Funérailles de M. Henri Barboux

Le 27 avril 1910

Frédéric MASSON

FUNÉRAILLES DE M. HENRI BARBOUX

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le mercredi 27 avril 1910

DISCOURS

DE

M. FRÉDÉRIC MASSON
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Au nom de l’Académie française, j’apporte à Henri Barboux l’hommage suprême de nos regrets. Durant de longues années, il avait souhaité faire partie de notre Compagnie. Il lui semblait obtenir ainsi le couronnement d’une carrière qui, professionnellement, a emporté tous les succès et qui avait reçu tous les honneurs que le barreau décerne aux meilleurs de ses membres.

Bien qu’il n’ait point directement succédé à Edmond Rousse, il vint, en 1907, occuper parmi nous la place qu’avait laissée vide le maître éminent et regretté qui, parvenu presque à la plus grande vieillesse qu’un homme puisse atteindre, doyen d’âge sinon d’élection, après vingt-six années d’assiduité à nos séances, y porta constamment l’autorité de ses conseils, la noblesse de son caractère, la beauté d’une conscience dont la droiture demeura inflexible. Edmond Rousse y incarnait, comme héroïquement, la profession d’avocat, concentrant en lui toutes les vertus qui la peuvent honorer : le courage civil, — et il en avait fait la preuve au risque de sa vie, aussi bien sur les barricades en juin 48 que dans les prisons de la Commune en mai 71 ; l’éloquence — et nul n’en fut mieux doué, ni ne parla plus nettement une langue meilleure et plus littéraire ; l’amour de la justice et de la vérité, — et il le porta jusqu’à l’extrême, y subordonnant jusqu’à ses affections les plus chères ; et pourtant peu de cœurs auraient été à la trempe du sien, n’était le cœur fraternel.

M. Rousse s’était fait le patron de la candidature de M. Barboux. Il eût voulu l’installer lui-même à ses côtés pour être mieux assuré qu’on ne lui ravirait point ce siège dont il le jugeait digne et pour lequel il l’avait désigné. L’Académie, voici trois ans, a exécuté de grand cœur cette recommandation de son doyen vénéré. Aussi bien n’avait-il été là que l’interprète du Palais entier. On nous a dit qu’à l’élection de M. Barboux, magistrats, avocats, avoués, quiconque touche au monde de la justice, d’un côté ou de l’autre de la barre, avait porté une passion qu’il eût été hors de propos de déconcerter ; et chacun en témoigna une joie qui consacrait nos suffrages. Qui en effet eût pu mieux le juger ? Ce fut au Palais que s’écoula toute sa vie ; il ne s’en écartait que pour aller porter dans d’autres maisons de justice l’autorité de sa parole ou pour parcourir, aux vacances, des contrées proches dont il se plaisait ensuite à décrire les richesses d’art et de nature. chaque fois, il revenait plus jeune, semblait-il, et plus vif qu’au départ, toujours dispos aux luttes oratoires dont, par un prodige d’endurance, il soutenait l’effort durant des quarts de journée, sans que sa pensée s’obscurcit, que sa voix faiblit, que quoi que ce fût en lui trahit la fatigue.

Aussi, est-ce au Palais qu’il le faut voir, plus qu’à l’Académie où son passage fut trop bref pour que, hormis dans le discours qu’il prononça à sa réception, il ait eu l’occasion de manifester les qualités d’éloquence, d’ingéniosité, de méthode et de critique par quoi il remplit le bel éloge de son prédécesseur Ferdinand Brunetière. Ses confrères, sans exception, savent pourtant ce qu’ils perdent en lui : ceux qui étaient de longue date ses amis, aussi bien que ceux qui, dans la chaleur d’une poignée de main et le ton étudié de la voix, sentaient peu à peu la confraternité se fondre en sympathie. Toutefois, ce ne fut point là sa maison : sa maison il la faut chercher dans l’île royale ; plutôt que sous l’habit à palmes vertes, c’est sous la robe de l’avocat qu’on se représente Maître Barboux. L’Académie est venue par surcroît ; sans doute en reçut-il une joie profonde, mais, après avoir joui de l’ambition satisfaite, n’est-ce pas à croire qu’il ressentit presque une déception ? Nos travaux, que le public connaît peu, qui sont collectifs et anonymes, n’entraînent point d’ordinaire des sanctions immédiates ; ils peuvent sembler fastidieux à ceux-là qui sont épris des réalités. Or, par la tournure de son esprit M. Barboux était d’abord un réaliste et c’est vers le réalisme qu’il avait incliné ce don de la parole qu’il avait reçu de naissance et qu’il avait si habilement cultivé.

Dans les grands procès où il déploya ses talents d’exposition, d’explication, de lumineuse discussion, où souvent il parvint à porter la conviction dans l’esprit des juges, ou, même lorsqu’il échouait, il pouvait se rendre la justice qu’il n’avait rien négligé pour vaincre ; dans ces grands procès, Me Barboux cherchait d’abord l’utilité, qui était de gagner sa cause. Bien plutôt qu’aux mouvements oratoires, l’art qu’il pratiquait consistait à éclairer, à illuminer les documents sur quoi il comptait, à en tirer tous les effets, à ne rien laisser dans l’ombre, au moins qui lui fût intéressant ou profitable.

Ce n’est pas à dire qu’il ne s’élevât, lorsqu’il s’y plaisait et qu’il le trouvait congruent à sa cause, aux mouvements de la plus haute éloquence. Chacun connaît cette belle péroraison dans un procès qui contribua plus qu’aucun autre, en 1879, à le mettre hors de pair : l’affaire Champion et consorts, membres de la Congrégation du Saint-Sacrement, contre les époux Lannet. Il s’agissait de la surélévation d’un mur mitoyen ; mais Me Barboux élargissait le débat et, dans les membres de la Congrégation du Saint Sacrement auxquels on déniait, à propos de ce mur, le droit de posséder, c’était toutes les congrégations qu’il envisageait ; et, pour tous les congréganistes, c’était le droit à vivre selon leur volonté, c’était la liberté qu’il réclamait : la Liberté ! « Homère, disait Me Barboux, parle dans l’Odyssée d’un dieu dépositaire de la Sagesse divine ; mais ceux qui venaient près de lui en chercher les oracles étaient d’abord reçus avec colère et avec menaces ; il se dérobait à eux sous toute sorte de figures, prenant tous à tour, pour les épouvanter, les formes les plus étranger et les plus terribles. Malheur à ceux qui s’effrayaient de ces prestiges ! Ceux-là, au contraire, qui ne cessaient de le presser avec une volonté inflexible le voyaient bientôt apparaître sous la forme noble et pure qui lui était naturelle ; et alors, enchaîné à leurs vœux, il ouvrait devant eux les trésors de sa sagesse inspirée. Voilà, Messieurs, l’image de la liberté ! Sous quels déguisements ne l’avons-nous pas vue paraître ? De quels masques n’a-t-on pas couvert son noble visage ? Quels sophismes n’a-t-elle pas servis ? Quelles oppressions ne lui ont pas imposé leurs alliances ? Grâce à Dieu, elle a triomphé de ses trop ardents amis comme de ses ennemis. Qu’on s’en afflige ou qu’on s’en réjouisse, peu importe ; in hoc movemur et sumus. Elle est aujourd’hui partout, dans la région sereine des idées comme dans le domaine agité des faits ; elle est la source de nos lois, l’inspiratrice de nos mœurs, la base de notre droit public. »

Ainsi parlait notre confrère, il y a trente ans. Que ce fussent là les illusions d’une imagination généreuse qui prenait pour des monuments désormais intangibles des ombres légères s’évanouissant à la première étreinte, au moins, à ces fantômes décevants qu’il avait adorés dès sa jeunesse, demeura-t-il immuablement fidèle. Il fut au premier rang de ceux qui, par la parole, portèrent devant les juges la plainte des consciences violentées ; au premier rang de ceux qui pour défendre la liberté, s’efforcèrent dresser la barricade du droit. Il le fit continûment, gardant sa foi aux divinités abolies, ne cessant de protester pour elles, mettant jusqu’au dernier jour les suprêmes éclats de son talent au service de leur cause.

Il avait accepté, il y a quelques mois, de défendre l’archevêque de Paris des Instituteurs publics.

La semaine dernière, revenu mourant de Bordighera, il réclama la visite de l’archevêque : « Monseigneur, lui dit-il, il faut que je vous remette le dossier. Je ne pourrai pas plaider. »

Le bon ouvrier a délaissé malgré lui l’œuvre entreprise ; il a dit sa raison, et elle est valable : il cesse de travailler, mais c’est qu’il meurt. Ainsi, en règle avec sa conscience, en règle avec le seul Maître dont il ait reçu les ordres, notre confrère, par-dessus la Seine désormais apaisée, adressa son adieu suprême à la silhouette déchiquetée et grandiose de ce Palais où il avait passé sa vie et il s’endormit dans la paix. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. »