Discours sur les prix littéraires de l'année 1973

Le 20 décembre 1973

Jean MISTLER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 20 décembre 1973

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. JEAN MISTLER
Secrétaire perpétuel désigné

 

 

Mesdames,
Messieurs,

Il y a quinze ans, à cette même place, un secrétaire perpétuel, élu depuis peu, prononçait son premier discours sur les prix littéraires et son exorde était un éloge ému de son prédécesseur, Georges Lecomte, disparu au cours de l’année. L’homme à qui je succède, ou plutôt à qui je vais succéder dans quelques jours, est ici, bien vivant, et il m’écoute en ce moment, avec la bienveillance, aiguisée d’une souriante malice, qu’il témoigne à ses cadets. Il m’a demandé de prendre la parole à sa place aujourd’hui, mais je crains que mon auditoire ne soit tenté, par comparaison, de regretter les discours qu’il a prononcés ici.

Pendant ces quinze années, Maurice Genevoix a exercé les fonctions de « perpétuel » avec finesse, avec sagesse et avec une aimable vigilance : les talents et les qualités dont il a fait preuve répondent exactement à ce portrait d’un secrétaire perpétuel idéal que notre confrère et ami Jean Guitton traçait dans son récent discours sur Marmontel. Hélas ! je ne me flatte point que, dans ces pages, il ait dessiné par avance les traits du successeur pour qui il se préparait à voter...

On rapporte que, le soir où le Maréchal de Mac-Mahon s’installa à l’Élysée, il y a cent ans, sa première question fut pour demander : « Où est la consigne ? » Parole plus profonde qu’il n’y paraît d’abord ! En effet, qu’est-ce que la consigne, sinon une sorte de passe-partout destiné à régler les problèmes qui se présentent et à dégager, à défaut de la solution idéale, du moins un pis-aller ?

Au poste où m’appelle l’amicale confiance de mes confrères, je n’aurai pas de consignes à suivre. Si nos règlements, dont le plus ancien date de 1635 et le plus récent de 1816, ont traversé une douzaine de régimes et survécu à autant de guerres, c’est sans doute qu’ils étaient sages ; pourtant, ils sont loin de répondre à toutes les circonstances, car les fonctions d’un secrétaire perpétuel ne sont pas des fonctions d’autorité et le titre de modérateur, qui s’est conservé dans certaines académies provinciales, conviendrait assez bien à sa mission. Ma chance va être de succéder à un vivant, elle me permet de bannir de ce discours toute ombre de tristesse, mais, surtout, elle me permettra de prendre conseil auprès de mon prédécesseur, et de demander des leçons à son expérience. L’âge où l’on étudie dans les livres ne s’achève sans doute jamais, cependant, un moment arrive assez vite où l’homme apprend bien davantage de la vie que des livres. À vingt-quatre ans, pour Maurice Genevoix, à dix-neuf, pour moi, nos études furent interrompues soudain et l’expérience de la guerre fut une brutale ouverture sur le monde des faits, un apprentissage, tragique pour lui, assez rude pour moi, de la dure réalité.

C’est, je crois, parce que mon prédécesseur a vécu sous les obus et les balles de la Marne et des Éparges, parce qu’il a connu la différence viscérale entre le froid calcul des probabilités et ces moments où ce ne sont plus seulement des chiffres qui s’additionnent, mais des explosions et des écrasements — c’est parce qu’il a senti sa vie s’échapper par les blessures d’où coulait son sang, que Maurice Genevoix a conservé son amour passionné de la vie, bien trop précieux pour qu’on ne soit pas attentif même à ses formes les plus humbles. Il a appris également que la volonté et le travail permettent seuls de ne point gaspiller les minutes qui font nos heures, et les jours qui font nos années. Aussi a-t-il su profiter des changeantes saisons pour admirer les lumières des couchants vers lesquels coule la Loire, ou pour respirer, dans les forêts de la Sologne, l’odeur acide des feuilles nouvelles ; de même, le soir venu, il a su, comme le vigneron dans son cellier, distiller toutes ces images, pour en extraire l’esprit. Oui, l’esprit, puisque le même mot désigne dans notre langue à la fois la pensée, et la quintessence des sucs que l’homme tire d’un terroir. Ce sens de la nature ne fut point pour lui une rencontre fortuite, et je me plais à espérer que, libéré des tâches qui formeront désormais l’essentiel des miennes, il nous fera, avec ses nouveaux livres, jouir de ses nouveaux loisirs.

Mais, puisqu’un point de ma harangue doit être consacré aux Prix littéraires de l’Académie, à ces récompenses dont vous venez d’écouter le palmarès, je dois encore mettre à l’épreuve, dût-elle en souffrir un peu, la modestie de mon prédécesseur. Ce secteur, en effet, est un de ceux où son action s’est montrée le plus efficace. Je me souviens que, vers 1955, André Chaumeix me réserva la surprise de me faire attribuer, pour un volume de nouvelles, le Prix Vitet. Quatre mille francs, anciens, bien entendu ! Si je ne l’ai pas oublié, c’est que la semaine suivante, pour le remercier, j’avais invité le directeur de la Revue des Deux Mondes à déjeuner, et l’addition fut de 4200 francs. Oh, nous n’avions point fait de folies !

Du fait que mille causes, toutes convergentes, ôtaient chaque jour un peu de son pouvoir d’achat à notre monnaie, la valeur de nos récompenses était tombée bien près de zéro : 321 000 anciens francs, au total, en 1950. Depuis, elle n’a cessé de se relever. Nous distribuons environ 120 prix chaque année : leur montant global était en 1958 de 104 500 francs nouveaux, il atteint maintenant 290 850 francs, soit près du triple en valeur nominale, et environ le double en pouvoir d’achat, malgré l’érosion ininterrompue des monnaies. Si nous considérons nos principales récompenses, le Grand Prix de Littérature est passé de 5 000 à 30 000 francs, celui du Roman, celui de Poésie, ainsi que le Grand Prix Gobert enregistraient la même progression, et l’on peut affirmer que certaines de nos couronnes, comme le Prix du Roman, sont sorties de la pénombre où notre discrétion, sans doute excessive, les avait longtemps tenues.

J’ajouterai que, pour beaucoup de ces récompenses, les dévaluations successives avaient réduit à néant les fondations qui assuraient leur financement. Là aussi, une politique avisée, apportant à notre Compagnie des ressources nouvelles, a permis, tantôt en regroupant plusieurs Prix ou en étalant leur périodicité, de les assortir d’une dotation convenable, et tantôt d’affecter à tel prix illustre, mais ruiné, un supplément prélevé sur les revenus de donations récentes.

La caractéristique du palmarès de l’Académie, c’est son ampleur et sa variété. Je ne suis point seul à déplorer que tel ou tel Prix, attribué parfois à un roman par une majorité d’une seule voix, transforme, en vertu d’un étrange phénomène de grossissement, cette voix en une vente de 200 000 exemplaires, tandis qu’un concurrent battu de justesse à la dernière haie ne verra jamais s’épuiser les 4 000 volumes de son premier tirage !

Notre but n’est pas de créer, souvent ex nihilo, les vedettes d’une saison ou d’une semaine, nous tâchons de désigner des talents nouveaux, de redresser parfois des injustices ou de corriger des malchances, et surtout d’encourager des carrières. Il nous est, certes, arrivé de nous tromper, mais — l’énumération de nos lauréats depuis pas mal d’années suffit à le montrer — parmi les romanciers, les historiens, les essayistes et les poètes, l’Académie française a le plus souvent exercé son choix avec discernement.

Préparées par de longues discussions au sein de nos commissions, ratifiées ensuite en séance plénière, parfois après de vifs débats, nos sélections ne résultent pas de marchandages pareils à ceux dont la verve hugolienne a rempli le troisième acte de Ruy Blas, mais un large éclectisme les marque de son esprit libéral. Ce n’est point dans un dessein de compensation qu’ayant décerné ce printemps à M. Louis Guilloux le Grand Prix de Littérature, nous avons attribué cet automne celui du Roman à M. Michel Déon. Certes, le contraste est fortement marqué entre le réalisme âpre et rude du Sang noir ou de Batailles perdues, entre les personnages de Guilloux, écrasés par de lourdes fatalités et confinés dans d’ingrats destins, entre ces livres qui semblent prendre le contre-pied du roman de formation et ne laissent luire l’humble brin de paille d’aucun espoir, et la fantaisie de ce Taxi mauve, ce vieux tacot dont la couleur est celle des colchiques dans la prairie d’Apollinaire, et où montent des personnages aussi libres que les poneys sauvages d’Irlande. Mais nul ne saurait s’en plaindre. Sunt multae mansiones — Il y a plus d’une demeure dans la maison du Père, comme disait l’Église, quand elle parlait encore latin. La variété des thèmes et de l’expression est le signe de la littérature vivante d’un peuple libre : si nos choix, pour nos Grands Prix, avaient été dictés par le désir de mettre à l’honneur successivement toutes les écoles et toutes les tendances littéraires, ils n’auraient pas été très différents. On ne nous reprochera point, en tout cas, d’avoir été les hommes d’un seul livre ou d’un seul genre de livres et, comme on reconnaît notre indépendance, on reconnaîtra sans doute que notre jugement se tient à égale distance de ce qu’on nommait jadis l’académisme, et de ce que nous appellerons aujourd’hui la recherche du scandale sans gros risques.

 

Notre Grand Prix de Poésie a été décerné à M. André Frenaud pour l’ensemble de son œuvre, œuvre grave et sévère où pèse de toute sa densité l’interrogation que l’homme adresse à son destin.

L’éventail de nos récompenses s’est beaucoup élargi au cours de ces dernières années. Trois Grands Prix ont été récemment créés pour la nouvelle, l’essai et la critique. Celui de la nouvelle est allé à M. François Nérault, un écrivain qui, dans le Point le plus à l’Est, apporte, sur le plan de l’invention comme sur celui du style, beaucoup plus que promesses.

 

En attribuant le Prix de l’Essai à Mme Marthe Robert, nous n’avons pas voulu couronner seulement son dernier livre : Roman des origines et origines du roman, qui ouvre, par une approche psychanalytique méthodiquement contrôlée, des perspectives neuves sur l’inspiration de l’écrivain, nous avons aussi souhaité rappeler ses travaux si éclairants sur Kafka et sur toute une région peu explorée des lettres modernes.

 

Dans les chroniques écrites ou parlées que M. Robert Kanters donne presque quotidiennement aux journaux et aux ondes, le sens critique et la vaste information qu’il met en œuvre méritaient assurément le Prix de la Critique. D’autres récompenses attestent que le travail exemplaire accompli par M. Gérard Mourgue et par M. Pierre Sipriot à France-Culture n’a pas échappé à notre attention.

 

L’histoire conserve dans notre tableau d’honneur une place de premier rang. Le Grand Prix Gobert distingue aujourd’hui les mérites du livre de M. Raoul Girardet : L’Idée coloniale en France. Il ne s’agit pas ici d’un récit d’explorations, d’expéditions lointaines, de ces conquêtes qui, prétendait Giraudoux, furent souvent « le résultat heureux de l’indiscipline et du refus d’obéissance ». Au-delà des faits d’armes et faits divers, Raoul Girardet a analysé comment, après 1870, la France a cherché, dans l’édification de son Empire, la réparation de la défaite et l’effacement de l’humiliation nationale. Hélas ! il a fallu bien peu de temps pour que cette grandeur neuve s’effondrât ! Oh, M. Girardet n’a point fait œuvre de polémiste, mais, en lisant son exposé objectif et documenté, chacun pourra mesurer la distance qui sépare les méthodes de l’histoire et les prestiges de la propagande !

 

À propos de ce qui fut l’Empire, une des plus récentes parmi nos fondations, le Prix Louis Castex, en perpétuant le souvenir de l’aventure qui ouvrit au-delà des océans plus d’une ligne impériale, couronne cette année un autre pilote, M. Chambost, dont le livre, De Mermoz à l’ordinateur, jette un jour nouveau sur la vie quotidienne des pilotes de ligne.

 

Toujours aussi chaudement disputé, l’important Prix Jean Walter a récompensé, non seulement les livres, mais aussi les travaux de M. Paul-Émile Victor, esprit curieux et entreprenant, volonté tendue et agissante.

 

Dans un ordre d’idées bien différent, la Fondation Jean Le Duc nous a permis de signaler les mérites d’un scénario original de film César et Rosalie, par MM. Claude Sautet et Jean-Loup Dabadie.

 

Nous ne nous bornons du reste pas à couronner des livres et, cette année par exemple, notre Grand Prix du Rayonnement français rend hommage à l’activité collective d’une association. Ce sont des mérites exceptionnels, il est vrai, que ceux de la savante fille de Guillaume Budé : groupant l’élite de notre Université, au service de l’idéal qui fut celui de François Ier, fondateur du Collège de France, l’Association Guillaume Budé, par la qualité de ses ressources intellectuelles, a pallié la modicité de ses moyens matériels, et, entre autres réalisations, elle a créé en France, de toutes pièces, une collection savante de textes grecs et latins qui s’est placée, en deux ou trois décennies, au niveau de celles d’Oxford et de Teubner. J’ai pu, assistant, à Pâques, au Congrès que la Budé tenait à Rome, constater que l’humanisme, comme aux temps troublés où vivait Erasme, sait encore tisser des liens intellectuels solides dans une Europe déchirée par la politique. Que les animateurs de cette œuvre admirable en soient assurés : l’Académie française n’oublie pas que la défense et l’illustration de notre langue, aujourd’hui comme au siècle de du Bellay, ne peuvent être séparées des traditions de l’humanisme.

Les Prix que j’ai énumérés, et tous ceux que je ne puis mentionner autrement qu’en bloc, certains sceptiques révoqueront peut-être en doute leur utilité. Au début du siècle qui penche aujourd’hui vers son déclin, à une époque où le bourgeois était trop facile à choquer pour qu’on se privât de ce plaisir, un chroniqueur parisien fit quelque bruit en proclamant qu’il fallait « décourager les Beaux-Arts ». La boutade était drôle, mais elle ne va pas loin ! D’abord, il n’est pas si facile de décourager les gens qui ont envie d’écrire ou de dessiner : voyez comme on réussit mal à protéger nos façades contre les graffiti ! Mais surtout, je crois que la vie et la mort des arts, et notamment des littératures, dépendent de facteurs complexes et profonds dont nous connaissons mal les interférences. Brunetière avait cru rivaliser avec Darwin en formulant les lois de l’évolution des genres littéraires : sa théorie m’a souvent fait penser aux rêveries nocturnes de Victor Hugo, lorsqu’il faisait tourner les tables à Jersey et s’imaginait enregistrer les déclarations du Roman ou de la Satire ! Ce que Brunetière a étudié, avec une très large documentation, c’était seulement la montée et le déclin des modes. Si un mécène mettait à notre disposition cinquante millions de francs, pour décerner chaque année un Prix, aussi important que le Nobel, à une tragédie en cinq actes et en vers, les poètes — il en existe encore, m’assure-t-on, qui riment des Œdipe ou des Mort de Jules César — n’en recevraient aucune inspiration nouvelle, aucun génie supplémentaire, et nous aurions bien du mal à caser notre pactole ! Bien entendu, je ne dis pas cela pour décourager les poètes, et moins encore, un éventuel donateur !

À l’imitation de l’Académie, d’autres jurys se proposent de couronner chaque printemps un recueil de nouvelles. Tant mieux, mais je doute que ce genre difficile en reçoive un stimulant : en effet, il y a quarante ans, un écrivain pouvait publier un récit de vingt ou trente pages dans un périodique comme la Revue de Paris, le Mercure de France, la Revue hebdomadaire, ou dans un journal littéraire comme Candide ou Marianne. Tous ces organes ont disparu, et peu d’auteurs sont tentés maintenant d’écrire des nouvelles, si c’est pour les confier leurs tiroirs !

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Mais nous voici au cœur du sujet que je me proposais de traiter devant vous. Quel est l’avenir du livre ? Apparaît-il menacé de pléthore, de surproduction, est-il au contraire condamné à s’étioler, pareil à une branche coupée, et le verra-t-on, à plus ou moins brève échéance, remplacé par les mass media, ou, si vous préférez un néologisme moins sauvage, par ce que l’on nomme le secteur audio-visuel ?

Inventée par Gutenberg et quelques autres, à la fois à Mayence et dans d’autres villes d’Allemagne et de Hollande, entre 1440 et 1450, l’imprimerie est restée un métier d’artisan jusqu’au XIXe siècle. Si Gutenberg ou Plantin étaient entrés, sous le règne de Louis XVI, dans l’atelier parisien où Restif de La Bretonne, chapeau sur la tête, composait son Monsieur Nicolas, sans manuscrit, directement à la casse, ils n’auraient été dépaysés, ni par la mécanique des presses, ni par un vocabulaire où les divers corps de caractères se dénommaient encore augustin, cicéro, gros œil et parangon, comme vers 1550, et ils auraient appris, en vingt minutes, les perfectionnements et les tours de main nouveaux ?portés depuis trois siècles à leur métier.

Lorsque certains sociologues, Marshall Mac Luhan, par exemple, parlent de la Galaxie Gutenberg comme d’une ère nouvelle dans l’histoire de la civilisation — uniquement d’ailleurs pour prédire sa fin prochaine — cette expression appelle des réserves, et une objection préalable nous vient à l’esprit : bien peu d’inventions, depuis les origines e la civilisation, ont eu le caractère soudain d’un coup de baguette magique, car le progrès industriel suppose, dans l’ombre des découvertes majeures, d’autres inventions moins sensationnelles, qui concourent au même but et les préparent. Il n’aurait servi de rien à Gutenberg de Mayence, à Coster de Haarlem et à leurs émules, de mettre au point, avec toute leur expérience d’orfèvres et de ciseleurs, les caractères mobiles, si la diffusion du papier n’avait permis de tirer aisément de chaque ouvrage un nombre d’exemplaires pour lesquels on n’aurait jamais pu se procurer la quantité nécessaire de peaux de moutons ou de veaux mort-nés ! Et avant qu’on arrive à cette production régulière et abondante du papier, il a fallu bien des inventions de détail, notamment celle des moulins à maillets pour battre la pâte de chiffons, ces chiffons n’étant fournis eux-mêmes en suffisance que grâce à la mode nouvelle de la chemise !

Du reste, l’art, un peu mystérieux et suspect de sorcellerie, des imprimeurs commença fort modestement. Un demi-siècle après Gutenberg, en 1500, on trouvait des imprimeries dans 237 villes, c’est vrai, mais la plupart étaient d’humbles officines occupant trois ou quatre personnes, et l’entrée en scène du livre imprimé fut discrète. Marshall Mac Luhan attribue à l’imprimerie la généralisation du système de vente à prix fixe. Rien ne vient étayer cette hypothèse, le livre lui-même n’a longtemps porté aucun prix marqué, et, à la veille de 1914, la pratique des rabais était courante en librairie.

De crise en crise, notamment celle qui ruina l’édition parisienne vers la fin du XVIe siècle, l’imprimerie arriva, sans dépasser le niveau de l’artisanat, à la tourmente de la Révolution, où la qualité matérielle des fabrications baissa terriblement, tandis que d’innombrables bibliothèques étaient pillées ou détruites. Bientôt cependant, une période moins sombre allait s’ouvrir : la paix extérieure et la tranquillité sociale une fois rétablies, les richesses créées par les débuts de l’ère industrielle étendirent le public du livre à des couches d’acheteurs nouveaux. Cependant, le très curieux volume intitulé De la librairie française, publié par Edmond Werdet, l’éditeur pour qui travailla Balzac, imprimeur, nous apprend que l’industrie et le commerce du livre durent leur prospérité dans la France de l’Empire et de la Restauration à une circonstance inattendue, à savoir le Blocus continental.

Le gouvernement de Napoléon, nous explique Werdet, accorda, par le système des licences, le droit de faire entrer en France des denrées coloniales pour la contre-valeur des marchandises françaises exportées. Plusieurs libraires en profitèrent : ils chargèrent des quantités énormes de livres sur des navires à destination de l’Angleterre ; au milieu de la Manche, on jetait les ballots par-dessus bord, les bâtiments arrivaient vides en Angleterre et revenaient chez nous, chargés à couler de produits coloniaux. « Les bénéfices de retour compensaient et bien au-delà la perte de la première cargaison. Le résultat de ces opérations fut de détruire les vieilles éditions qui encombraient les magasins et de donner naissance aux nombreuses et magnifiques réimpressions qui surgirent de toutes parts lorsque vint la Restauration. »

En fait, sous l’Empire, la production et le commerce des livres étaient strictement contingentés : le nombre des imprimeurs était limité à soixante, quant au métier de libraire, nul ne pouvait l’exercer sans être titulaire d’un brevet. Ce régime fut maintenu sous la Restauration et d’innombrables procès furent intentés à ceux qui éditaient ou diffusaient des écrits « dangereux pour la morale » ou, plus simplement, hostiles au gouvernement. Les cabinets de lecture, où les hommes venaient lire les journaux autour d’une grande table et où les femmes louaient les romans nouveaux, chaque volume étant divisé en trois ou quatre tranches de 80 pages, pour satisfaire plusieurs clients à la fois, restèrent florissants jusqu’au moment où les journaux publièrent des feuilletons. Il existait encore cependant, il y a soixante ans, dans les sous-préfectures et les villes d’eaux, des bibliothèques de prêt, aux rayons bourrés d’éditions originales de nos romantiques, et c’est dans ces conditions que j’ai pu lire, chez les demoiselles Sartre, à Luchon, Notre-Dame de Paris et, en me cachant un peu, les Mémoires du Diable, que mon grand-père égalait à Balzac !

C’est seulement vers le milieu du siècle dernier que, sous l’influence le deux facteurs nouveaux, l’imprimé allait connaître un développement foudroyant.

En 1846, l’Allemand Keller, reprenant toute une série d’expériences commencées au XVIIIe siècle par des savants comme Réaumur, réalisa la fabrication industrielle du papier, en partant de la pulpe de bois.

Quelques années plus tôt, la Révolution de Juillet venait d’amener au pouvoir les idées libérales, et Guizot, ministre de Louis-Philippe, sans même attendre le vote de la loi de 1833 organisant l’instruction primaire, entreprit un gros effort en faveur de l’enseignement élémentaire. Il fallait tout improviser, les bâtiments, les maîtres, les livres, et lorsque Louis Hachette, qui travaillait alors en chambre, avec sept ou huit employés, dans trois petites pièces, reçut un jour commande de 500 000 Alphabets des Écoles, de 100 000 Livrets de lecture, ainsi que de manuels d’arithmétique, d’histoire et de géographie, il aida plus d’une fois ses commis à ficeler les paquets pour assurer l’expédition, fans toutes les préfectures et sous-préfectures de France, des 365 énormes ballots correspondant à cette commande !

Jusqu’à la fin du siècle, les courbes de la production de l’imprimé et du développement de l’instruction élémentaire seront parallèles, si bien que, vers 1900, à une époque où la poésie ne redoutait point l‘anecdote, Edmond Rostand, dans une pièce intitulée Cauchemar, prédisait que la multiplication, sans cesse accrue, des livres, détruirait à brève échéance les arbres de nos forêts. Il imaginait que les héros de la littérature eux-mêmes auraient voulu sauver le chêne et l’acacia, il écrivait en rimes banvillesques :

Nous connûmes trop tard les immenses regrets.
Le livre même en eut pour ce qu’on assassine.
« Dieu ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ! »
Soupira vainement la Phèdre de Racine,

et le poème s’achevait ainsi :

Nous fûmes écrasés entre des dos de livres,

sans, du reste, faire frissonner d’horreur les lecteurs, charmés par sa virtuosité.

*
*  *

De nos jours, cependant, le livre se trouve en face de concurrences nouvelles : la radiodiffusion, dont les débuts expérimentaux remontent à la veille de la Première Guerre mondiale, et qui a reçu au cours des années trente son organisation officielle dans la plupart des États, représentait déjà une force en 1939, et nul n’a oublié son rôle dans l’ascension des dictateurs, cette ascension à laquelle certains polémistes affirment — après coup — qu’il eût été facile de résister. À la radio, est venue s’ajouter la télévision, et maintenant, cet ensemble de techniques constitue une puissance auprès de laquelle l’imprimé, avec ses deux branches, le livre et le périodique, apparaît gravement menacé dans son règne sur l’opinion.

Une offensive partie du Canada et dont le principal animateur est le professeur Marshall Mac Luhan, déjà cité, oppose le système des mass media aux traditionnelles formules de l’imprimé, et ce sociologue, fort de l’adhésion d’une jeunesse enthousiaste, dresse un réquisitoire passionné contre le livre et les périodiques.

Ses écrits ont été traduits en français, chez Mame et chez Pauvert. Ils se présentent en deux séries, de caractère assez différent : les uns, par exemple Message et massage, ou Counterblast, offrent l’aspect d’expériences de mise en pages, voire de fantaisies typographiques, tandis que les autres, la Galaxie Gutenberg et Pour comprendre les media, constituent l’exposé d’une thèse qui se veut révolutionnaire et que je résumerai brièvement.

Brossant avec verve une esquisse un peu trop simplifiée de l’évolution humaine, Mac Luhan parle de l’invention de l’imprimerie, qu’il appelle la galaxie Gutenberg, comme s’il s’agissait d’un monde nouveau. Il y voit la fin d’une ère où l’homme, enraciné profondément dans les traditions de sa tribu, avait vécu en accord intime avec la nature. À l’en croire, l’écriture d’abord, l’imprimerie ensuite, ont diminué non seulement les facultés intuitives de l’être humain, mais encore les ressources de sa mémoire. C’est ainsi qu’il semble convaincu que l’Iliade et l’Odyssée furent récitées avant d’avoir été notées par l’écriture — thèse abandonnée aujourd’hui par la plupart des hellénistes.

La thèse du professeur de Toronto est spécieuse, mais l’histoire de la civilisation est loin de la confirmer. La révolution qu’il place au début des Temps modernes, et qu’il attribue à l’imprimerie, s’est produite en réalité beaucoup plus tard, avec le développement de la machine à vapeur. La concentration des masses ouvrières dans les mines de charbon, les forges, les filatures, a dépassé de beaucoup en importance la réunion de trois à quatre cents imprimeurs dans une cinquantaine d’ateliers à Paris ou à Londres, et c’est bien de l’ère de la vapeur qu’il faut dater le dépérissement des cultures provinciales et du folklore, de tout cet ensemble de traditions populaires encore si vivantes vers 1780, comme on le voit dans les livres de Restif.

Mais Marshall Mac Luhan ne s’arrête point là : à vingt reprises, à propos du malaise de la jeunesse et du conflit des générations, il déplore que la société occidentale soit devenue, je cite : « une société de l’écriture, que nous appelons civilisation par opposition aux formes d’expérience en vigueur dans les sociétés sans écriture, dites primitives ». Ceci n’est pas sans rappeler les théories de Rousseau, et nous pourrions reprendre la boutade célèbre : « On n’a jamais dépensé autant d’esprit que M. Rousseau pour nous faire marcher à quatre pattes ! » Nous nous en garderons bien, car Marshall Mac Luhan ne veut pas nous ramener à une bonne vieille société tribale, comme celles de Bornéo ou des îles Trobriand. Si peu qu’il tienne compte des informations apportées par les ethnologues, il n’ignore pas que l’âge d’or est un mythe, il connaît la misère et la tristesse des tropiques, de ces sociétés où règnent trop souvent la famine et le meurtre. C’est une civilisation néotribale qu’il nous propose et, pour cette fin, il mobilise, avec ses pittoresques blue-jeans aux déchirures et aux reprises simulées, la remuante jeunesse des campus, dont le comportement lui paraît l’ébauche d’une nouvelle humanité, « où, je cite encore, les sexes seront beaucoup moins différenciés et où les spécialisations de la société occidentale seront inconnues ». A-t-il donc oublié que les jeunes gens qui le suivent sont les fils des spécialistes de la société de consommation ? Ce sont des enfants de commerçants, de fonctionnaires ou d’intellectuels, et c’est le métier de leurs parents qui a permis leurs études et leurs loisirs ! Mais, surtout est-il bien sûr que la société de consommation, dont la contestation n’est qu’un sous-produit, n’est pas menacée et peut-il nous garantir que les problèmes de la subsistance ne vont pas redevenir difficiles ? En attendant, M. Mac Luhan brosse le tableau d’une Icarie renouvelée de celle de Cabet, sauf qu’elle sera abondamment électrifiée, car, s’il rompt toutes ces lances contre la civilisation industrielle, « fille de l’imprimerie », c’est pour en préconiser une autre, fondée, elle, sur l’audio-visuel. À l’en croire, de même que l’écriture et la lecture ont succédé à la tradition orale où baignait la tribu, de même le lecteur solitaire sera remplacé par l’auditeur de la radio et par le téléspectateur, tandis que l’organisation universitaire actuelle cédera la place à un système « où l’étudiant vivra réellement en explorateur, en chercheur, en chasseur » et où les enfants, « même très jeunes, seuls ou en groupe, chercheront par eux-mêmes des solutions à des problèmes peut-être jamais encore envisagés ».

Je souhaite, de toute mon âme, que parmi ces problèmes ne reparaisse pas celui de la quête du pain quotidien, si tragique au début du XIXe siècle, quand des gamins de dix ans travaillaient treize heures par jour au fond, dans les mines du Lancashire !

Mais, sans aller jusque-là, pense-t-on à ce que deviendrait notre économie, si la crise du pétrole se prolongeait et si nous étions réduits, pour un temps, à l’autarchie, avec une agriculture qui n’a plus de chevaux — et plus beaucoup de bras ?

Plusieurs critiques se sont demandé si, derrière ce plan d’avenir impliquant tôt ou tard la suppression des livres et des bibliothèques, il ne fallait pas voir tout simplement une campagne de promotion en faveur des machines parlantes, des magnétophones et des appareils de télévision ? Je ne veux point le savoir, car il est temps, tout en faisant aussi large qu’on le voudra, la part de l’humour et du paradoxe dans les thèses du sociologue canadien, de rechercher sur quoi elles débouchent et de montrer à quels dangers elles exposeraient notre civilisation.

La différence essentielle entre la lecture et les systèmes audiovisuels réside à la fois dans leur nature et dans leur mode d’utilisation. La puissance de pénétration, l’influence massive de la télévision, tient au fait qu’elle s’adresse simultanément à une assistance énorme : une dizaine de millions de personnes en moyenne chaque jour, pour la France seule. À coup sûr, aucun livre, aucun journal, ne peut se flatter de disposer d’un pareil impact, seul mot qui convienne à un tel bombardement ! Comme le fait remarquer Robert Escarpit, dans son intelligent petit livre L’Écrit et la Communication, lorsqu’on entend un exposé ou qu’on regarde un film, on ne peut pas revenir en arrière. Huxley, quand il faisait entrer en scène la voix chaude et persuasive d’un ténor pour calmer une foule irritée, spéculait déjà sur le fait qu’on ne discute pas avec un haut-parleur ! Deux attitudes sont possibles : se laisser endoctriner ou fermer son poste.

Le téléspectateur subit une sorte d’envoûtement, qui tend à un véritable conditionnement, comme sembleraient le prouver diverses expériences sur la publicité invisible et sur l’emploi de la radio pendant le sommeil. Il est également exposé à des montages tendancieux images et même à des truquages photographiques. Inversement, si la télévision respecte une certaine objectivité, la rapidité avec laquelle se succèdent les images et le morcellement extrême des programmes ne permettent de leur accorder qu’une disponibilité vague et flottante. Au contraire, dans la lecture, chaque homme progresse à son pas, selon sa rapidité de compréhension, et ceux qui saisissent le moins vite ne sont as toujours ceux qui retiennent le moins. Malheureusement, de même que, dans une colonne, l’ensemble est obligé de régler sa vitesse sur celle des éléments les plus lents, de même, dans les programmes télévisés, on tend à plaire au plus grand nombre, et cela nous amène à penser que le petit écran, préféré au livre par la majorité du public comme divertissement, lui reste fort inférieur sur le plan culturel.

Chaque élargissement de son audience rend plus difficile la tâche le l’O.R.T.F. : en donnant à la majorité des Français la possibilité la moins onéreuse d’occuper leurs soirées, elle contracte envers eux des devoirs plus étendus. Souhaitons que l’appel à des compétences plus éprouvées et plus variées, ainsi qu’une coordination plus précise répondent désormais aux objections et aux critiques des usagers.

« Les paroles s’envolent, les écrits restent » voilà un proverbe devenu banal ! Au XVe siècle, un humaniste, l’abbé Jean Trithème, comparant le papier au parchemin, déplorait qu’il ne durât que cent ou deux cents ans, tandis que le vélin pouvait défier dix siècles ! Il se trompait, nous possédons environ 40 000 incunables différents, leur papier de chiffons n’était donc pas si fragile, mais, même si la cellulose condamne le papier mécanique à disparaître, les textes imprimés participent un peu de la majesté des inscriptions gravées dans la pierre, et les vedettes de la télévision aiment bien avoir leur photo dans le journal !

Ne l’oublions pas, les langues ont été fixées par l’imprimé. Certes, l’invention de Gutenberg a précipité la disparition du latin comme langue internationale, et Mac Luhan nous le rappelle, mais elle a unifié les dialectes dans l’aire de chaque idiome national, en même temps qu’elle régularisait l’orthographe et la syntaxe.

Pascal, lorsqu’on discutait devant lui sur l’heure qu’il était, tirait sa montre de sa poche et le débat prenait fin. Peut-être, parmi mes auditeurs, s’en trouvera-t-il pour penser que deux ou trois chiffres eussent mieux valu que toutes mes considérations ? J’essaierai, en terminant, de les satisfaire, mais les statistiques — mensonge à la troisième Puissance, venant après le mensonge simple et le parjure, disait un Anglais — sont d’une application délicate au monde du livre. C’est ainsi que les chiffres pour l’année 1970 sont sortis des ordinateurs avec des anomalies les rendant peu utilisables, mais, en comparant 1960 et 1972, nous voyons qu’il a paru en France, pour la première de ces deux années, 11440 titres différents, formant un total de 167 122 millions d’exemplaires, et, pour 1972, 22 261 titres, soit 336 952 millions de volumes : la progression est donc du simple au double. Cependant, nul ne peut dire avec précision combien des exemplaires produits ont été vendus et encore moins combien des exemplaires vendus ont été lus. Et combien ont été compris ? demanderez-vous peut-être. « Tous », répondrait Pangloss — « Bien peu », penserait sans doute Voltaire...

Parlons sérieusement. Ces données numériques montrent que, s’il y a péril pour le livre, ce péril n’est ni quantitatif, ni immédiat. Sans doute la situation est-elle plus inquiétante à terme et sur le plan de la qualité. La lecture est affaire individuelle, or, aujourd’hui, ce qui menace l’homme, c’est la standardisation. Les bibliothèques, petites ou grandes, privées ou publiques — depuis les trente volumes rangés dans le placard de l’étudiant jusqu’à la librairie de Montaigne dans sa tour — depuis la modeste armoire vitrée de l’école primaire dans chaque village, jusqu’à, toute proche d’ici, la Mazarine — les bibliothèques sont des refuges où l’esprit peut se retrouver et se recueillir. Elles abolissent le temps et l’espace et résument l’expérience des siècles et des méridiens, l’audiovisuel aura du mal à les suivre sur ce terrain, car il restera soumis aux entraves du nombre.

Certes, les cassettes, moins standardisées que les programmes des émissions publiques, permettent un choix personnel. Mais le livre lui-même n’est-il pas déjà menacé dans sa nature propre ?

Les impératifs commerciaux, qui réduisent chaque année la proportion des nouveautés par rapport à l’ensemble, et rendent de plus en plus difficile la publication d’ouvrages sérieux, risquent d’accroître sans cesse le nombre des volumes inutiles, soit qu’une publicité massive offre, aux gens qui n’osent pas entrer dans des librairies, de faux livres de luxe, ou des pseudo-encyclopédies fabriquées au rabais, soit que la généralisation du travail en équipe et au magnétophone, pour la confection de best-sellers de série, concentre sur un très faible nombre de titres presque toute l’activité de l’édition.

Pendant la dernière guerre, je prenais un jour le train à Lyon-Perrache et je regardais l’étalage, bien appauvri à cette époque, d’une des bibliothèques de la gare. Un vieux couple était près de moi et l’homme s’attardait à regarder les titres :

— Allons, viens ! brusqua la femme, tu n’en as pas besoin, de ces bouquins, tu en as déjà un à la maison !

Elle ne savait pas, la bonne ménagère, que le même verbe, en latin, signifie lire et choisir, et je songeais que le problème du livre est bien difficile, car la solution peut varier de zéro à l’infini. Une bibliothèque n’est jamais achevée, pas plus que nos connaissances ne sont jamais complètes.

On peut considérer les bibliothèques de deux points de vue opposés. Certaines sont des nécropoles : lorsque Pauline Bonaparte épousa le prince Camille Borghese, on raconte qu’elle voulut visiter la bibliothèque du palais. Dans ces salles où personne n’était entré depuis cent ans, les araignées avaient tissé des toiles si épaisses que les flambeaux des serviteurs accompagnant la sœur de Napoléon y mirent le feu, et des centaines de volumes brûlèrent !

Par contre, il existe des collections de livres, qui sont de véritables conciles d’esprits : toutes les voix des hommes qui ont écrit les ouvrages alignés sur leurs rayons, il ne dépend que de nous de les entendre. Pour nous, les historiens évoqueront les siècles passés ; les voyageurs, les terres lointaines ; à notre gré, Shakespeare nous racontera des histoires pleines de bruit et de fureur, Goethe nous emmènera aux paisibles banquets des Dieux de la Grèce, ou bien, sur les pas de Hoffmann ou de Nerval, nous visiterons ces frontières de l’âme où le soleil noir du rêve ne se couche jamais, à moins que nous préférions suivre, dans les poèmes de Saint-John Perse, le cheminement solennel des longues caravanes, niais, chaque fois, la tristesse s’éloignera de nous, car le livre apporte avec lui la paix et la sagesse.

L’autre été, dans la petite ville alsacienne de Sélestat, d’où s’exila, après 1871, ma famille paternelle, on me montrait la vénérable bibliothèque dont le noyau fut formé au XVe siècle par un groupe d’humanistes. Là, je voyais les incunables reliés en peau de truie, enchaînés à leur pupitre comme des trésors, et mon guide me disait qu’en dehors de l’Écriture Sainte, le livre imprimé le plus souvent entre 1450 et 1500, ce fut celui de Boëce : De la consolation — ce traité écrit par le philosophe après sa disgrâce, au fond d’une prison, alors que s’écroulaient le monde antique et la gloire de Rome, et que, dans la nuit qui descendait sur les Sept Collines, les hommes se demandaient avec angoisse s’ils verraient encore se lever de nouveaux soleils.