays qui n’ont pas de légende
Sont condamnés à mourir de froid... »

Nous avons voulu nous réchauffer. Votre candidature est venue à point. Car vous n’êtes pas seulement un poète, Monsieur, vous êtes une lave poétique...

Mystérieux desseins de l’hérédité ! Qui aurait pu croire que les deux races paysannes dont vous êtes issu — la dauphinoise, la béarnaise — s’accorderaient pour former l’aède orphique que vous êtes ? En fait, si vous êtes dauphinois par souche paternelle, vous êtes né en Béarn qui est le pays de votre mère. Vous y avez passé — en partie — votre enfance, votre prime jeunesse. C’est aux pieds des Pyrénées que votre sensibilité, tout de suite frémissante, a pris les mesures de la vie. Le Béarn vous réclame comme l’un de ses enfants et vous lui rendez cet attachement. Vous avez bien raison. C’est une terre privilégiée. La nature y est aussi belle que l’histoire dont elle est le cadre. Il se trouve qu’à défaut de liens de sang, toute sorte d’attaches m’unissent à elle. Aussi, ce fut un plaisir pour moi, à mon dernier séjour dans les Pyrénées, d’aller voir Gan où vous êtes né.

Proche de Pau, Gan est la première halte sur le chemin qui grimpe vers la haute montagne. Les ombres qui ont enveloppé vos premiers pas tombaient de cimes aux noms qui chantent : le Gabizos, le Balaïtous, le pic du Midi d’Ossau. Pays de modulation et de grâce, plein de hautes fougères, de chemins creux, d’arbres de crête, de prés épais, de sources. Dès que vous avez pu gambader, vous faisiez vos délices « de l’odeur de la pluie aux larges gouttes, du goût de la fleur de chèvrefeuille, du crissement des chariots de foin dans les sentiers, sous les chênes ». Qui sait si le rythme puissant des collines qui vous entouraient n’a pas donné ses formes à une imagination poétique en éveil ? Vous alliez à l’école du village où l’excellent instituteur, M. Lartigau, auquel vous avez justement rendu hommage, vous apprenait le français — car autour de vous l’on ne parlait que le béarnais — et non seulement notre langue mais le maniement usuel du passé simple et de l’imparfait du subjonctif dont il semble — et c’est notre honte à nous parisiens — que la province seule ait su conserver le sens, la musique — et j’allais presque dire le parfum. J’ai vu cette école primaire, comme j’ai vu votre maison natale. J’ai vu aussi à Gan certains de vos amis, de vos anciens condisciples. On parle de vous là-bas d’une façon qui m’a touché. « Ah ! ce Pierre Emmanuel, m’a dit l’un d’eux avec cet accent qui chante — ce Pierre Emmanuel, que je l’admire et que l’aime !... C’est un grand poète... Mais je ne comprends pas toujours ses vers... » J’avais envie de lui répondre : « Moi, non plus... »

Ne soyez pas trop fier, pourtant! Vous n’êtes pas la première gloire dont Gan puisse s’enorgueillir. De ce modeste bourg est déjà sorti au XVIIe siècle, Pierre de Marea, qui fut un administrateur fameux, conseiller d’Etat, gouverneur de la Catalogne, puis — entré dans les Ordres — archevêque de Toulouse, et appelé à l’archevêché de Paris quand la mort le frappa. Mieux encore! Gan dont l’usure du temps a enlevé à son nom la dernière lettre — qui était un D — a une origine historique dont les projections me ravissent. Car le nom de Gand vient bel et bien de la ville des Flandres et évoque l’aide que les soldats de Gaston II de Foix, vicomte de Béarn, apportèrent, à l’aube du XIIIe siècle, à Louis de Nevers, comte de Flandre, en butte à une insurrection de ses vassaux.

Cette aide avait été coûteuse. Le Béarn était ruiné. Il fallait trouver de nouvelles ressources sans avoir recours à la taille. C’est alors — les Béarnais sont toujours ingénieux! — que vos ancêtres eurent l’idée de créer trois « bastides » pour assurer la sécurité des pèlerins venus du Nord qui se rendaient à Saint-Jacques-de-Compostelle. La première s’appelait Gand. La seconde Tournay. La troisième Bruges. Or vous êtes né à Gan. Notre cher et merveilleux Francis Jammes, dont on célèbre le centenaire cette année, est né à Tournay... Tressaillez, femmes de Bruges! En vertu de la magie des nombres, un grand poète naîtra un jour de l’une de vous! Le charmant Tristan Derème, béarnais lui aussi, a vécu une partie de sa vie à Gan. Non loin de ce bourg, un autre grand poète que j’ai bien connu, beaucoup admiré et qui, comme Francis Jammes, a cruellement manqué à l’Académie repose dans le cimetière d’Oloron : Jules Supervielle... N’avais-je pas raison de dire que le Béarn est une terre privilégiée?... Ces traditions, vous en avez été pénétré tout jeune, grâce à un homme qui vous a suivi depuis votre enfance et que vos dons exceptionnels avaient tout de suite frappé. Les amitiés providentielles n’ont guère cessé de vous enrichir, j’aurai l’occasion de le signaler. Mais celle que, dès vos premiers pas, M. le Dr Baudot vous a portée a peut-être marqué votre vie.

À dix ans, vous quittez Gan. Un oncle se charge de vos études car vos parents, comme tant de béarnais et de basques, ont franchi l’océan, pour chercher fortune dans le nouveau monde. Les uns allaient dans les pays de l’Amérique latine. Les autres aux États-Unis. C’est là que vos parents résidaient. Ils vous y ont même emmené, quand vous aviez trois ans, mais peu de temps, et vous n’en avez pas gardé de souvenir. Votre père, cependant, aurait voulu vous y élever et faire de vous plus tard un citoyen américain. À vingt ans, vous eûtes même à soutenir une lutte contre lui pour rester français. Vous étiez prédestiné à la résistance.

Votre oncle vous emmena à Lyon où il résidait. J’allais dire que c’est votre vie d’homme qui commence. Pourtant vous n’êtes encore qu’un enfant. Mais un enfant que toute sorte de difficultés ont singulièrement mûri. L’éloignement de vos parents, le déracinement, une santé précaire, le goût de la solitude... Mais aussi une volonté de vivre et de vivre hautement. À cette époque, ce ne sont pas encore les lettres qui vous attirent. Ce sont les mathématiques. L’École polytechnique vous fascine. Devenir officier d’artillerie !... Voilà le but. « D’une éducation trop sérieuse peut-être, je garde le goût de l’austère et le besoin de justifier ma pensée », avez-vous écrit. Les dix années que vous passerez à Lyon exerceront une influence décisive non seulement sur votre destin mais sur la formation de votre esprit.

Lyon est une ville que j’avais longtemps crue sévère, bourrue, distante, avant d’y avoir trouvé pendant l’occupation une merveilleuse hospitalité. C’est que Lyon ne se livre pas au passant. Elle l’éloigne avec sa bise. Elle se défend derrière ses brumes. Quand on pénètre peu à peu dans son intimité, quel charme profond se dégage pourtant de ces rues balzaciennes, de ces rampes, de ces traboules, de ces montées ; quelle grâce dans cet amphithéâtre de collines qu’escaladent les maisons aux toits chenus ; quelle grandeur dans le mariage de ce fleuve et de cette rivière et dans les quais qui y conduisent cérémonieusement...

Vous n’avez guère cédé à ce lent envoûtement. Il faut dire que vous n’arriviez pas à Lyon pour en découvrir la poésie. Vous y arriviez pour travailler.

Du pensionnat des Lazaristes, que dirigeaient les Frères des Écoles chrétiennes, où vous avez parcouru le cycle de vos études avant d’y professer quelque temps vous-même — vous avez fait un tableau saisissant. C’est aussi le tableau d’une époque, je ne dirai pas d’une tradition, mais d’une routine. Pourtant trois figures émergent de ce sinistre décor que vous avez appelé : l’univers de la bondieuserie. Toutes trois illuminent ces sombres années scolaires. Celle de l’Abbé Devert qui vous révéla là pureté d’une piété véritable. Celle de l’Abbé Montchanin, l’aumônier de votre collège. Celle surtout de l’Abbé François Larue. Ces deux derniers prêtres ont fait bien plus que d’exercer sur vous une influence. Même tout jeune votre personnalité était déjà trop forte pour être soumise à une emprise. Leur action a consisté à vous révéler à vous-même.

L’Abbé Montchanin était universel en tout, un pionnier de la connaissance. Ce n’était pas chez lui, dites-vous, appétit de connaître pour connaître, mais prescience de l’unité du monde humain. Il centrait cette unité autour du Verbe incarné. « Vous serez le poète du Saint-Esprit, vous a-t-il dit un jour. » Quant à l’Abbé François Larue, vous l’appelez « Mon plus que père » et c’est tout dire. Pour une large part, vous lui devez ce que vous êtes. Il enseignait les mathématiques. Sa clarté touchait au génie. En même temps, il était plein d’un humour à faire trembler, léger, cruel, rapide, d’une bonté qui maniait l’aiguillon sans blesser. Derrière le maître, vous sentiez l’homme de profonde pensée. Un jour, dominant votre timidité, vous vous décidâtes à aller le trouver, à lui dire que vous ne saviez rien et que vous cherchiez une raison de vivre. Il vous regarda et dit : « Écoutez ceci. » Il se leva, prit un livre splendidement relié dans sa bibliothèque et commença à lire :

« Que si ma tendre odeur grise ta tète creuse
O Mort, respire enfin cette esclave de roi !... »

C’était la « Jeune Parque ». L’Abbé Larue vous avait déjà introduit dans le monde de l’algèbre et du calcul infinitésimal. Il vous ouvrait ce jour-là celui de la poésie. Tout d’un coup vous aperceviez une admirable correspondance entre la logique interne et inflexible de la science et cette chaîne de raison qui conduit à la connaissance du monde. « L’Abbé Larue, dites-vous, voyait dans la poésie et généralement dans l’art, un mode de penser soumis à des lois propres qui sont des lois de raison. » C’est alors que vous avez compris la valeur en quelque sorte sacrée des mots, la fonction sacrée du langage. Vous découvriez les sources mêmes de la poésie. L’Abbé Larue avait répondu à votre appel de telle façon que sa réponse vous faisait pénétrer dans un temple. Plus tard, c’est un poète lui-même, un grand, un très grand poète, et qui est toujours vivant, qui vous y accueillit. La génération que votre maure ès science vous a inspirée s’adressait à un esprit supérieur. Il se trouve qu’elle s’adressait aussi — mais vous ne pouviez pas encore le savoir —, à un héros. L’Abbé François Larue, prêtre du Christ, est devenu l’un des principaux martyrs de la Résistance. « Il sut accomplir son destin en rassemblant dans une figure secrète et sublime toutes les valeurs positives de l’homme. » Il fut massacré et brûlé dans le charnier de Saint-Genis-Laval, à la veille de la libération de Lyon.

Reconnaissez-le alors, Monsieur. Ce pensionnat des Lazaristes était sans doute assez sordide. Il y régnait une odeur de moisi. Vous allez jusqu’à parler de « ménagerie humaine ». Et pourtant quelles rencontres surnaturelles n’y avez-vous pas faites ! Quelles âmes, quels esprits n’ont-ils pas permis à votre imagination, à votre sensibilité de s’épanouir ! Ces murs étaient sales sans doute et obscurs ; quelle pureté, quelle lumière y avez-vous trouvées ! Ainsi va la vie où tout se mêle et sublimise. Il n’y a d’ombres que parce qu’il y a un soleil.

En fait, d’ailleurs, vos études secondaires achevées, c’est à l’université de Lyon que vous entrez et où vous prendrez votre licence. Vous y avez Jean Wahl comme professeur. Vous l’admirez passionnément et cela d’autant plus qu’il est également un poète. C’est encore à Lyon que vous resterez car vous êtes devenu l’un des professeurs de l’École môme qui vous a éduqué. Vous ne cessez d’enrichir votre esprit. Un jour, en furetant chez un libraire, vous faites tomber un livre du rayon. Il est intitulé « Sueur de sang ». L’auteur est Pierre-Jean Jouve. Vous l’achetez. Aussitôt vous ôtes conquis. La force singulière de ce livre exerce sur vous une influence en quelque sorte séminale. « A chaque page, présidait la volonté d’un architecte, une indivisible totalité, tissée de complexes, accords entre les Blancs et les Noirs, le vide et le plein, la lumière et les ombres. » « Bien avant d’en avoir rien compris, je vécus à l’intérieur de ce livre — avez-vous écrit dans « Le Goût de l’un » — un conflit personnel dont la résolution formait le tissu de l’œuvre, de sorte que le conflit, sa résolution et le livre ne faisaient qu’un. »

Il va falloir, d’ailleurs, que vous quittiez vos élèves et Lyon. Votre santé exige un repos de quelque durée. Vous retournez à Gan à l’ombre de vos Pyrénées. Vous retrouvez les paysages, les chemins, j’allais dire les rythmes que vous aimez. Vous lisez. Ce n’est pas assez dire. Vous dévorez des bibliothèques. Vous vous familiarisez avec la langue et la littérature allemande. Vous découvrez Hölderlin et il vous fascine. Vous vous initiez à la littérature anglaise, à sa métrique ; vous vous enchantez de Thomas Hardy et de Hopkins. Surtout vous vous plongez dans la Bible et vous êtes émerveillé par ce langage. Vous constatez que la Vertu de Dieu s’adresse à tous, mais à chacun selon ses harmoniques propres. La Bible, c’est la Parole de Dieu. Pour vous, le mot « parole » est le plus beau qui soit. Vous ne le prononcez jamais sans amour. Vous sentez alors vibrer en vous certaines racines protestantes, car vous êtes demi-béarnais et les calvinistes sont fervents et nombreux en Béarn. C’est même dans le temple de Pau que vous avez participé à la prière commune. De tous les enseignements que vous avez retirés de la Bible, le plus haut semble tenir à la nature du langage humain. « J’appris à respecter, avez-vous écrit, dans les mots, non point la figure des choses mais la substance même de l’homme. »

C’est à ce moment que vous commencez à écrire des vers. En octobre 1937, comme vous êtes revenu à la santé et que vous allez vous installer à Cherbourg pour y enseigner dans un établissement privé, vous vous arrêtez à Paris. Vous rendez visite, rue de Tournon, à l’auteur de « Sueur de sang » dont les œuvres, que vous avez toutes lues, dominent votre admiration. Quel beau portrait vous tracez de Pierre-Jean Jouve dans votre livre « Qui est cet homme ? » — mais dans ce titre, c’est de vous qu’il s’agit. Avec quel respect, quelle vénération vous évoquez ce grand poète qui s’est donné pour règle, dans sa rigueur, sa pureté, dans sa solitude, en quelque sorte monacales, de toujours rester identique à lui-même.

Vous apportez vos essais à Pierre-Jean Jouve. Il est trop probe pour vous tromper par des encouragements complaisants. Les critiques qu’il vous adresse vous touchent car elles sont justes. Non seulement elles ne vous découragent pas, mais elles vous guident. Un peu plus tard, quand vous lui soumettez un nouveau poème « Le Christ au tombeau » — ce sépulcre où votre adolescence est encore enfermée et où vous attendez, avec l’appui humain, la résurrection pascale — vous avez la joie d’entendre Jouve vous dire que votre œuvre est puissante et qu’elle est belle. « Poésie, c’est délivrance. » Vous voilà délivré ! Ce poète que vous prétendez ne pas avoir été pendant les vingt premières années de votre vie, il surgit puisqu’il était en vous. Désormais vous avez trouvé votre chant.

Quand la guerre éclatera et dégénérera bientôt en catastrophe, vous irez rejoindre Pierre-Jean Jouve à Dieulefit. Vous passerez quatre ans dans ce bourg de la Drôme. Vous y enseignerez avant de vous lancer corps et âme dans la Résistance. Car Dieulefit en fut l’un des foyers.

Vous avez tracé de cette petite ville qui s’accroche à une terre aride, entre le Dauphiné et la Provence, une description en tous points parfaite qui m’a ému. Car je m’y suis moi-même réfugié pendant deux mois, en hiver 1942-1943, chez mes chers amis André Rousseaux qui y avaient loué une maison. Par une coïncidence émouvante, il se trouve que nous avons été voisins, sans le savoir. Poursuivi par la milice et la gestapo, je me cachais sous un faux nom — et ce fut bientôt le cas de la plupart des habitants de Dieulefit dont la population, grâce à la municipalité, s’enflait d’une façon anormale au fur et à mesure que se prolongeait la guerre. Nous nous sommes certainement croisés dans les rues. Les mêmes pensées nous absorbaient. Les mêmes rages. Les mêmes certitudes. Qui nous aurait dit, alors, que vingt-six ans plus tard, tous deux revêtus de l’habit vert, une innocente épée au côté, je vous accueillerais, au nom de l’Académie française, sous la Coupole ! Qui nous aurait dit surtout que vous y siégeriez pour prononcer l’éloge de l’un des plus glorieux vainqueurs d’une guerre qui nous plongeait alors, non dans le désespoir, mais dans les frémissantes ténèbres de l’espoir ? Ah ! Pierre Emmanuel, disciple d’Hölderlin, vous avez créé le mythe de la réflexion du langage. À lui seul, le nom de « Dieulefit » l’illustrerait !

Le miracle de la résurrection de la France est un peu comme deux thèmes musicaux qui s’engagent en sourdine, puis se précisent, s’enflent, s’accentuent, s’enlacent en fugue, se fondent en symphonie et finalement éclatent en accords sublimes. Tandis que sur la côte africaine veillent, s’organisent, se préparent — au milieu des combats et des difficultés quotidiennes — ces armées de la France Libre dont le général Juin va devenir l’un des chefs victorieux, dans la France humiliée, ficelée, bâillonnée, la résistance, depuis les premiers jours, devient une force souterraine qui s’accroit continuellement. Des côtes de la Manche à celles de l’Océan et de la Méditerranée, des plaines du Nord aux chaînes de l’Est et aux Pyrénées, ici, là, partout, un à un, par tous les moyens, au milieu de tous les périls — et les pires —des Français qui viennent de tous les bords composent ce « grand peuple de la nuit » qui n’a plus qu’un seul cœur. Une voix les a rassemblés, les anime, les dirige quand ils sont à tâtons. Elle fait en sorte d’unifier leurs efforts, de leur tracer des chemins, de leur fournir — par le ciel — l’aide des armes et des explosifs, de leur fixer les buts. C’est la voix d’un homme invisible dont le nom fait écho aux origines de la patrie. Ainsi, que ce soit sous le dur soleil d’Afrique ou dans l’obscurité dans laquelle notre pays est enseveli, les deux forces qui se préparent vont bientôt conjuguer leurs efforts pour nous rendre la vie. Avant de devenir l’un des éléments actifs de cette organisation secrète, vous aurez été l’un des chantres de ce « grand peuple de la nuit ». Toute grande action humaine a besoin de poètes. Sans lyrisme, il n’y a rien ici-bas que des mares stagnantes. Le rôle de ceux qui, comme vous, nous ont aidés à franchir cette épreuve aura été capital. Ah ! Quelle reconnaissance nous devons aux Béguin, aux Seghers, à ces « Cahiers du Rhône », à ces « Editions de minuit », à ces plaquettes, ces petits livres que l’on écrivait, que l’on imprimait dans des caves ou dans des soupentes et que nous nous arrachions comme des viatiques...

« O chant à faire peur à Dieu tant il est grave
Car ces hommes ont faim du Ciel comme de pain »

avez-vous écrit. Et il est vrai que nous étions spirituellement des affamés.

Avec un Eluard, un Aragon, un Pierre Seghers, un Vercors, un Jouve, un Jean Cassou, un Loys Masson, un Francis Ponge, un Vildrac, un Frenaud, un René Blech, une Edith Thomas, un Claude Sernet, un Tardieu, un Scheler, un Hugnet, un Tavernier, un Lescure — et combien d’autres ! — vous avez été le « Pierre Amyot » de l’Honneur des Poètes.

Vos poèmes qui vont tout de suite trouver des lecteurs enflammés — ont paru peu à peu dans « Jours de colère » — « Combats avec les défenseurs », « La liberté guide nos pas », « Elégies », « Tristesse, O ma Patrie ».

« Ce livre, nous l’avons écrit dans le tombeau
L’auteur en fut un peuple anxieux de Lazares
Nous connaissions le prix des symboles avares
Nous entendions craquer la colère des mots »

avez-vous écrit, et quand vous pensiez à vos amis, à vos camarades, déportés, torturés, dans les geôles, vous vous écriez dans : « Jours de colère » :

« O mes frères, dans les prisons vous êtes libres
Libres les yeux brûlés, les membres enchaînés
Le visage troué, les lèvres mutilées
Vous êtes ces arbres violents et torturés
Qui croissent plus puissants parce qu’on les émonde
Et surtout le pays d’humaine destinée
Votre regard d’hommes vrais est sans limites
Votre silence est la paix terrible de l’éther
Par-dessus les tyrans enroués de mutisme
Il y a la nef silencieuse de vos mains
Par-dessus l’ordre dérisoire des tyrans
Il y a l’ordre des nuées et des cieux vastes
Il y a la respiration des monts très bleus
Il y a les libres lointains de la prière
Il y a les larges fronts qui ne se courbent pas
Il y a les astres dans la liberté de leur essence
Il y a les immenses moissons du devenir
Il y a dans des tyrans une angoisse fatale
Qui est la liberté effroyable de Dieu. »

Quand la bataille s’allume et flambe partout à la fois ; quand la symphonie — dont les trois premières notes, chaque jour, pendant quatre ans, nous annonçaient le jour — se déploie tout entière dans un final triomphant, vous prenez part à la mobilisation qui s’improvise. Vous êtes à Valence et vous êtes à Avignon. Vous jouez un rôle actif dans l’organisation des secours au Vercors. Toujours humain. Et lorsque, après Diois, après Valréas, celui que vous avez nommé votre « plus que père », l’Abbé François Larue, et d’autres martyrs sont jetés dans le brasier de Saint-Genis-Laval, le général Juin, que vous célébrez aujourd’hui, après avoir libéré Rome, devenu chef d’Etat-major général des armées, débarque, aux côtés du général de Gaulle, sur le sol de Normandie, à Bayeux. La Résurrection commence.

Ce futur maréchal de France, je l’avais bien connu au Maroc, pendant l’autre guerre, quand nous étions tous deux auprès de Lyautey. C’était en automne 1916. Je venais d’être blessé en Alsace. Lyautey m’appela à Rabat. Je devais bientôt remplacer son officier d’ordonnance, le capitaine de Boisboissel — futur général — qui partait pour le front. Le capitaine Juin — appelé, lui aussi, par Lyautey sur la demande du général Poeymirau — momentanément revenu de Champagne où il s’était battu comme un lion dans la brigade marocaine, deux fois blessé, mutilé de la main droite, travaillait à l’État-major du général commandant en chef avec Poeymirau, Delmas, Noguès, tant d’autres... Bien qu’il aimât le Maroc, le baroud, et qu’il s’y était déjà taillé une réputation éclatante, le capitaine Juin rongeait son frein. Ses cicatrices étaient encore mal fermées. Il ne songeait pourtant qu’à reprendre sa place à la première ligne de la bataille de France. Lyautey, qui jugeait les hommes avec un rare instinct, appréciait tout particulièrement ce jeune officier. Il avait été frappé par ses notes de service, leur clarté, leur méthode, la vive intelligence, le sens des réalités qui s’en dégageaient. Il aimait aussi son caractère. Lyautey était un chef qui débordait de vie. Juin était la vie môme. Il y avait en lui je ne sais quoi de bondissant. Il était l’entrain, la bonne humeur en personne. Toujours aimable nous l’aimions tous. Quand il entrait dans notre « popote » de Rabat, nous le saluions en scandant en chœur le vers qu’Anna de Noailles a consacré à Fabre d’Eglantine dans son poème sur l’Ile-de-France :

« Si jeune et si charmant avec son nom d’été. »

Ah ! Cette équipe de Lyautey au Maroc — j’en suis l’un des très rares survivants — comme elle était unie, comme elle était fière de servir d’un seul élan ce chef, ce constructeur, ce meneur d’hommes que fut Lyautey ! Et comme cette fierté s’est exaltée quand — après les plus noires ténèbres — d’un ciel auquel il avait puissamment contribué à rendre la lumière, sept étoiles sont tombées sur les épaules d’Alphonse Juin !

Vous avez magnifiquement évoqué, Monsieur, ses vertus militaire et ses talents de stratège. Laissez-moi ajouter un trait. La sensibilité humaine et, disons le mot — vous l’avez d’ailleurs indiqué — la sensibilité chrétienne de ce grand soldat. Certes elle tenait à sa propre nature. Mais son passage auprès de Lyautey n’avait fait que la développer. Nul plus que Lyautey n’était ménager de la vie des hommes dont il assumait les responsabilités. Juin était son disciple. J’ai gardé le souvenir d’un geste qu’il fit un jour à Rome et dont je fus le témoin. Nous venions d’assister ensemble, il y a quelque quinze ans, à un service religieux célébré dans ce merveilleux cimetière militaire français du Monte Mario où reposent des milliers de soldats que Juin avait conduits à la victoire. Après la cérémonie, une femme âgée s’approcha du Maréchal. Elle pleurait. Son fils unique était tombé au champ d’honneur dans la campagne d’Italie. Juin la prit dans ses bras. Il l’embrassa comme un fils embrasse sa mère. Il la serra longtemps contre lui. Il passait sa main sur son front. Il lui parlait lentement, doucement. Derrière la gloire, se dressait le sacrifice. Dans l’un de ses « Propos », peu de temps après le premier conflit, Alain a dit que la « guerre était la messe des hommes ». Vous-même, vous avez écrit ces beaux vers :

O mains, avez-vous vu deux mains en leur colère ?
Vous comprendrez alors ce que c’est que tuer
Avez-vous vu deux mains se joindre pour prier ?
Vous comprendrez alors ce que c’est qu’une église
Et vous aurez pitié de ces moignons levés...

Le maréchal Juin était fidèle à nos séances de travail. Il aimait l’Académie française et tous nous le respections et nous l’aimions. Dans les dernières années de son existence, nous savions qu’il souffrait dans les fibres de son être. Nous l’en respections, nous l’en aimions davantage. Je viens de parler de sacrifice. Il n’est pas de grande action qui n’en comporte. La vie du maréchal Juin s’acheva dans le sacrifice. Pour un chef comme lui, qui avait restitué à la France sa place dans le monde, cette amertume est une auréole.

*
*   *

La guerre est finie. La résurrection est accomplie.

Qu’allez-vous faire ?

Vous n’enseignerez plus dans un établissement scolaire. Vous ne serez plus provincial. Vous allez descendre dans l’arène — je veux dire : vous installer à Paris. Quelle activité prendrez-vous ? Quelle œuvre allez-vous créer ? Cette vie d’homme, à laquelle vous vous préparez depuis votre prime jeunesse — aucune insouciance dans votre cas, et c’est très beau — comment s’ordonnera-t-elle désormais ? Vous avez déjà publié des plaquettes, des livres : Elégies — Combats avec, les défenseurs — Le Tombeau d’Orphée — La prière d’Abraham —Les Chansons du dé à coudre (pour lesquelles j’ai une prédilection) — Le poète fou — Jours de Colère — Tristesse, Oma patrie ! —La liberté guide nos pas — Poésie, raison ardente, que sais-je ?

Vous avez même écrit un roman : « Et pourtant je vous aime » — que vous n’aimez plus et qui m’a frappé par son style aisé, harmonieux, plein. Vous n’êtes pas encore connu du grand public, mais d’une élite. La jeunesse va vers vous. Elle est sensible à votre chant. Selon l’expression qu’ont rendue familière les événements dramatiques que la France vient de vivre, vous êtes un écrivain « engagé ». Mais à quoi ? Ce combat que vous avez mené pour la libération de notre sol et la rédemption de notre âme, vers quelles autres libérations, quelles autres rédemptions allez-vous le poursuivre ? Vous voici devant les questions cruciales. Moi aussi. Que vais-je vous apprendre de vous-même ? Et comment dirai-je ce que nous apprenons de vous ?

La réponse à ces questions est aussi facile qu’elle est difficile. Facile pourquoi ? Pour une raison très simple. Nul n’a autant parlé de vous que vous-même. Vous avez déjà consacré deux ouvrages — et ce sont peut-être les meilleurs — à votre cas : « Qui est cet homme ? » et « L’Ouvrier de la onzième heure. » En outre, dans chacune des préfaces de vos recueils de poèmes ou dans les nombreux essais que vous avez publiés où vous traitez les sujets les plus variés, vous ne cessez guère de vous analyser, de démonter vos réflexes, de fouiller votre conscience. Vous vous intéressez prodigieusement à vous-même et, je vous le dis avec une absolue sincérité, Monsieur, vous avez raison, car vous êtes un personnage prodigieusement intéressant...

O semblable... Et pourtant, plus parfait que moi-même
Ephémère immortel, si clair devant mes veux...
Nulle des nymphes, nulle amie, ne m’attire
Comme tu fais sur l’onde, inépuisable MOI !

Mais ce n’est pas à la manière de Paul Valéry que vous essayez de vous définir. Vous ne vous regardez pas dans des eaux planes. Aucun raffinement d’esthète dans votre cas. Ce que vous recherchez avec passion, c’est l’homme. Tel que vous l’êtes. Telle que vous concevez cette créature prodigieuse qui — selon le mot d’Albert Camus — est la seule qui refuse d’être ce qu’elle est. Cette perpétuelle introspection vous hante, je dirais presque qu’elle vous torture. Elle répond à un besoin d’ascèse. Vous scrutez vos moindres pensées. Quelles ressources alors, mais quels replis ! Quels élans, mais quelles méfiances ! Quels abandons, mais quelles réserves ! Quelles ouvertures, mais quels refus ! Quelles certitudes, mais quels doutes ! Quels espoirs, mais quelles amertumes ! Quelles... Je pourrais égrener longtemps les ressources de cet inépuisable « MOI » ! Dans un poème inédit « Le printemps et la mort » que vous avez écrit à vingt ans, que vous avez même oublié, mais que votre ami le Dr Baudot a conservé et m’a fait lire à Gan, vous écriviez déjà : « Voici la personne plurielle en moi qui chante comme un grand arbre rempli d’oiseaux. » Dire de soi, à vingt ans, « ma personne plurielle », vous avouerez, Monsieur, que le cas est singulier !

Et pourtant — vous êtes contagieux ! — à peine ai-je prononcé ces mots, que je les efface. Rien de ce que je viens de dire, et qui est vrai, n’est vrai. Car vous êtes « un ». Vous l’avez toujours été. Vous le serez jusqu’à votre dernier souffle. Un homme-fleuve, mais composé — comme tous les fleuves — de cent rivières et de mille ruisseaux. Ceux-ci qui se sont traînés dans les plaines. Celles-là qui dévalent des cimes.

Votre jeunesse — car vous n’avez que vingt-quatre ans lorsque la guerre éclate — vous en avez marqué les étapes et retracé les cheminements dans le livre « Qui est cet homme ? ». Vous avez près de trente ans quand s’engage votre vie d’écrivain. Poète surtout. Mais poète que n’enchante pas seulement la magie des images et les sortilèges du rythme. Poète qu’agite le trouble de son époque. Poète qui se sent une vocation dans la cité.

Un autre de vos ouvrages « L’ouvrier de la onzième heure » décrit alors les différentes phases de votre pensée et de votre action. C’est un livre que je trouve passionnant. La richesse des idées, la sincérité des analyses, le drame des situations que vous décrivez ne sont pas seulement émouvants. Ils touchent à tant de sujets — et d’une actualité si aiguë — ils remuent tant de sentiments que nous avons plus ou moins confusément ressentis ; ils tracent des tableaux vivants d’un relief si puissant que ce livre restera, à mon avis, l’un des documents-clés de l’époque qui a suivi la fin de cette guerre où l’Europe s’est suicidée. Chaque siècle a « ses enfants ». Vous êtes vraiment l’enfant du nôtre.

Déjà avant 1939, le socialisme, le communisme avaient exercé sur vous une sorte de fascination. La jeunesse est l’âge d’or des révolutions. À vingt ans, dites-vous, « j’étais un petit cuistre qui lisait Marx, Lénine, Staline, Plekanoff ». Vous lisiez aussi Nietzsche. Vous étiez attiré par l’extrême gauche, mais par toutes les extrêmes gauches à la fois. Un certain néo-communisme esthétique, matiné de christinisme. Christianisme assez particulier, d’ailleurs. Calviniste sur le plan individuel, catholique sur celui de l’Histoire. « Aller au Temple, lire la Bible, tenir l’Humanité à la main, porter un insigne à la boutonnière, prendre place à un meeting »... Telles étaient les habitudes que vous commenciez à prendre — sans les prendre... Vous fréquentez les milieux dits révolutionnaires. « Si tu veux vraiment influencer le monde, quitte-le — a écrit Coventry Patmore — et ne pense à rien qu’à tes intérêts propres. » Ce conseil est sans doute bon. Mais il était à l’envers de votre nature. Vous croyiez à un renouveau de l’humanité. En octobre 1947, vous entreprenez un voyage qui vous conduira derrière ce que l’on appelait alors le « rideau de fer » dans les Balkans, en Europe Centrale, à Prague. À votre départ, vous étiez dans l’état d’âme d’un pèlerin qui s’embarque pour les Lieux Saints. Deux mois plus tard, quand vous revenez, ce fut l’angoisse au cœur et l’âme vide. Les pages où vous décrivez votre désenchantement avec une sorte de désespoir, sont d’une extraordinaire émotion. On les lit d’un cœur plus serré quand on pense à Prague où vous aviez déjà pressenti les drames qui se jouaient dans l’ombre. Vous êtes, Monsieur, l’un des esprits les plus honnêtes que je connaisse. « Un poète, écrivez-vous, au retour de ce pèlerinage qui vous a fait perdre la foi, quoiqu’il fasse n’est jamais tout à fait perdu. Même alors qu’il ne croit plus à rien, il sait pourtant que la parole est sainte. Au plus fort de sa sécheresse intérieure, un beau vers, un mot nécessaire, lui suffisent pour que jaillisse de lui une inexplicable source d’amour. » La cruelle déception que vous a causée le fait d’avoir, si j’ose dire, touché du doigt l’application d’une certaine idéologie ne vous fait en aucune façon verser dans le système adverse : « La grande leçon que je retirais de l’effroyable panique moderne, c’est que seul y résiste l’homme intérieur. »

C’est alors que vous écoutez le sage conseil de Coventry Patmore. Vous n’irez plus courir le monde. Vous renoncerez à constater que là où vous aviez cru à une renaissance, c’est une vieille et sinistre comédie qui se joue. Tout en restant activement et étroitement solidaire de tous ceux qui luttent contre les formes diverses que prend la tyrannie, vous vous concentrerez. Vous vous livrerez tout entier à votre vocation de poète, car selon vous, les mots que le poète emploie sont indivisibles des choses qu’ils nomment. Poésie est pureté. Elle substitue aux idées abstraites ses rapports vivants, ces correspondances, ces analogies qui sont comme le système nerveux de notre pensée universelle. Poète, vous le serez intégralement.

Pas si simple pourtant ! « Cinq années de réflexion sans une ligne de poésie », écrivez-vous dans « Ligne de faîte » m’ont confirmé que je suis par nature un poète, mais que l’apparence formelle de la poésie d’aujourd’hui et la prétendue mysticité de son acte, m’enferment dans un système clos de valeurs auxquelles je n’ai jamais cru. Alors à quoi croyez-vous ? Ah ! Vous n’êtes pas un homme facile à déchiffrer ! A peine croit-on vous saisir que vous échappez. Il semble que vous preniez un singulier plaisir à nous entraîner dans un labyrinthe dont vous possédez seul le secret. Ce secret, est-il même sûr que vous le teniez ? Est-il sûr que vous n’éprouvez pas je ne sais quelles délices à vous y perdre vous aussi ! J’ai, pour ma part — bien qu’adorant la poésie — une cervelle terriblement logique. Et je brûle alors de vous poser la question : Qu’est-ce que la poésie ?

Mais je m’en garderais bien ! Nous n’en finirions pas. Comme le pauvre Golaud, je me perdrais bien vite dans cette forêt... Au reste, vous avez donné maintes définitions de la poésie. Toutes intelligentes. Presque trop. Dans une étude que vous avez publiée dans le volume « Le monde est intérieur » vous vous demandez même si elle n’est pas moribonde ? Moribonde, Grand Dieu, pourquoi ? Vous saurez demain, quand vous partagerez nos paisibles travaux, que la Commission chargée d’examiner les œuvres poétiques qui se proposent à nos récompenses académiques est celle qui reçoit le plus de livres et de plaquettes ! Ah ! Je ne dis pas qu’il y ait correspondance entre la quantité et la qualité ! Sûrement pas. Mais ce rapport existe-t-il quelque part ? Toutefois l’abondance de la production poétique — et nulle n’est plus désintéressée — est la preuve que dans une époque que l’on accuse volontiers de n’être que matérielle, l’évasion vers la poésie n’a peut-être jamais été aussi puissante. Cela déjà est consolant. Ce qui l’est bien davantage et qui est même très beau, c’est de penser qu’en ce moment où nous parlons, un nombre impressionnant de grands poètes, de poètes qui ont reçu les stigmates, honorent notre langage et l’art français. Claudel vient à peine de disparaître, ainsi que Léon-Paul Fargue, Eluard, et hier Marie Noël... Mais sont toujours, grâce à Dieu, bien vivants un Saint-John Perse, un Aragon, un Patrice de la Tour du Pin, un Pierre-Jean Jouve, un Jean Grosjean, un Francis Ponge, un Bonnefoy, un Prévert, un Michaux, un Robert Sabatier, un Jean Follain, d’autres encore... Et si nous vous avons élu, Monsieur, c’est parce que vous êtes l’un de leurs pairs. C’est à la magnifique pléiade de poètes français contemporains que nous avons tenu, de toute notre âme, à rendre hommage.

Les recueils de vos poèmes sont nombreux. J’ai déjà évoqué ceux que vous avez écrits pendant l’occupation. Ils ont été suivis de beaucoup d’autres : Cantos, Visages, Nuages, Versant de l’âge, Evangéliaire, Ligne de faîte... Le plus important, sans doute, est celui que vous avez intitulé « Babel ». Grande fresque à la manière de Michel-Ange où le récitant, qui parle en prose, alterne avec la voix de l’humanité qui s’exprime en grandes cadences poétiques. Babel, c’est en quelque sorte l’histoire de cette humanité, de son orgueil, de ses défaites, de sa déchéance, de sa résurrection. Cela tient des psaumes, de l’Apocalypse et de la Légende des siècles. Rythme puissant, Images royales, étonnant mélange de sensualité et d’infini. Je pense à cette phrase de Claudel : « Ivresse de cette poésie en extension, pareille à un besoin sauvage de dilatation et de clameur. Cette poussée, cette acclamation torrentielle, cette vocifération, ça va tout seul, en ordre, en désordre, comme une armée qui remplit le ciel et la terre. » Dans toute votre œuvre, on retrouve de tels accents. Tantôt vos vers se plient — à peu près — aux anciennes lois de l’art poétique. Tantôt ils s’en affranchissent et n’obéissent qu’à votre rythme intérieur. Je sais bien !... C’est une révolution qui s’est opérée peu à peu. Ni Baudelaire, ni Stéphane Mallarmé, ni Guillaume Apollinaire, ni Paul Valéry ne l’avaient faite. C’est Claudel qui en fut le véritable auteur parce qu’il avait du génie, puis Saint-John Perse. Elle vient de loin. Peu de mois avant sa mort — c’était en 1715 Fénelon, dans la « Lettre à l’Académie », avait déjà consacré des pages étonnantes à ce sujet. Il s’élevait contre la tyrannie qu’exerçaient les règles alors rigides de la poésie. Il montrait qu’elles en limitaient et en altéraient le souffle. Et il est bien vrai que l’on peut composer des milliers de vers et ne pas être poète. Quand le public parisien acclamait François Ponsard, Chateaubriand achevait les « Mémoires d’Outre-Tombe ». Le poète pourtant, c’était lui. Baudelaire a écrit : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rimes, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de notre âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? » Ce rêve de Baudelaire — auquel vous avez consacré récemment un merveilleux petit ouvrage — vous en avez fait, avec beaucoup d’autres, une réalité. « Que mon vers ne soit rien d’esclave, s’écrie Claudel dans une ode, mais ne m’abandonnez pas, O muses modératrices. » Ah ! que j’aime cette précaution ! Car le danger de la poésie affranchie, c’est la facilité, le débordement, c’est la déclamation, en un mot, la rhétorique... Nulle crainte que vous succombiez à cette tentation. Vous êtes trop exigeant sur la valeur des mots et votre art consiste précisément à rester maître de votre éloquence poétique. Mais bien des poètes, ou qui se croient tels, ne possèdent pas une telle rigueur.

Laissez-moi vous confier un autre souci. Le vers libre, sans pieds ni rimes, ne s’inscrit pas, ou s’inscrit moins aisément dans la mémoire. C’est, à mon sens, ce qu’il y a peut-être de plus dangereux dans son cas. Il est vrai que l’auteur des « Epaves du Ciel » a écrit — vous venez de nous le rappeler — « Comment contempler sans un triste sourire l’idée que l’on puisse vieillir en mâchonnant des vers ? Ah ! je sais bien !... Je sais qu’il y a loin, très loin, entre un contemplatif de la poésie, à l’ombre de Solesmes, et nous qui bar-bottons pauvrement dans la vie quotidienne. Aussi, je vous avouerai que même quand je n’étais pas vieux, j’ai toujours adoré, et j’adore encore goûter ce plaisir. Quand j’ai envie de m’évader de la fatigue de tout ce grand monde, de trouver un peu de silence au milieu du fracas, je me murmure à moi-même, en fermant les yeux :

« La lune s’attristait... des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient des mouvantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles...
C’était le jour béni de ton premier baiser...

ou encore :

« Mon beau navire, O ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez navigué
De la belle aube au triste soir... »

Alors je me sens envahi par la béatitude. Tout s’apaise, se fond dans la tendresse ; tout devient pureté, musique, tout devient grâce... C’est cela, Monsieur, c’est cela aussi la poésie !... Ah ! ne nous faites pas un monde où l’on ne pourrait plus « mâchonner » des vers par cœur... Et vous qui avez le culte des mots, remarquez comme elle est belle cette expression : par cœur !...

Vous êtes avant tout un poète. Mais — si l’on peut établir une distinction entre les deux termes, surtout quand il s’agit d’une poésie affranchie — vous êtes aussi un prosateur. Et un prosateur remarquable. Votre phrase est pleine. Elle est dépouillée. Elle est harmonieuse. Elle a des muscles et elle a des nerfs. Son rythme est parfait. Dans ces recueils qui s’appellent : « La Face humaine », « Le monde est intérieur », « Le goût de l’un », où vous évoquez à la fois, dans un désordre qui n’est qu’apparent, Agrippa d’Aubigné, le mythe grec, Claudel, l’œuvre d’Eluard, Péguy, Unamuno, Ballanche, Villon ; où vous soulevez tout un monde d’idées ; les grands problèmes de Dieu et de l’homme ; la gloire de croire, l’intelligence sociale, celle du cœur ; où, selon votre expression, vous fêtez « vos noces d’argent avec la poésie » en nous montrant ce que représente la naissance d’un poème et ce que sont à vos yeux et le symbole, et l’extase, et la contemplation ; ces grandes et majestueuses méditations ; ces réflexions formulées avec une si scrupuleuse précision et une telle densité ; toutes ces pages constituent peut-être la partie la plus émouvante de votre œuvre. Comment alors la résumer ? Œuvre de poète ? Mais elle est loin d’être entièrement composée de poèmes. Œuvre de philosophe ? Mais vous refusez cette épithète. Œuvre de chrétien ? Mais vous n’élevez aucun mur — et Dieu sait si vous avez raison ! — autour de votre christianisme. Votre christianisme n’est pas une enceinte. C’est un foyer qui brûle. Ah ! voilà le mot-clef ! S’il me fallait absolument définir en quelques mots l’être que je crois discerner à travers vos livres, je dirais : « Vous êtes un homme qui brûle. » Depuis vingt ans et plus, avez-vous écrit dans le « Goût de l’un », je cherche une route. J’aspire à l’unité. De mon désordre psychique, je veux que l’esprit se dégage en l’ordonnant, en libérant mes forces, ma vie une. Créer, c’est tendre vers l’Un en devenant un. Ambition radicale ; d’abord peu distincte de mon développement d’artiste, je la perçois de plus en plus vaste et exigeante que lui. Elle a pour racine — pour symbole — le vocable ici même en question : Dieu. »

Ce tourment de la condition physique et spirituelle de l’homme qui brûle en vous et dans votre œuvre contient, comme tous les feux, de la douleur et de la lumière. Et ce sens si marqué de la souffrance provient peut-être de votre jeunesse qui ne fut pas heureuse.

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*   *

À la fin de votre beau discours, vous avez brossé un tableau saisissant de ce monde écartelé entre deux âges dans lequel nous avons le prodigieux intérêt et la difficulté de vivre. Vous avez évoqué les exploits que l’homme a réussis. Les misères aussi qu’il traîne après lui. Vous avez posé les points d’interrogation souvent pathétiques devant lesquels se trouvent les jeunes générations. Vous avez trouvé les mots qui portent, c’est-à-dire qui bouleversent.

Et il est vrai que ce que ma génération a vu, moi qui suis vieux, tient à la magie. Demain des héros fouleront le sol — ils l’ont déjà frôlé — de la lune. D’autres héros — vous les apercevrez peut-être —se poseront un jour sur Mars. Que rapporteront-ils de ces aventures célestes ? Ah ! sûrement de la gloire. Probablement aussi la certitude —en tout cas pour des milliers d’années — que l’homme est le prisonnier de ce petit globe qui tourne, sans savoir pourquoi, dans l’infini... Alors il faudra se résigner à vivre sur cette terre. Admettre que si elle est déjà par endroits encombrée à s’y étouffer — et que sera-ce dans peu de siècles ? — l’on y meurt aussi de solitude ; qu’elle est plantureuse et aride, gavée et nue, heureuse et désespérée et que l’homme qui se sait seul dans cet univers incompréhensible est tout de même autre chose qu’un être de chair et d’os, voué au néant.

Si j’aime votre œuvre, c’est qu’elle s’accorde précisément à cette tragédie de la connaissance et du mystère. Le Père Teilhard de Chardin dans une lettre qu’il écrivit en 1927 à l’abbé Godefroy, a écrit qu’il « se sentait une parole à dire pour essayer d’éveiller les hommes à la vraie dimension et à la vraie nature des réalités parmi lesquelles ils dorment conventionnellement ». Vous aussi, Monsieur, vous nous éveillez. Car nous dormons. Vous aussi, vous nous criez les vérités quand nous ne nous plaisons qu’au milieu des faux-semblants. « Non, écrivez-vous, je ne comprends pas les hommes, dit celui qui marche dans les voies du silence. Le monde est tendu d’invisibles rets de tromperie. Chaque mot est un piège à loups et tout regard une trappe. O maquis des paroles ! » Je pense, en vous lisant, au mot de Rimbaud qui avait déjà fait tressaillir Claudel

« La vraie vie est absente... Nous ne sommes pas au monde... »

Cette conception surnaturelle de notre destin, elle se confond avec les origines mêmes de la Parole : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu... » Elle se confond aussi avec les origines de la poésie. Elle est « Vocation » et elle est « Fatum ». Elle est « Parole » et elle est « Logos ». Les livres saints, les psaumes, le chœur antique forment ce trésor commun. Une race de poètes l’a conservé et enrichi d’âge en âge. Vous appartenez à cette race. Vous suivez le long cortège du roi David. Votre voix se mêle aux chœurs de l’éternelle Orestie. Vous êtes fondamentalement, essentiellement religieux, dans la plénitude de ce terme qui signifie : lier. Vous êtes lié à l’Eternité. Vous êtes une révolte vivante contre tout ce qui blesse la liberté et la liberté majeure, c’est celle de l’âme. Vous êtes une révolte vivante contre toutes les formes de l’oppression, et l’oppression majeure, c’est la mort. L’Eternité est et il y a une âme. Celle-ci va vers celle-là. « Mon âme a soif de Dieu » —vous êtes-vous écrié —. C’est une soif que rien n’apaise ici-bas.

Vous souffrez alors de voir, selon votre expression, un « univers désâmé ». Et je sais bien que la civilisation technique qui se développe — mais cela dépend encore où ? — avec une rapidité hallucinante comporte ce danger. Certes, il est beau et il est bon d’inventer sans cesse des machines et encore des machines et toujours des machines qui simplifient, ordonnent, facilitent, accroissent, multiplient, transforment, enrichissent. Le procès qu’on fait à la « Société de consommation » est un luxe... Regardez le reste du monde !... Et pourtant serait-elle supportable une civilisation où la machine absorberait l’homme au point qu’il en deviendrait une à son tour ? Une civilisation de « rhinocéros » et de « chaises » à la façon dont Ionesco nous en offre l’extraordinaire cauchemar ? Pourrions-nous respirer dans un monde où la divinisation de la machine ne laisserait plus de place à la notion du sacré ? Toute machine nous accroche à l’instant qui passe. Le sacré — vous l’avez écrit superbement —nous rend « contemporains de l’Eternel ».

C’est contre les misères dans lesquelles trop d’hommes sont encore enlisés ici-bas ; contre les servitudes que crée la déformation de la puissance matérielle que s’élève la double protestation du chrétien. Votre protestation. Car vous ôtes du Christ. Et comme vous ôtes du Christ et comme vous êtes poète, les grandes perspectives du salut s’ouvrent naturellement devant vous. « Quelque chose d’immense a changé le rythme du monde, écrivez-vous : la guerre, les totalitarismes, la torture, les camps, l’horrible copulation de la terreur, et du mensonge, la bombe d’Hiroshima. Tout cela et bien plus encore : un formidable émiettement, une retombée de géante poussière, puis ces grands vents qui commencent à lever. Cet énorme événement, pourquoi ne pas le nommer un grand crime ; non de tel grand criminel de l’histoire, mais notre faute, notre manque à tous. Parce que nous avons tous été manquants, il en fut ainsi. Il en fut ainsi pour que nous cessions de l’être ». Et vous jetez ce cri :

« Viens Esprit créateur, rends la Parole au monde »

L’Abbé Montchanin n’avait-il pas eu raison de vous prédire que vous seriez un jour le « poète du Saint-Esprit ? Certes, ni vous ni moi, nous ne vivons d’illusions. Nous savons l’un et l’autre ce que parler veut dire. Mais, nous savons aussi ce qu’est la Parole. C’est par elle que le monde se transforme. La parole du poète est semence. Poésie signifie Création.

J’aime alors les accents avec lesquels vous célébrez cette Pentecôte ! Sans oublier les « donneurs de sérénades et les belles écouteuses » qui ont enchanté ma jeunesse étourdie, j’aime cette force, cette coulée, cette avalanche, cette tempête de mots, d’images, ces morceaux de lave qui jaillissent de votre prose et de votre poésie... J’aime que vous bousculiez les scepticismes, les routines, les hypocrisies, les indolences, les égoïsmes, les négations ; qu’à coups de massue, à la manière d’Agrippa d’Aubigné, votre premier maître, et dans la tradition lyrique de la « Légende de siècles », des « Mystères » de Péguy et des odes claudéliennes, vous démolissiez cette Babel qu’à peine détruite l’on rebâtit toujours ; qu’au-delà même de l’espoir vous cherchiez à élever cette « Maison du Père » où chaque homme, quel qu’il soit, a sa demeure. Pour nous appeler à l’aide, j’aime que le lieu où vous vous tenez debout soit la ligne de faîte...

Et c’est parce que vous possédez cette flamme et que vous avez ce talent qu’au nom de l’Académie française je vous remets le flambeau sacré.