Dire, ne pas dire

Académie et immortalité

Le 6 mars 2014

Expressions, Bonheurs & surprises

Si l’on cherchait le mot Académie dans un dictionnaire de rimes, on le trouverait en bien triste compagnie, avec les mots endémie, épidémie et pandémie, et il n’est pas certain que le nom lipidémie, plus connu sous la forme lipémie, « taux des lipides sanguins», égaierait beaucoup cette peu riante liste.

Si on le cherchait dans un Gradus des procédés littéraires ou quelque autre ouvrage de rhétorique, on l’y trouverait encore. Mais ce serait, probablement, à l’article Cacophonie, et l’on pourrait lire le célèbre quatrain qu’écrivit Perceval-Grandmaison contre la candidature de Victor Hugo à l’Académie française, quatrain qui n’est resté dans les mémoires que parce qu’il montre, par l’exemple, ce qu’est la cacophonie, et que voici :

« Où, ô Hugo, huchera-t-on ton nom ? / Justice, enfin, que faite ne t’a-t-on ? / Quand à ce corps qu’Académie on nomme, / Grimperas-tu de roc en roc, rare homme ? »

Voilà de bien tristes prémices, mais l’histoire et l’étymologie de ce nom nous apporteront des faits plus réjouissants.

D’abord parce que, avant de désigner la gardienne de la langue française, le nom Académie a désigné un jardin situé à Athènes où, au début du ive siècle avant Jésus-Christ, enseigna Platon. Cette forme de patronage horticole explique peut-être la proximité, montrée par les mots, qui existe entre langues et plantes. Celle-ci s’est traduite par un grand nombre de titres d’ouvrages, le plus souvent à vocation pédagogique, parmi lesquels le fameux Jardin des racines grecques, que fit paraître Claude Lancelot en 1660 ou, plus près de nous, cette charmante Flore latine des dames et des gens du monde, ou clef des citations latines que l’on rencontre dans les ouvrages des écrivains français, de Pierre Larousse.

On n’oubliera pas non plus que langues et plantes sont classées par familles, certaines connues et nombreuses, comme la famille indo-européenne pour les langues ou celle des Cucurbitacées, pour les plantes, d’autres moins, comme la famille finno-ougrienne ou celle des Fagacées.

L’Académie, akademia, ou akademeia, était donc un jardin, ainsi nommé car il appartenait à un certain Akadémos. Ce nom, nous apprend le célèbre Bailly, était à l’origine une forme issue du béotien, un des dialectes parlés dans la Grèce ancienne, wheka-damos. Les tours et détours des langues sont parfois bien curieux, qui font que toutes les sociétés savantes appelées académies ont un nom qui vient du béotien, et que ce mot, quand il n’est plus un nom désignant une langue, mais un adjectif, est ainsi présenté dans le Dictionnaire de l’Académie française : « Lourd et grossier, comme l’étaient les Béotiens au dire des Athéniens », définition illustrée par ces exemples : Se heurter à un public béotien. Il a parlé devant des béotiens.

Ce nom, wheka-damos, ou akadémos en grec classique, désigne celui qui a les faveurs du peuple. On ne peut que se réjouir de ce rapport étroit, étymologique et originel entre l’Académie et le peuple, de ce rapport consubstantiel qui les unit. C’est un témoignage de plus de la force du lien existant entre les peuples et leur langue. C’est pour affermir ces liens qu’a été créée l’Académie française. Fénelon, parlant de la Grèce, a bien rendu compte de cette intrication entre un peuple et sa langue, lui qui écrivait : « Chez les Grecs, tout dépendait du peuple, et le peuple dépendait de la parole. »

Intéressons-nous maintenant au nom Immortalité, puisque la devise de l’Académie française est « À l’immortalité », en hommage à l’immortalité de la langue française. Il convient sans doute de préciser que cette devise et le vœu qu’elle contient ne sont pas aussi superfétatoires qu’il pourrait y paraître puisque, depuis que cette devise a été choisie par l’Académie, les langues qui ont disparu se comptent en centaines, voire en milliers.

La devise de l’Académie étant À l’immortalité, on a appelé, par extension, les académiciens les immortels, extension favorisée par le fait que leur nombre ne diminue jamais.

Les Immortels, ce syntagme nous ramène encore vers la Grèce puisque c’est aussi la traduction de hoi athanatoi, nom que les Grecs donnaient, dans l’Antiquité, à la garde personnelle des rois de Perse, garde forte de dix mille hommes d’élite, et qui avait cette particularité que, quand l’un d’entre eux mourait, il était aussitôt remplacé, ce qui permettait que le nombre des soldats restât constant.

Les académiciens français ont conservé ce type de fonctionnement pour que leur nombre soit, peu ou prou, toujours de quarante, avec toutefois cette importante différence dans le mode de recrutement des soldats de la garde du roi de Perse et celui des gardiens de la langue française : chez ces derniers, on élit un successeur à celui qui vient de mourir ; chez les premiers, ceux qui étaient amenés à prendre les places laissées vides par ceux qui périssaient étaient choisis avant que ces décès ne surviennent.

Ces Grecs anciens, à qui nous devons le nom académie, avaient deux adjectifs signifiant « immortel ». Ambrosios, d’où est tiré le nom ambroisie, la nourriture qui confère l’immortalité, et athanatos, que l’on retrouve dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sous la forme Athanates pour désigner les gardes du roi de Perse. Athanatos est composé du préfixe privatif a- et de thanatos, « la mort », à laquelle les Anciens associaient hupnos, « le sommeil », remplacé de nos jours par érôs, « le désir ». Ambrosios est composé à l’aide de ce même préfixe privatif et d’une vieille racine indo-européenne signifiant « mourir ».

Ces deux adjectifs ont aussi donné chacun un prénom, Athanase et Ambroise. Ils furent illustrés par deux fameux Pères de l’Église. Entre mille autres choses, le premier consacra sa vie à la lutte contre l’arianisme et le second baptisa saint Augustin. Un autre religieux du nom d’Ambroise eut un sort plus funeste : archevêque de Moscou pendant la peste de 1771, il fit retirer d’une chapelle une image de la Vierge, à laquelle la foule attribuait de nombreuses guérisons mais qui, en raison du grand concours de peuple qu’elle provoquait, propageait le mal de manière effrayante. Ses ouailles en délire l’accusèrent de sacrilège, l’arrachèrent à son autel, et ceux-là même dont il avait la charge spirituelle le massacrèrent.

Religieux encore, mais de fiction cette fois, le terrifiant héros du Moine de Lewis, le prieur des capucins de Madrid, se nomme Ambrosio. Monstre d’orgueil, il commettra crime sur crime et, pour échapper à la mort, conclura un pacte avec Satan. Mais ce refus de mourir va être cause de la longueur de son châtiment, puisque, après qu’il fut précipité par Satan sur des rochers où son corps s’est fracassé, pendant sept longs jours la vie refuse de le quitter, comme si son nom Ambrosio, « Immortel », empêchait qu’un prompt trépas vienne mettre un terme à ses souffrances : il gît, les os brisés, brûlé par le soleil, dévoré par des milliers d’insectes tandis que des aigles viennent continûment lui arracher des lambeaux de chair, rongé par une soif atroce à deux pas d’une rivière à laquelle ses membres rompus ne peuvent le porter.

Pour finir sur une note plus optimiste, on se souviendra que le père de la chirurgie, qui, s’il ne donnait pas l’immortalité, réussissait à tout le moins à prolonger les vies s’appelait Paré et avait pour prénom Ambroise. C’était aussi, à une époque où les traités médicaux étaient écrits en latin, et un siècle avant la naissance de l’Académie française, un ardent défenseur du français ; n’écrivit-il pas dans une de ses préfaces, encouragé en cela par Pierre de Ronsard : « Je n’ai voulu escrire en un autre langaige que le vulgaire de nostre nation, ne voulant estre de ces curieux, et par trop supersticieux, qui veulent cabaliser les arts et les serrer sous les loix de quelque langue particulière. »

Pour conclure avec cette immortalité, rappelons que deux futurs académiciens la firent figurer dans un titre de leur œuvre. Un poème fameux des Méditations de Lamartine est intitulé L’Immortalité, et, environ un siècle plus tard, le premier ouvrage publié par Georges Dumézil avait pour titre Le Festin d’immortalité, étude de mythologie comparée indo-européenne, ouvrage qui traitait, en particulier, de l’ambroisie.

Nul doute que les travaux de ce dernier ont illustré la langue française et ont contribué à la rendre immortelle. Mais, dans son rapport aux langues, Georges Dumézil est, en quelque sorte, doublement immortel, lui qui s’est aussi illustré en sauvant de la disparition une langue du Caucase, l’oubykh, dont il fut l’avant-dernier locuteur, et dont il assura la survie en publiant, en 1931, La Langue des Oubykhs et, en 1957, Contes et légendes des Oubykhs. Ainsi, grâce aux travaux de celui qui n’était pas encore académicien, et malgré la mort, en 1992, de Tevfik Esenc, le dernier locuteur oubykh, cette langue aux quatre-vingt-trois consonnes est assurée, elle aussi, d’une forme d’immortalité.