Inauguration de la statue de Victor Hugo, à Guernesey

Le 8 juillet 1914

Jean RICHEPIN

INAUGURATION DE LA STATUE DE VICTOR HUGO

À GUERNESEY
Le Mercredi 8 juillet 1914.

DISCOURS

DE

M. JEAN RICHEPIN
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU NOM DE L’ACADÉMIE

 

MESSIEURS,

Puisque c’est le spécial hommage de l’Académie française que j’ai l’honneur d’apporter ici, pour en saluer le plus grand poète lyrique français, et puisque mon très bref discours n’y doit être qu’une des vagues venant chanter les versets du Magnificat aux pieds de cette effigie, on me pardonnera si je me borne à glorifier en Victor Hugo le maître du verbe, le dieu du temple dont notre Compagnie est la fidèle Vestale, et si, entre toutes les vertus d’un tel génie, j’exalte uniquement sa vertu lyrique, par quoi il s’impose, d’ailleurs, à l’admiration universelle, comme le plus prodigieux accoupleur de mots, le plus fécond inventeur d’images, le plus miraculeux créateur au moyen de la parole, c’est-à-dire, en somme, le plus puissant démiurge verbal qui ait jamais fait de la vie vivante avec les syllabes d’une langue humaine.

Aussi bien cette vertu lyrique doit-elle être le don essentiel du poète. Elle fut celle du premier de nos ancêtres qui poussa le premier cri d’enthousiasme à la première sensation de beauté qu’eut notre race en présence du monde. Et, depuis lors, les poètes ont toujours renouvelé ce cri; j’entends les poètes dignes de ce nom, ceux qui savent retrouver cet enthousiasme d’enfant, comme si à chaque génération renaissait l’âme de l’humanité pour s’étonner devant la merveille des choses. Et afin de le communiquer aux autres, cet enthousiasme d’enfant, afin de le garder possible et frais éclos chez ceux qui ne l’auraient plus, afin de ressusciter sans fin cette merveille que l’humanité risquerait d’oublier en s’y accoutumant, il est nécessaire que la vertu lyrique des poètes recommence, et sans fin aussi, le miracle du premier ancêtre, et qu’elle pousse, avec la même ingénuité que lui, le premier cri né à la première sensation de beauté.

Et c’est pourquoi le vrai poète, le lyrique, est appelé par Platon öμυθοποίος, le faiseur de mythes, l’inventeur de fables, l’animateur de l’inanimé, le souffleur de vie nouvelle aux vocables morts, le créateur par le verbe. Et c’est pourquoi Aristote dicte à ce poète, pour devoir capital, το ένέργειας ποιεϊν, de rendre les choses elles-mêmes agissantes, et comme qui dirait consciemment énergiques. Or nul, jamais, dans aucune littérature, ne fut aussi intensément que Hugo ce μυθοποίος, cet ένέργειας-ποιητής, ce poète au vrai sens du mot, ce souffleur de vie aux vocables par l’image neuve, ce créateur par le verbe.

Et tant qu’il y aura des hommes aimant les choses qui les entourent, et cette vie qui est en elles, et ce monde où nous baignons dans le mystère, il faudra des poètes lyriques pour exprimer la beauté de ces choses, pour en extraire le sens de cette vie, pour illuminer ce mystère, pour en faire le vin d’émerveillement que nous y buvons à chaque étape, et qui soutient notre éternel pèlerinage vers le mieux.

Et si jamais un temps doit venir où la pauvre humanité lasse ne produira plus de tels poètes, elle cherchera sans doute chez ceux de jadis le miracle de résurrection lyrique, de rajeunissement d’espoir, de création par le verbe, dont elle aura besoin pour ne pas mourir d’ennui. Et c’est chez un démiurge comme Hugo qu’elle trouvera le plus largement à s’abreuver encore, et d’images, et de rêves, et aussi d’idées.

Et ne dites pas, ne croyez pas que cette humanité future, à force de progrès, se sera dégoûtée du rêve, étant trop nourrie de pensée ! C’est par le rêve, en effet, par lui seul, sachez-le bien, que l’on monte aux plus hauts sommets de la pensée, à ceux-là surtout qui la surplombent, en quelque sorte, qui se perdent dans les brumes du mystère, et devant lesquels la raison, à bout de souffle, s’arrête, impuissante. À cette limite où le savant, le philosophe n’ont plus de mots pour dire ce qu’ils ne distinguent même plus dans de telles brumes, le poète, lui, le lyrique, voit, avec les veux de son intuition; et lui seul les trouve, les alliances de mots qui expriment l’inexprimable.

Ah ! si le temps ne m’était pas mesuré ici, comme je ferais justice, en passant, des petits esprits que les splendeurs verbales de Hugo aveuglent à ce point qu’ils le jugent ténébreux Les ténèbres ne sont que dans leurs regards voilés par des paupières clignotantes. Ils s’en vengent, alors, en osant sourire de celui qu’ils nomment, ironiquement, le Penseur. Quelle triste ironie imbécile ! Mais oui, certes, le grand lyrique est un penseur. C’est à juste titre que Hugo prétendait en être un, qu’il se diadémait de ce mot comme avec une tiare de mage, qu’il s’en drapait, à l’occasion, comme dans la pourpre d’un demi-dieu. Souriez, et même riez, infirmes oiseaux de nuit qui ne pouvez, ainsi que cet aigle, contempler sans ciller les fulgurations éblouissantes écrivant les formules de l’algèbre métaphysique sur le noir du gouffre infini ! Mais ces formules transposées en images concrètes par Hugo, et qui sont obscures pour vous, voici des savants, des philosophes, habitués aux plus transcendantes et abstruses spéculations, qui les comprennent, eux, ces formules, et en admirent la clarté, la traduction sensible et vivante ces témoins en faveur de Hugo penseur, c’est Pierre Leroux, Renan, Berthelot, Pasteur. Renouvier, celui-ci un des esprits métaphysiques et critiques les plus profonds du XIXe siècle, et qui n’a pas craint de consacrer à Victor Hugo un volume entier avec ce sous-titre : le Philosophe !

Et pourquoi donc le maître du verbe, le dompteur des mots, l’inépuisable inventeur d’associations nouvelles entre les idées, lui qui sait donner la vie aux objets par les paroles lourdes de magiques évocations, lui qui est capable, selon le dicton arabe, de créer les êtres et les choses rien qu’en les nommant, pourquoi donc n’aurait-il pas aussi le secret de faire jaillir des idées en étincelles au choc des vocables ? Dans la cataracte bouillonnante, grondante, écumante, diaprée par tout l’arc-en-ciel en fusion de ses prismatiques images, pourquoi ne passerait-il point des éclairs, des couleurs, des musiques, qui seraient en même temps des pensées ? Mais oui, il en passe, Regardez Écoutez ! Soyez en extase ! Soyez en fête ! Et ne discutez meule pas ! Et si l’une contredit l’autre, qu’importe ? N’est-ce pas Héraclite, longtemps avant Hegel, qui a dit : « τά έναντια ταύτον » ? Et cela signifie « Les contraires, c’est la même chose. » Et qui sait, en effet, si le soleil suprême du vrai n’a pas aussi des rayons infra-violets allant jusqu’au noir absolu ? Et même, si ce vrai, lui, ne l’était pas, absolu, qu’importe encore. Pourvu qu’il soit beau !

Or, dans Hugo, comme dans tous les grands lyriques, il l’est toujours, beau et absolument. Les mots ont leur beauté propre, d’abord. Puis leurs alliances, d’où naissent les images, ont une autre beauté. Et enfin les rêves, bulles soufflées par ces images, sont l’essor de toutes les beautés vers tous les pôles de tous les cieux, où elles essaiment à l’infini, en astres multicolores, joie de nos yeux, fleurs de nos vœux. Le lyrique n’eût-il à vous donner que cela, n’est-ce pas le don divin par excellence ? Shakespeare, l’autre grand lyrique, n’a-t-il pas dit que la vie était issue de la même étoffe que nos rêves ? Eh bien, faisons-la belle et splendide, la vie, en faisant de beaux rêves ! Et qui donc en fit pour nous de plus beaux que toi, ô sublime et tendre apôtre de la justice, de la bonté, de la fraternité, de la lumière, ô infatigable annonciateur du paradis sur terre pour l’humanité de demain ?

Hélas ! y arrivera-t-on jamais, à ce paradis ? Mais oui, sans doute ! N’est-ce pas y arriver déjà, que de marcher avec la certitude de l’entrevoir, de le sentir chaque jour plus proche ? Et parmi les hymnes de courage et de joie, n’as-tu pas chanté les plus réconfortants, ô Père qui n’as jamais douté de l’aurore vers laquelle cingle le navire humain au milieu de tant de ténèbres ? S’il fallait dire ici tous les poèmes où tu gonfles nos cœurs de cette foi fervente, on y consumerait des jours et des jours, à clamer des chefs-d’œuvre. Qu’il me soit permis d’en citer au moins un, ne fût-ce qu’en partie, celui qui s’intitule : Voyage de nuit, et qui est un voyage de lumière cependant, et qui est comme le symbole même de ton Évangile, et par quoi je finirai ce discours dans la seule langue qui convienne devant ta statue, dans la langue de tes propres vers !

 

Voyage de nuit

 

On conteste, on dispute, on proclame, on ignore,
Chaque religion est un tour sonore ;
Ce qu’un prêtre édifie, un prêtre le détruit ;
Chaque temple, tirant sa corde dans la nuit,
Fait, dans l’obscurité sinistre et solennelle,
Rendre un son différent à la cloche éternelle.

Nul ne connaît le fond, nul ne voit le sommet.
Tout l’équipage humain semble en démence ; on met
Un aveugle en vigie, un manchot à la barre...

L’abîme, autour de nous, lugubre tremblement,
S’ouvre et se ferme ; et l’œil s’effraye également
De ce qui s’engloutit et de ce qui surnage.

Sans cesse le progrès, roue au double engrenage,
Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu’un.
Le mal peut être joie, et le poison parfum.
Et c’est nuit dans l’enfant et c’est nuit dans la femme.
Et sur notre avenir nous querellons notre âme.
Et, brûlé, puis glacé, chaos, simoun, frimas,
L’homme, de l’infini traverse les climats.

Tout est brume; le vent souffle avec des huées,
Et de nos passions arrache des nuées ;

Et tantôt l’homme monte et tantôt il descend
Mais, ô Dieu, le navire énorme et frémissant,

Le monstrueux vaisseau sans agrès et sans voiles,
Qui flotte, globe noir, dans la mer des étoiles,

Et qui porte nos maux, fourmillement humain,
Va, marche, vogue et roule, et connaît son chemin ;
Le ciel sombre, où parfois la blancheur semble éclore,
A l’effrayant roulis mêle un frisson d’aurore ;

De moment en moment le sort est moins obscur ;
Et l’on sent bien qu’on est emporté vers l’azur !